Commentaire de l’« Abrégé de l’Histoire de France » de Bossuet. Partie 10 : le démantèlement de l’empire de Charlemagne par les fils de Louis le Pieux
TEXTE DE BOSSUET
Louis le Pieux (an 814)
Louis, appelé le Débonnaire, fils de Charlemagne, acquit d’abord une grande réputation de piété, en exécutant ponctuellement le testament de son père ; mais il se fit aussi beaucoup d’ennemis, en voulant réformer certains abus que Charles, trop occupé à la guerre, n’avait pu corriger. Il réprima, entre autres choses, les trop grandes familiarités que quelques courtisans de l’ancienne cour avaient eues avec ses sœurs ; ce prince en chassa quelques-uns, et fit mourir les autres. Il tint, en 817, une assemblée à Aix-la-Chapelle, pour réformer la discipline ecclésiastique, et ce fut dans cette assemblée célèbre qu’il associa à l’empire Lothaire, son fils aîné. Il le désigna pour être après sa mort l’héritier de tous ses royaumes, de la même manière qu’il les avait reçus lui-même de Dieu par les mains de son père Charlemagne : car quoique Louis le Débonnaire eût donné en même temps, avec le titre de rois, l’Aquitaine à Pépin et la Bavière à Louis, ses deux autres fils, ceux-ci devaient être dans la dépendance de Lothaire, leur aîné, et ne devaient rien entreprendre que par ses ordres ; mais cette sage subordination fut détruite dans la suite par les intrigues de l’impératrice Judith, comme on le verra.
Cependant Bernard, roi d’Italie, fit la guerre à son oncle, disant, pour ses raisons, qu’il était fils de l’aîné, qu’à ce titre l’empire lui appartenait. Il s’avança avec une grande armée jusqu’à l’entrée des Alpes; mais ses troupes se débandèrent aussitôt qu’on sut que l’empereur venait en personne. Bernard se voyant abandonné, vint se livrer lui-même dans la ville de Chalon-sur-Saône, à l’empereur, qui lui fit crever les yeux. Ce jeune prince en mourut quelque temps après, et Louis expia depuis cette action par beaucoup de larmes et par une pénitence publique.
Il avait eu trois fils de son premier mariage avec Ermingarde, morte en 818 ; Lothaire, Pépin et Louis. Il épousa en secondes noces, en 819, Judith, fille du comte Welphe, dont il eut Charles, à qui il donna aussi une très grande part. Cela causa beaucoup de jalousie et de mécontentement à ses autres enfants. Dans le même temps, ce qui restait des amis de Bernard, et des parents de ceux que Louis avait chassés ou fait mourir, ayant uni leurs forces ensemble, formèrent un grand parti contre lui, et persuadèrent à Lothaire de se mettre à leur tête. Ils lui alléguèrent pour raison que Judith gouvernait absolument son mari, qu’elle avait gagné par ses sortilèges, et donnait tout le crédit à Bernard, comte de Barcelone, son amant.
D’un autre côté, Lothaire indigné de voir qu’on ne mettait plus son nom et son titre d’empereur avec ceux de son père, à la tête des lettres qui étaient adressées aux grands de la nation, et animé d’ailleurs par les murmures de plusieurs d’entre eux, qui lui faisaient entendre qu’on voulait détruire tous les arrangements si sagement pris à Aix-la-Chapelle, du consentement de tout l’empire français, pour conserver sous un chef principal et unique les royaumes et les provinces de la monarchie, qui seraient démembrés par les nouveaux partages que méditait l’impératrice Judith ; Lothaire, dis-je, persuadé par toutes ces raisons et par son propre intérêt, arma contre son père en 830, et le prit au dépourvu.
L’impératrice Judith tomba entre ses mains et fut enfermée dans un monastère. Elle promit, pour en sortir, qu’elle porterait l’empereur à se faire moine : on lui donna la liberté à cette condition. En effet, Louis se mit dans un monastère à sa persuasion; mais un moine de saint Médard l’empêcha de se faire raser, et attira à son parti Pépin et Louis, ses enfants, qui contraignirent Lothaire de lui demander pardon. L’autorité royale et paternelle ayant reçu cette atteinte, ses enfants ne lui rendirent plus une parfaite obéissance. Pépin ne s’étant pas trouvé à une assemblée où il l’avait mandé, il le fit arrêter ; et comme il s’échappa de prison, son père lui ôta le royaume d’Aquitaine qu’il donna à Charles.
