Une lecture chrétienne de Theodore Kaczynski, par Augustin Marie Bréchard
« Tous ceux qui prendront l’épée périront par l’épée1 » nous rappelle le Christ en Matthieu 26. Ce verset doit demeurer notre garde-fou face à l’usage de la violence et notre guide vers l’imago Christi que nous sommes appelés à rechercher. Cette pensée fait avorter tout usage d’un terrorisme anti-personnel et nous rappelle que le christianisme n’est pas une religion guerrière comme l’islam. S’il existe bel et bien une guerre sainte, et si la chevalerie est une forme de sainteté, le terrorisme obscur et lâche ne saurait faire rêver le cœur d’un chrétien.
Le terroriste américain Theodore Kaczynski, alors connu sous le nom de « Unabomber », publia en 1995 sous la menace un manifeste de 35 000 mots dans le Washington Post. Le texte avait été envoyé en juin 1995 au New York Times et au Washington Post sous la signature de « FC », identifié par le FBI comme Unabomber, déjà impliqué dans seize attentats. Sous la menace et avec la recommandation du FBI, le Washington Post accepta de le publier en tant que supplément de huit pages, le 22 septembre 1995. Ce texte permit à Kaczynski de justifier son action terroriste, de partager ses idées, mais le mena aussi à être identifié par son frère et à être arrêté en avril 1996. La mort récente, en juin 2023, de cette figure majeure de l’activisme américain et du néo-luddisme, ainsi que la nouvelle traduction en français par Rémi Tell (éd. du Verbe Haut) de ce qui est devenu un texte central de l’anti-modernisme et des mouvements réactionnaires nous invitent à en offrir ici une lecture chrétienne.
Face au manifeste La Société industrielle et son avenir de l’Unabomber, notre réaction doit prendre la forme d’une sage distance et d’un recul naturel. Cependant, sa lecture doit nous pousser à considérer plusieurs questions, à l’heure où la société industrielle a étendu ses tentacules jusque dans l’Église. Quelle lecture chrétienne avoir du diagnostic clairvoyant de Theodore Kaczynski ? Quelle réponse devons-nous apporter à ce diagnostic, c’est-à-dire quel combat devons-nous mener dans nos vies, en cohérence avec notre foi ? Cet article étudiera tout d’abord ce qui distingue Kaczynski de la doctrine catholique. Nous verrons ensuite comment la pensée antimoderne de Kaczynski peut finalement rejoindre celle de l’Église catholique. Enfin, nous discuterons de la forme du combat que nous pouvons mener dans nos vies de chrétiens.
I – La violence du désespoir
La vie de Theodore Kaczynski fut celle d’un désespéré. C’est peut-être pour cela que beaucoup de nos contemporains se reconnaissent en lui. Il a fait preuve d’un désespoir cohérent, absolu et déterminé. Ce désespoir, dans le christianisme, est un péché contre l’Esprit. Quand il prend la forme de la violence, il devient un péché contre son prochain, contre Notre Seigneur. Theodore Kaczynski, en se battant contre la société, a assassiné des individus. Il est certain que s’il avait pu blesser le système industriel sans s’attaquer à des hommes, il l’aurait fait. Or, le système industriel ne pouvait alors être incarné que par des hommes2. Même les Luddites et les Canuts, en détruisant les machines, s’attaquaient aussi aux représentants humains de ces machines (patrons, inventeurs…).
La violence antimoderne procède de la frustration de ne pas savoir où frapper l’hydre industrielle. Cette frustration, portée au rang de paradigme, devient un profond désespoir. On ne saurait sérieusement voir dans l’action terroriste de Kaczynski une trace d’espoir pour le monde ou d’espérance pour les hommes. On peut tout au plus y trouver un vague et lointain projet terroriste global, qu’il développe dans la dernière partie de son manifeste, dans le but de recruter des disciples. Mais Kaczynski est seul. Il y a toujours quelque chose de fascinant chez ces hommes « seuls contre le monde entier. » Néanmoins, ce désespoir meurtrier ne fut-il pas la réaction d’un enfant furieux de se voir arracher tout ce qu’il savait bon ? Pour qu’il y ait désespoir, il faut qu’il y ait une espérance violée, disparue et regrettée. Le désespoir lui-même devient un acte de foi en l’existence d’une réalité disparue. Cette réalité, pour Kaczynski, c’est le monde prémoderne, c’est la liberté du paysan, c’est la société traditionnelle de laquelle lui-même était coupé, malgré sa tentative pour s’en rapprocher en se retirant au fond d’une forêt dans le Montana, où le FBI mit plus de vingt ans à le retrouver.
