Idées

Lettre d’un émigré – De la gratitude d’exister

Je conversais l’autre jour avec quelques amis japonais, et, comme à l’accoutumée, nous causions agréablement plus que nous débattions. Le sujet en vient à la société japonaise, au hasard du cours de la conversation. Il se trouve que la ligne de deux de mes compères pourrait être définie grossièrement comme la volonté de réfléchir sur le Japon en adoptant une attitude critique face à la société japonaise, et une attitude louangeuse, par contraste, sur l’Occident – quand en général, dans les rangs de la « tradition » au Japon, nous trouvons plutôt l’inverse.

Leurs remarques sur le Japon étaient tout à fait justifiées, mais je leur fis remarquer que du point de vue du français, donc d’une personne qui vient d’une société en déliquescence, ces critiques ne sont au fond que secondaires, en ce sens où, comparer à l’a–société, l’absence de sociabilité, la société explosée que nous avons en France, les quelques désagréments que peuvent laisser apparaître la société traditionnelle qui se sclérose, certes, mais existe encore restent tout à fait anecdotiques. D’ailleurs, ces désagréments soulevés n’ont pas pour cause la tradition, mais bien les tensions modernistes qui empoisonnent la société japonaise comme toutes les autres dans notre monde contemporain.

Mon sujet n’est pas ici la sociabilité ou la société, que je laisse à une autre occasion, mais cette conversation me fit prendre conscience d’un phénomène que seule une position « entre-deux » permet de prendre conscience pleinement : le français qui ne connaît que la société française ne peut plus même concevoir ce qu’est une société traditionnelle, où la confiance règne, où les structures rassurent, protègent et donnent la liberté – avec certes certainement quelques exceptions qui se font de plus en en plus rares. Inversement, le japonais ne peut pas non plus concevoir ce que peut signifier une société désagrégée et modernisée, tellement il vit naturellement et considère comme acquise et normale la société traditionnelle dont il bénéficie – mais qui n’est pas si donnée, si acquise que cela quand l’on connaît d’autres sociétés.

Tout cela pour dire que l’homme possède cette capacité étrange à oublier ce dont il bénéficie tous les jours, pour parfois avoir tendance à ne voir que ce qui est secondaire en passant à côté de l’essentiel. Cette tendance est malheureusement trop classique peut-être : on ne se rend compte du prix de la vue que lorsqu’on devient aveugle, de la santé, que lorsqu’on est malade, etc. Néanmoins, on peut espérer que l’art de la tradition, soit de la transmission, est justement de faire prendre conscience des trésors que nous avons pour mieux en jouir encore, sans avoir besoin de les perdre pour en connaître la valeur rétrospectivement, quand il est trop tard, et que nous ne les connaissons plus réellement.

Par un autre biais de la pensée, je me demande alors quel est donc le bien le plus fondamental que nous possédons tous en partage, mais dont nous oublions systématiquement la valeur et la présence habituelle.

Ce bien fondamental ne me semble être rien d’autre que l’existence elle-même, au sens de notre être. Nous ne sommes pas rien, nous sommes. Cela peut sembler banal, mais ne l’est pas du tout : il est impossible pour l’homme de concevoir ne serait-ce même ce que peut vouloir dire le néant – de façon analogue au japonais qui n’arrive pas à concevoir ce que peut signifier une société déstructurée, sauf que dans le cas du néant, personne ne peut peut prendre conscience concrètement le prix de l’existence par l’expérience du néant, car personne n’est dans l’entre-deux, connaissant le néant et  l’existence pour témoigner du prix infini de l’existence.

Même si l’on ne peut pourtant pas faire l’expérience du néant, il est néanmoins possible de réaliser le prix infini d’être. Cette remarque simple, et cette prise de conscience salutaire semble des plus capitales pour restaurer un monde sain. Car l’oubli de cette vérité qui semble banale permet au fond de se perdre dans tout un tas d’élucubration de second ordre, de petits désagréments de l’existence dont la surestimation en vient à vouloir renverser l’ordre divin, par erreur, en imputant ces désagréments à l’ordre divin là où il ne vient que du désordre et de l’éloignement de Dieu : drame des temps modernes qui croient soigner en usant de remèdes qui ne sont que des poisons.

La prise de conscience de cette gratitude d’exister, et la compréhension intellectuelle que nous échappons au néant, ne peut en effet qu’imposer l’évidence de l’existence de Dieu, l’existence du Créateur, l’Être par excellence – reconnaissance qui ne signifie pas encore néanmoins l’acceptation de la Foi, qui revient à accepter la révélation. Du moins, fini l’athéisme, et retour à une société normale qui se divisent entre ceux qui acceptent la révélation et la vérité de ce qu’ils sont, et ceux qui n’y parviennent pas et tombent dans la superstition – comme dirait Joseph de Maistre -, c’est-à-dire l’interprétation personnelle qui nous arrange sur le divin. Mais personne pour aller affirmer l’absurdité de l’absence de transcendance, l’absence de ce qu’on appelle dans notre langue Dieu. Absurdité des absurdités que la gratitude d’exister permet d’effacer.

Il serait bon d’appeler à cette prise de conscience générale pour refonder les bases saines de la restauration, qui commence par la reconnaissance de la transcendance.

Nous pourrions ensuite évoquer, une fois la gratitude d’exister acquise face au néant, la gratitude face à la vie, qui s’oppose à la mort, et tout ce que cela implique dans la prise de conscience de l’évidence de la révélation – les vérités les plus difficiles à découvrir sont souvent, une fois trouvée et transmise, celles qui semblent les plus évidentes et les plus simples à tout un chacun – mais cela est une autre histoire que nous laissons pour une autre fois.

Pour Dieu, pour le Roi, pour la France,

Paul de Beaulias

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