Tout cela se fit à la sollicitation de l’impératrice, qui voulait accroître la puissance de son fils des dépouilles des autres enfants de Louis. Les trois frères maltraités se réunirent ensemble, contraignirent enfin l’empereur à se dépouiller de ses États en 833. Il quitta le baudrier devant tout le monde ; et les évêques factieux, l’ayant habillé en pénitent, le déclarèrent incapable de régner. Le peuple, ému de l’indignité de ce spectacle, détournait les yeux, ne pouvant voir déshonorer une si grande majesté, Louis et Pépin eurent pitié de leur père, et Lothaire, qui seul demeura inflexible, fut contraint de s’enfuir en Bourgogne. Louis, rétabli par les évêques et par les seigneurs, le poursuivit ; et comme il assiégeait quelques places, ses troupes furent repoussées par les capitaines de Lothaire ; mais lorsque Lothaire, enflé de ce succès, commençait à reprendre cœur, Louis et Pépin le contraignirent de venir demander pardon à l’empereur.
L’impératrice, toutefois, au lieu de porter son mari à témoigner de la reconnaissance à ses deux fils qui lui avaient été si fidèles, s’accorda avec Lothaire à leur préjudice, et persuada à l’empereur de ne laisser à Pépin et à Louis que leur ancienne part de l’Aquitaine et de la Bavière, en partageant tout le reste du royaume entre Lothaire et Charles. Ainsi cette marâtre emportée mit la division dans la maison royale pour l’intérêt de son fils, sans avoir égard à la raison et à l’équité.
Quelque temps après, Pépin étant mort, l’empereur ôta le royaume d’Aquitaine à ses enfants pour le donner à Charles, et en même temps il porta guerre en ce pays pour y établir le nouveau roi. Louis, roi de Bavière, qui après avoir pris les armes contre son père, avait été d’abord contraint de lui demander pardon, se révolta de nouveau à l’occasion de la guerre d’Aquitaine, et comme son père irrité marchait pour le mettre à la raison, il en fut empêché par la maladie dont il fut attaqué au palais d’lngelheim, près de Mayence, et dont il mourut le 29 juin 840.
Lothaire, empereur (an 840)
Aussitôt après la mort de Louis I””, Lothaire se mit en possession de l’Austrasie, et Charles de la Neustrie. Lothaire, en même temps, se mit dans l’esprit qu’étant l’ainé il devait être le seigneur et le souverain de ses frères. Il fut flatté dans cette pensée par Pépin son neveu, qui avait besoin de son secours pour conserver quelques restes du royaume d’Aquitaine ; mais Charles défit Pépin en bataille rangée, et l’aurait entièrement chassé, s’il n’eût appris que Lothaire était entré en Neustrie, et que les seigneurs s’étaient rangés de son parti. Cette nouvelle imprévue le fit retourner en diligence dans son royaume. Les deux frères s’accordèrent qu’on tiendrait un parlement à Attigni pour terminer les affaires, et en attendant on fit un accommodement très-désavantageux à Charles. Il alla ensuite à Attigni, où Lothaire ne daigna pas se rendre, croyant tout emporter par la force contre ses deux frères, qu’il ne croyait pas capables de lui résister.
Charles, cependant, ayant appris que Louis était en état de se soutenir, pour peu qu’il fût secouru, se joignit à lui avec de très-belles troupes que l’impératrice, sa mère, lui avait amenées. Lothaire fut d’abord étonné de la jonction de ses deux frères; mais il se rassura, quand il vit que Pépin, roi d’Aquitaine, était venu à son secours : et après qu’il eut amusé quelque temps ses frères par diverses propositions d’accommodement, il fallut enfin décider les affaires par une bataille. La Victoire, longtemps disputée, demeura enfin pleine et assurée à Charles et à Louis. Lothaire, qui faisait tant le fier, fut contraint de prendre la fuite avec Pépin , son neveu.
Tel fut l’événement de cette célèbre bataille de Fontenay, la plus cruelle et la plus sanglante que l’on ait jamais vue. Il y avait une multitude presque infinie de soldats, et on vit quatre rois commander eu personne leurs armées : il n’y périt pas moins de cent mille Français. Charles et Louis ne voulurent pas poursuivre Lothaire, tant à cause qu’ils eurent pitié de son malheur, que pour épargner le sang des Français. Quelque temps après, en 842, ou conclut la paix, et le partage des trois frères fut fait ainsi: Charles eut la Neustrie avec l’Aquitaine et le Languedoc ; Louis le Germanique eut toute la Germanie jusqu’au Rhin, et quelques villages en deçà ; Lothaire, qui avait déjà l’Italie, eut, de plus, tout ce qui était entre les royaumes de ses frères, c’est-à-dire ce qui est compris entre le Rhin et la Meuse, la Saône et l’Escaut : c’est ce qu’on appela le royaume de Lothaire, et par succession de temps, la Lorraine, dont les ducs de Lorraine ont eu une petite partie, qui à la fin a retenu le nom du tout. À un si grand État on joignit encore la Provence, qui touchait au royaume d’Italie.