II – Le progrès technique comme Antéchrist
Malgré l’absence de pensée religieuse chez Kaczynski, nous proposons une lecture catholique de son Manifeste. Le problème psychologique de la société industrielle vient en partie, pour Kaczynski, du confort désœuvré qu’elle apporte. « Un homme doit donc se donner des buts qui supposent des efforts pour être atteints, et il doit connaître un minimum de succès dans la poursuite de ses buts.3 » Or, les besoins primaires ne nécessitant plus d’effort, « les gens s’inventent des objectifs artificiels, auxquels ils consacrent la même énergie, avec le même investissement émotionnel que s’il s’agissait de leur survie.4 » Kaczynski appelle cela des « activités compensatrices. » Cette perte de la lutte pour les besoins primaires mène à l’oisiveté, à la perte du sens du travail. Cela rejoint l’« art d’exceller dans les causes secondes5 » dont parle Gustave Thibon. Quant à la relation de l’homme avec la Création, Kaczynski regrette la traditionnelle compréhension circulaire du temps et de la nature : « La nature, qui change très lentement, procurait un cadre stable aux sociétés primitives, et donc un sentiment de sécurité. Dans le monde moderne, c’est au contraire la société humaine qui domine la nature, et les changements technologiques modifient rapidement cette société. Il n’y a donc plus de cadre stable.6 » Ce paragraphe peut être mis en lien avec la pensée de Gustave Thibon, lui-même grand défenseur de ce « cadre » villageois, des petites communautés et de l’harmonie avec la nature. Kaczynski reconnaît qu’une société technologique se doit d’affaiblir les petits groupes traditionnels et les liens familiaux.7 Ce constat terrible est le même que celui de l’Église catholique, qu’on retrouve par exemple dans les points non-négociables de Benoît XVI, aujourd’hui malmenés par la plupart des sociétés modernes, et même au sein de l’Église.
Mais là où Kaczynski adopte une pensée vraiment chrétienne, c’est dans son rapport à la liberté. « Il est impossible d’empêcher par la voie de réformes que la société industrielle-technologique ne réduise progressivement la liberté des hommes.8 » C’est là la thèse principale de Kaczynski : l’essence même du progrès technique tue la liberté de l’homme et la remplace par une conception bourgeoise de la liberté. « L’homme (libre) de la bourgeoisie jouit donc de la liberté économique parce que cela favorise la croissance et le progrès ; il bénéficie de la liberté de la presse parce que la critique publique limite les abus des dirigeants politiques… Ce fut manifestement la conception de Simon Bolivar : le peuple méritait la liberté uniquement s’il la mettait au service du progrès — tel qu’il était conçu par la bourgeoisie.9 » Nous reconnaissons ici la conception démocratique de la liberté, où celle-ci se résume à une liste jamais exhaustive de droits. Ces droits démocratiques (droit de vote, droit à l’IVG, etc.) masquent l’aspiration naturelle de l’homme à la véritable liberté. « Les gens désireux de sauver la liberté sans sacrifier les bienfaits supposés de la technologie proposeront des schémas naïfs de nouvelles formes de société cherchant à réconcilier la liberté et la technologie.10 » Kaczynski dénonce ici les compromissions et les tiédeurs bourgeoises qui désirent conserver leur rapport fade à la liberté et leur confort technique tout à la fois. C’est une dénonciation visionnaire du mythe du « bon usage » ou de l’alternumérisme11. Selon Kaczynski, les deux ne peuvent absolument pas être conciliés. Sur ce point, il rejoint toute la tradition catholique en ce qu’elle se concentre absolument sur l’importance de la conservation du libre-arbitre et de la liberté individuelle. Et plus précisément, il se rapproche considérablement du rapport de l’Église au progrès, par exemple de saint Pie IX et de saint Pie X. Le dernier article (LXXX) du Syllabus de saint Pie IX dénonce aussi cette volonté conciliatrice, en énonçant l’erreur moderne suivante : « Le pontife romain peut et doit se réconcilier et faire un compromis avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne.12 » Le progrès fait passer le monde de petites communautés autonomes à une société des masses. La liberté individuelle est donc transvasée à un niveau complètement hors d’atteinte (119, 120). La société industrielle, en créant un ensemble de progrès d’apparence inoffensive, finissent par mener à une dépendance à ces progrès (127). Cette dépendance finit par annihiler toute forme de liberté ou de résistance à ces progrès. Les progrès considérés seuls semblent profitables tandis que « le progrès technologique dans son ensemble restreint continuellement notre liberté.13 » De plus, « le progrès technologique avance dans une seule et unique direction et il ne peut y avoir de retour en arrière.14 » Une fois un progrès introduit, il devient rapidement impossible de s’en passer volontairement.
Or il est certain que le recul de la liberté individuelle par la faute d’un progrès forcené doit être une question d’Église. Si Kaczynski n’aborde jamais la question religieuse directement, il est certain que sa soif de liberté est la même que celle du chrétien. La place prédominante que prend la technique dans la vie quotidienne depuis la Révolution Industrielle ne laisse pas de place à la vie intérieure et spirituelle. La technique signe l’arrêt de mort de la vie religieuse, du silence, de la prière, de la gratuité et de la charité. Chaque tentative pour vivre ces vertus devient, dans la société industrielle qui nous assaille, un combat à contre-courant d’une difficulté extrême. En un mot, les conditions extérieures n’ont jamais été aussi peu propices à la sainteté. Si Kaczynski ne semble pas rechercher cette sainteté chrétienne, il regrette néanmoins ces conditions extérieures. Même, il les applique en vivant en ermite laïc dans une forêt du Montana, dans le dépouillement le plus complet et en harmonie avec la nature. C’est aussi ce que recherchaient les transcendentalistes. Mais contrairement à Emerson ou Whitman, Kaczynski devient le soldat de ces conditions, une sorte de transcendentaliste guerrier qui mène son impossible combat face au Goliath de la société industrielle.
