Histoire

Joseph de Maistre vu par son fils

[Au fil des classiques Série Joseph de Maistre – 2]

Paul de Beaulias– Au fil des classiques

Série Joseph de Maistre

Maistre, Joseph de (1753-1821). Œuvres complètes de J. de Maistre (Nouvelle édition contenant  les œuvres posthumes et toute sa correspondance inédite). 1884-1886

Articles précédents: Joseph de Maistre, une figure traditionnelle prise dans les tourments de l’époque

Joseph de Maistre vu par son fils 

Il est de mode, souvent, de ne vouloir jamais regarder la vie du penseur pour juger sa pensée. La raison est généralement simple : les penseurs concernés ont généralement une vie si minable ou si vicieuse qu’il vaut mieux éviter d’en parler trop au prix de donner des doutes sur l’honnêteté d’une pensée faite par une personne si malhonnête. L’inverse est aussi vrai : pour les penseurs que l’on veut exclure, ne parlons pas de leur vie, on pourrait se rendre compte qu’ils sont de bons types. La vie de Joseph de Maistre raconte sa dignité et sa noblesse.

Nous prenons le parti pris de nous limiter ici à citer la notice biographique du comte Rodolphe de Maistre, son fils, sur son père. Certains diront que tout cela est très subjectif. Au contraire, pourquoi exclure celui qui a le plus de chance de bien connaître son père avec des yeux souvent plus objectifs que des yeux extérieurs : en tant que fils nous savons comment nous avons pu regarder sévèrement nos pères, mais dans l’amour filial qui évite de tomber dans le jugement partial et univoque. Ce fils n’a d’ailleurs que peu connu son père directement, à cause des affres révolutionnaires, et il possède le grand mérite de nous installer immédiatement dans le bon esprit de bienveillance avant de laisser la parole à Joseph lui-même.

Il nous remet de plus dans l’esprit de Maison et de famille, et dans l’esprit de service propre aux gens de cette époque en général et aux nobles en particulier.  Pour comprendre les gens de cette époque, il faut avant tout comprendre leurs ascendants, car tout homme est placé dans une lignée, qu’il le veuille ou non, et il est tributaire d’un legs. L’époque, heureuse époque en ce sens, non seulement connaissait encore la valeur de la lignée et de la Maison, mais la cultivait : que peut l’individu seul sans se dresser sur les épaules de ses ancêtres et sans marcher sous les bons conseils de ses bons ancêtres, en évitant les erreurs des ancêtres moins bons ? Quoi de plus tempérant que la famille dont la connaissance de son histoire ne peut que montrer que des caractères pourtant opposés, parfois jusque dans des conflits sanglants, ont pourtant réussi à surmonter ces différences de façon habituelle, dont son existence elle-même est la preuve : sinon la lignée aurait été rompue et nous ne serions pas là.

Joseph de Maistre est peut-être étranger, mais son amour de la France se trouve aussi dans ses veines :

« La famille de Maistre est originaire du Languedoc, on trouve son nom répété plusieurs fois dans la liste des anciens capitouls de Toulouse ; au commencement du dix-septième siècle, elle se divisa en deux branches, dont l’une vint s’établir en Piémont : c’est celle dont le comte Joseph descend ; l’autre demeura en France. Le comte Joseph de Maistre attachait beaucoup de prix à ses relations de parenté avec la branche française : il eut soin de les cultiver constamment, et aujourd’hui même les descendants actuels des deux branches sont unis par les liens d’affection autant que par leur communauté de principes et d’origine. »[1]

Le comte a toujours fait en sorte d’entretenir l’esprit de famille, action qui vaut autant que ses meilleures pensées, car il nous montre l’exemple : ce n’est ce genre de philosophe qui parle beaucoup, qui se permet de faire son important sur l’éducation et d’abandonner ensuite en série ses enfants, mais il est de ceux qui ont toujours fait de leur mieux pour agir et incarner ce qu’ils ont ensuite écrit. Joseph de Maistre avait foi en ce qu’il écrivait, sa vie de fidélité et de service le montre. Cette bonne foi et cette foi donnent déjà une valeur immense à sa pensée : ce ne sont pas des lubies divertissantes d’un hurluberlu qui ne cherche que la gloire, les fleurs et s’amuse, pour le pire, des remous qu’il créé, dans une attitude « petite » de frustré qui ne cherche que vengeance, divertissement ou fausse gloire. Joseph de Maistre, noble, avait en un sens déjà profond de l’importance de la parole et des mots, et de la nécessité de ne pas en faire n’importe quoi.  Il écrivait ce qu’il croyait et faisait en sorte d’incarner, et il incarnait ce qu’il a écrit.