Mais la paix ne demeura pas longtemps assurée entre les frères,tant était violente la passion qui les possédait d’étendre leur domination. Louis, qui jusque-là avait été fort uni à Charles, écouta les propositions des Aquitains, qui voulurent l’élire roi ; ce qui fut le commencement d’une grande guerre entre les frères. En 855, Lothaire se joignit à Charles, et proposa de tenir un parlement pour régler les affaires des trois royaumes. Louis, qui se fiait à ses propres forces et à la faveur des Aquitains, rejeta cette proposition. Cependant Lothaire, sérieusement converti à Dieu, ayant associé son fils Louis à l’empire, s’en dépouilla quelque temps après et se retira dans un monastère ; mais auparavant il fit le partage entre ses trois fils. Il donna à Louis l’Italie, avec la qualité d’empereur ; à Lothaire, la Lorraine ; et à Charles, la Bourgogne et la Provence. Il mourut quelques mois après dans le monastère, après y avoir donné de grands exemples de piété, et avoir expié par beaucoup de larmes le sang que son ambition lui avait lait répandre.
Cependant les Normands firent de grands ravages en France, trouvant le royaume divisé par les guerres des frères, et épuisé de force par la perte prodigieuse de la bataille de Fontenay. Louis, roi de Germanie, fut le premier qui entra, les armes à la main, dans les terres de son frère, pendant qu’il était occupé à faire la guerre aux Normands. Les sujets de Charles, mécontents de ce qu’il avançait les étrangers à leur préjudice, se rangèrent du parti de Louis, et l’introduisirent dans le cœur du royaume; mais, malgré les bienfaits dont ce prince les combla, ils ne furent pas longtemps sans changer de conduite, en rentrant dans l’obéissance qu’ils devaient à Charles. Louis fut contraint de prendre la fuite, et les évêques firent, quelque temps après, l’accommodement des deux frères, dont on ne sait pas les conditions.
Après la paix, Baudouin, comte de Flandre, enleva Judith, fille de Charles et veuve d’Æthelwulf, roi d’Angleterre, et l’épousa malgré son père. Les évêques du royaume excommunièrent le ravisseur, qui s’adressa au Pape Nicolas Ier, dont il ne put obtenir que des lettres de recommandation auprès du roi. Ce grand Pape ne crut pas qu’il lui fût permis de lever, contre les canons, une excommunication prononcée par tant d’évêques ; il l’avoue lui-même dans la lettre qu’il écrivit à ce sujet aux évêques assemblés à Senlis. Cependant, Baudouin ayant témoigné dans la suite un grand repentir de sa faute, le roi s’apaisa, et consentit au mariage de sa fille, à la prière du Pape. Le jeune Lothaire, roi de Lorraine , quitta sa femme Teutberge, pour épouser Valdrade, dont il devint amoureux.
Le Pape Nicolas Ier l’ayant retranché de la société des fidèles, il promit à diverses fois d’abandonner cette femme impudique, sans néanmoins exécuter ce qu’il promettait. Il alla ensuite en Italie pour secourir son frère Louis, qui était attaqué par les Sarrasins, et il songea en même temps à se réconcilier avec le Pape. Il fut reçu à la communion, à la condition que lui et les seigneurs de sa suite jureraient, en la recevant, qu’il n’avait pas approché Valdrade depuis les dernières défenses du Pape, en 869. Tous ceux qui jurèrent moururent dans l’année ; Lothaire fut bientôt attaqué lui-même d’une fièvre qui devint mortelle, et tout le monde attribua la mort de tant de personnes à la punition de leur faux serment. Charles, roi de Provence et de Bourgogne, son frère, était mort en 863, sans laisser de postérité.
Cette nouvelle fut portée à Charles le Chauve, comme il tenait son parlement à Pistes, auprès du Pont de l’Arche. Ce prince crut ne devoir point négliger une si belle occasion de s’agrandir en s’emparant de son royaume, et ne fit aucune attention au droit que l’empereur Louis prétendait avoir sur les États de son frère Lothaire. Le Pape Adrien II prit le parti de l’empereur, et envoya deux évêques, ses légats, à Charles le Chauve et aux grands de son État, pour leur enjoindre, sous peine d’excommunication, de laisser au légitime héritier le royaume de Lothaire ; et il défendit en même temps aux évêques de France de prêter les mains à une si condamnable témérité, leur déclarant qu’il les regarderait comme des pasteurs mercenaires et indignes des postes qu’ils occupaient, s’ils ne s’opposaient pas de toutes leurs forces aux desseins de Charles. Mais, malgré les menaces du Pape, ce prince exécuta son projet, et renvoya les légats après les avoir amusés de belles promesses.