III – Quel combat pour un catholique antimoderne ?
La lecture de Kaczynski doit donc être une source d’inspiration pour l’antimodernisme catholique. Il doit nous inspirer pour combattre les compromissions avec le progrès, comme cette obstination de l’Église d’utiliser la technologie comme arme évangélisatrice. Elle se sert de ce qui détruit son essence même pour espérer ramener des âmes à l’Église, et commet l’erreur mène que dénonçait saint Pie IX dans son Syllabus. Kaczynski nous pose donc cette question fondamentale : quel combat pour un catholique antimoderne ?
Tout d’abord, comme nous l’avons développé dans notre première partie, cette résistance ne doit pas prendre la forme du terrorisme. Pour Kaczynski, seul le terrorisme pourrait avoir le pouvoir de blesser la société industrielle. Cependant, notre lecture chrétienne préfère rappeler que « Dieu est lumière.15 » Notre action doit être guidée par l’imago Christi, par cette noblesse d’âme, lumineuse, qui a mené la chevalerie sur la route de la sainteté. Le terrorisme est une forme de lâcheté, en ce qu’il est un combat de l’ombre. Que dirait saint Louis, que dirait saint George, que dirait le Christ Lui-même si un chrétien, suivant le modèle de l’Unabomber, fabriquait des bombes, terré dans une sombre forêt, pour les envoyer par la poste à ses victimes ? Mais quel autre combat que celui-ci ?
La prière, tout d’abord, qui ferait peut-être sourire moqueusement Kaczynski, mais sans laquelle rien ne se fait pour un chrétien. La prière qui pousse le chrétien à demander l’humilité, pour ne pas tomber dans « une présomption prométhéenne d’auto-suffisance » qui lui ferait « perdre le contrôle de lui-même » en « pensant dépasser toutes les limites grâce à la technique.16 » Deuxièmement, la cohérence. Sans devenir anachorète, nous pouvons ordonner notre vie pour nous rapprocher au maximum de la société traditionnelle, notamment en limitant au maximum notre dépendance à la technique. Chaque petite résistance est un pied de gagné pour la vie intérieure, et donc, pour Dieu. Enfin, l’engagement dans le monde. Le magistère récent nous appelle à un véritable engagement politique et sociétal. C’était aussi tout le sens de la chevalerie, qui appelait le chrétien à défendre l’intégrité d’un territoire, « la veuve et l’orphelin » et la religion. Notre engagement doit donc s’inspirer à la fois du constat de Theodore Kaczynski et de l’action chevaleresque des saintes épopées.
Dans une société qui nous prend en tenaille en nous assaillant de tant de perversités et en s’attelant à nous ôter la vraie liberté pour la remplacer par des droits, toute la tradition chrétienne ne nous appelle ni à rester passif (tiédeur et compromissions), ni à fuir vers le bas (par le terrorisme par exemple), mais bien à nous dégager de ce carcan vers le haut, en convertissant nos cœurs et en les engageant dans le monde, dans une sainte croisade contre ce Goliath qu’est la société industrielle. Une marginalisation à outrance mènerait à un déracinement et à la construction d’une sous-réalité peu souhaitable. Le Christ nous demande de « porter la lumière sur le lampadaire » en Marc 4 :21. Notre devoir est donc de témoigner de cette lumière, de partager et de vivre notre combat antimoderne selon notre vocation propre, et de nous rappeler que, si Satan est le Prince de ce monde, le Christ en est le Roi.
Augustin Marie Bréchard
1 Matthieu 26 :52.
2 Ce point est plus discutable aujourd’hui, à l’heure de l’intelligence artificielle et d’internet.
3 Kaczynski, p. 37.
4 ibid., p. 38.
5 Gustave Thibon, « Dieu est-il mort ? », conférence, n. d.
6 Kaczynski, p. 49.
7 ibid., p. 51.
8 ibid., p. 93.
9 ibid., p. 97.
10 ibid., p. 112.
11 Voir aussi Julia Laïnae et Nicolas Alep, Contre l’alternumérsisme, La Lenteur, 2020.
12 Syllabus, LXXX.
13 Kaczynski, p. 128.
14 ibid., p. 129.
15 1 Jean 1 :5-7
16 Pape François, cité par Lisa Zengarini pour Vatican News, 14 décembre 2023 : https://www.vaticannews.va/fr/pape/news/2023-12/francois-met-en-garde-contre-les-risques-de-l-ai-pour-la-paix.html.