Service et obéissance dans le sentiment d’amour et de charité sont ses principes absolus. Son fils retrouve ces traits dès l’enfance, période toujours privilégiée pour découvrir des traits de caractère profond.

« Le trait principal de l’enfance du comte de Maistre fut une soumission amoureuse pour ses parents. Présents ou absents, leur moindre désir était pour lui une loi imprescriptible. »[2]

Joseph de Maistre est souvent peint comme un extrémiste, alors qu’il était justement mesuré comme il sied à un chrétien, sans que cela n’empêche l’intransigeance sur les principes :

« Les opinions du comte de Maistre étaient pour ces libertés justes et honnêtes qui empêchent les peuples d’en convoiter de coupables. Cette manière de voir, qu’il ne cachait nullement, ne lui fut pas favorable dans un temps où les esprits échauffés et portés aux extrêmes regardaient la modération comme un crime. M. de Maistre fut soupçonné de jacobinisme et représenté à la cour comme un esprit enclin aux nouveautés, et dont il fallait se garder. »[3]

Cet aspect de son caractère est touchant, et il faut reconnaître la grande valeur morale de celui qui reste ferme et juste dans une modération  – qui n’est pas de la mollesse – qui s’apparente à une charité toute chrétienne : cette modération intransigeante qui refuse de prendre parti dans un temps où on prenait parti ou on mourrait lui valut beaucoup de critiques, qui rehaussent encore sa fermeté d’esprit qui garde un cap constant malgré la tempête tout au long de sa deuxième partie de vie.  Ce tour d’esprit est aussi très traditionnel : ce qui le révulse presque instinctivement, c’est l’esprit partisan ou l’esprit de parti au sens de celui qui s’oppose à l’esprit public ou l’esprit de corps et qui puise dans les plus bas instincts humains tout en excitant ces vils aspects. Nous voyons de plus que Joseph de Maistre, fils de son temps, s’il est traditionnel dans ses actions, pouvait aussi posséder des idées libérales en toute bonne foi, et a toujours refusé de tout nier en bloc : il prenait ce qu’il considérait de sensé là où il le trouvait, même chez un Rousseau parfois, sans que cela ne l’empêche d’ailleurs de critiquer la même pensée.

« Le comte de Maistre, inflexible sur les principes, était, dans les relations sociales, bienveillant, facile, et d’une grande tolérance : il écoutait avec calme les opinions les plus opposées aux siennes, et les combattait avec sang-froid, courtoisie, et sans la moindre aigreur. Partout où il demeura quelque temps, il laissa des amis : à Lausanne, à Pétersbourg, aussi bien qu’à Rome et à Florence. Il se plaisait à considérer les hommes par leur côté louable.  »[4]

Outre que sa vie montre que la soi-disante impossibilité d’allier intransigeance et mesure, fermeté et charité n’est pas vérifiée, le dernier parti pris herméneutique cité, et confirmé par sa bonne sociabilité, est d’une importance capitale et permet d’enfoncer un certain préjugé sur le pseudo-caractère défaitiste de la pensée contre-révolutionnaire, ou du moins simplement critique et négatif d’une pensée qui ne ferait que nier la révolution, et donc se positionnerait en tant que négateur. Joseph de Maistre le premier cherchait à voir d’abord le « côté louable » des hommes. Combien vaut-il mieux décrire le beau et le vrai que s’attarder sur le laid et le faux. Combien vaut-il mieux s’émerveiller du bon que s’horrifier du mauvais. Son époque a peut-être connu les pires horreurs depuis, si ce n’est toujours, au moins longtemps, et il faut reconnaître que malgré tout cela, ne pas tomber ni dans l’amertume, ni dans cette fascination malsaine pour le laid et le mauvais dans lequel tombe parfois des époques ultérieures est une sacrée performance, et montre ce caractère traditionnel nécessaire. Cette joie, cette espérance, cet émerveillement toujours intact même dans les pires difficultés.