Au reste, il n’était pas question, dans cette dispute, de savoir si le royaume de Lorraine était héréditaire ; chacun en convenait : et, de plus, dans un traité conclu à Mersen en 847, les trois fils de Louis le Débonnaire étaient convenus que les partages des pères resteraient aux enfants ; mais les peuples du royaume de Lorraine soutenaient qu’on ne pouvait les obliger à reconnaître un roi si éloigné d’eux, tel qu’était l’empereur Louis, qui demeurait en Italie, surtout dans un temps où ils étaient sans cesse exposés aux ravages des païens, c’est-à-dire des Normands ; ils disaient que Charles, oncle de Louis, était aussi héritier de ce royaume ; que, par sa proximité, il était plus capable que Louis de les gouverner, et qu’ainsi c’était visiblement ce prince que Dieu leur destinait.
Ce furent ces raisons qui déterminèrent l’évêque de Metz, et les autres évêques du même royaume, à couronner Charles en 869 ; mais l’année suivante, il fut forcé d’en céder la moitié à Louis le Germanique, son frère, qui était sur le point de lui déclarer la guerre. Charles le Chauve, d’un caractère vain et ambitieux, et qui songea toujours plutôt à troubler le repos de ses voisins, qu’à faire régner la paix et la tranquillité dans ses États, qui furent livrés pendant tout son règne aux cruelles dévastations des Normands, n’eut pas plus tôt appris la mort de l’empereur Louis, son neveu, arrivée au mois d’août de l’an 875, qu’il partit pour l’Italie dans le dessein de s’y faire couronner empereur. Ce fut inutilement que Louis le Germanique envoya ses deux frères pour s’y opposer : le pape Jean VIII lui donna la couronne impériale le jour de Noël 873, de l’avis des évêques d’Italie, assemblés alors en concile, et de celui du sénat et de tout le peuple romain, à qui le Pape demanda auparavant leur consentement et leur suffrage, comme on peut le voir dans les Capitulaires de cet empereur. La mort de Louis le Germanique, arrivée au mois d’août 876, fut encore un sujet de guerre entre ses trois enfants, Carloman, Louis, Charles, et l’empereur leur oncle.
Aussitôt que Charles le Chauve eut appris la nouvelle de cette mort, il voulut envahir la portion des États du royaume de Lorraine qu’il avait cédée à Louis, sous prétexte qu’il avait rompu la paix qui était entre eux. Louis, son neveu, ne put l’apaiser ni par ses prières ni par les ambassades qu’il lui envoya ; au contraire, il tâcha de le surprendre pour ensuite lui faire crever les yeux. Louis s’étant échappé des pièges qu’il lui tendait, le défit en bataille rangée, et l’obligea de s’enfuir honteusement en France, après quoi les trois frères firent paisiblement leurs partages. Carloman eut la Bavière, Louis eut la Germanie ; Charles qu’on appela le Gras, eut la Suisse et les pays voisins.
Pendant tout ce règne, les Normands avaient fait d’épouvantables ravages par toute la France. Charles leur avait opposé quelques seigneurs braves et courageux, et entre autres Robert le Fort, lige de la maison royale qui règne si glorieusement aujourd’hui. Il était, selon quelques auteurs, fils de Conrad, frère de l’impératrice Judith, et par conséquent petit-fils du duc Welphe de Bavière. Charles le Chauve l’avait fait duc et marquis de France, comte d’Anjou et abbé de Saint-Martin, lorsqu’il fut tué, en 866, en combattant les Normands, à Brissarte, en Anjou. Sa mort releva le courage et l’espérance de ces barbares, qui ne songeaient qu’à se prévaloir de la division des rois, comme faisaient aussi dans la Méditerranée les Sarrasins, qui tourmentèrent alors beaucoup l’Italie. Le Pape, épouvanté, envoya demander du secours à Charles. Ce prince y accourut en personne ; l’impératrice Richilde, sa femme, fut couronnée à Rome par le Pape.