Joseph de Maistre ne connaissait ainsi pas une vision manichéenne et l’étiquetage, malheureusement si courant dans notre époque, et dans tous les camps. Il prenait la réalité telle qu’elle est, ou qu’il la connaissait en toute bonne foi, et jugeait sans que jamais rien ne soit tout blanc ou tout noir :

«Il se plaisait à considérer les hommes par leur côté louable.

On voit dans ses lettres de quel œil le sujet, le ministre du roi de Sardaigne considérait les succès de Bonaparte, qu’il appelle quelquefois Doemonium meridianum ; mais le génie et le capitaine furent toujours appréciés par lui à leur haute valeur. Il s’étonnait que l’on pût s’étonner de l’attachement du soldat français pour celui qui le menait à la victoire.  »[5]

En définitive il possédait les deux vertus traditionnelles suivantes qu’il appliqua toujours dans sa vie :

« En suivant pas à pas le comte de Maistre, on remarque deux traits caractéristiques qui ont dirigé toute sa carrière politique : un dévouement à toute épreuve à son souverain, et une espérance, ou plutôt une foi constante dans une restauration inévitable, dont il faisait profession de n’ignorer que la date. »[6]

Comme l’évoque le passage suivant, Joseph de Maistre faisait de la politique, mais la vraie, c’est-à-dire le service public, le service du Roi, le service de tous et, au fond, le service au Christ.

Il faut aussi louer sa grande capacité de travail malgré les difficultés de l’époque où les livres étaient difficilement transportables, les citations difficilement faisables sans beaucoup de travail. Il a de plus ce feu en lui qui le pousse à travailler pour transmettre, et il écrivait comme il lisait pour ne pas laisser échapper ses réflexions :

 « Il lisait beaucoup, et il lisait systématiquement, la plume à la main, écrivant, dans un volume relié posé à côté de lui, les passages qui lui paraissaient remarquables, et les courtes réflexions que ces passages faisaient naître; lorsque le volume était à sa fin, il le terminait par une table des matières par ordre alphabétique, et il en commençait un autre. »[7]

La tradition est bien cette alliance de l’âme et du corps, de la pratique et de l’esprit, qui se retrouve symbolisée dans l’église, réelle et spirituelle, vivant dans ce monde mais venant de l’autre, de l’expérience dans la chair mais avec la raison, à la différence de la « philosophie » comme on l’entendait à l’époque :

« […]tandis que les systèmes philosophiques de la nébuleuse Allemagne dissolvaient sans bruit les dogmes dans les cloîtres et les universités, la logique limpide et serrée de l’Eglise catholique entraînait quelques cœurs droits, fatigués de chercher inutilement cette vie spirituelle dont leur âme sentait le besoin. »[8]

Son œuvre possède ainsi un intérêt universel, avec de nombreuses réflexions universelles tout en étant ancré dans son expérience, dans un exemple d’une catholicité exemplaire[9].

[1] Ibid, Tome 1er, p.V

[2] Ibid, p.VI

[3] Ibid, p.VIII

[4] Ibid, p.XXIV

[5] Ibid, p.XXIV

[6] Ibid, p.XXVII

[7] Ibid, p.XXXIV

[8] Ibid, p.XXXV

[9]  Nous retrouvons d’ailleurs dans les présentations des compilations de son œuvre l’intérêt de ce temps pour l’universalité sur l’expérience, tendance peut-être générale d’un siècle qui croyait trop aux lois universelles, non pas de la morale, mais de la science, de l’histoire, en tout, et en lois formalisables par le faible esprit humain. « Cette correspondance n’ayant trait qu’aux événements d’alors, à la guerre, aux difficultés de sa position, à la protection des sujets du roi, nous n’en avons que deux ou trois lettres d’un intérêt plus général, où l’on retrouve l’auteur des Considérations. Parmi celles que le temps a dépourvu d’intérêt, il en est une où il apprend à son ami que « ses biens sont confisqués, mais qu’il n’en dormira pas moins. » Ibid, p.XI

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