Pendant l’absence de ce prince, les seigneurs, et principalement Boson, son beau-frère, qui avaient ordre de l’aller joindre, se révoltèrent : cette rébellion, jointe à la nouvelle de l’arrivée de Carloman en Italie, l’obligea de fuir honteusement; mais ayant été attaqué d’une maladie violente, après avoir passé le mont Cenis, il mourut dans un village, nommé Brios, le 6 octobre 877, après un règne malheureux de trente sept ans, qui fut l’époque fatale de la décadence de la maison carolingienne ; haï de ses peuples, parce qu’il les chargeait d’impôts, et qu’il les abandonnait à la terreur et au ravage des Normands ; méprisé des grands, qu’il ne sut jamais récompenser ni punir à propos ; toujours occupé de projets d’acquisitions qui, en agrandissant ses États, ne le rendent pas plus heureux, et ne lui permirent pas de remédier aux maux intérieurs du royaume que son père lui avait laissé.
Voilà quel fut Charles le Chauve dont le faible gouvernement donna lieu aux révoltes fréquentes de ses propres enfants et des seigneurs, qui commencèrent sous son règne à perpétuer dans leurs familles les grands gouvernements qui, sous les règnes précédents, n’étaient que de simples commissions, qu’il ne fut pas au pouvoir des rois suivants de retirer des mains de ceux qui les possédaient. C’est là l’origine du nouveau système de gouvernement que nous verrons sous la troisième race, et qui dura jusqu’à ce que les rois, par acquisitions, mariages et confiscations sur leurs sujets rebelles, réunirent enfin à leur domaine les grandes provinces qui en avaient été comme démembrées.
Louis II, dit le Bègue (an 877)
Louis le Bègue, fils de Charles, ayant été déclaré roi par le testament de son père, fut couronné à Compiègne par Hincmar, archevêque de Reims. A peine Charles fut-il mort, que le comte de Spolète mit le Pape en prison pour l’obliger de couronner roi d’Italie, Carloman, roi de Bavière, fils de Louis le Germanique. Le Pape s’étant sauvé, vint se réfugier en France, où il alla trouver le roi qui était à Troyes. Il se fit une entrevue entre lui et son cousin Louis, roi de Germanie, où ils partagèrent la Lorraine et convinrent de partager l’Italie. Louis le Bègue ne survécut pas longtemps, et mourut empoisonné (à ce qu’on croit), après un règne de peu d’années.
COMMENTAIRE DE LA RÉDACTION
La grandeur du règne de Charlemagne n’a d’égal que la rapidité du délitement de son empire sous ses fils, se faisant sans cesse la guerre, et divisant l’empire de générations en générations… Ce temps montre l’exemple parfait de ce qui mine la politique d’un pays : division, envie, politique de favoritisme conduisant aux jalousies et à une division plus grande encore, dosage erroné de l’autorité, soit trop utilisée, soit mal utilisée, mépris du besoin des peuples soumis à l’invasion et à l’impôt… Et pourtant la légitimité du sang des carolingiens resta fort, et ne disparaîtra complétement que 100 ans plus tard. Le bien commun, malgré tout, fut protégé contre l’invasion extérieure par Robert le fort et quelques grands du royaume.
Il faut noter néanmoins une inflexion vers plus de chrétienté : les mœurs sont encore durs, et les passions violentes, mais on commence à voir des princes qui font pénitence et qui regrettent, au point d’être rétabli (comme Lothaire), des regrets ponctuels des fils vis-à-vis du père — pour mieux rechuter après — et des papes qui osent excommunier quand il le faut, et qui sont écoutés…
Les résultats sont catastrophiques et aboutissent à la division jamais réparée du traité de Verdun entre l’Ouest et l’Est, le Royaume de France et la Germanie, avec la Lotharingie coincée entre les deux.
L’empire divisé devient la proie des étrangers, Normands et Sarrasins : seuls les saints et la grâce divine ont d’ailleurs permis de convertir les Normands, comme autrefois les Francs, pour le meilleur.
La féodalité se met en place, dans le parcellement de la souveraineté dû à l’incurie des rois.
Il est absolument frappant que malgré cette incurie, les rois restent des rois légitimes, et sont réclamés par les peuples : cela montre combien il est naturel à l’homme politique d’avoir un chef, et combien cela lui est nécessaire.
Notons encore combien seuls les membres de la famille royale prétendent à l’usurpation : il est presque étonnant, pour un contemporain pétri de démocratie — et donc de l’usurpation permanente et légitimée — qu’aucun membre non-dynaste ne tentât de prendre la place… cela montre que la légitimité protégeait la souche royale contre les envies extérieures, aussi pressantes fussent-elles.
Notons encore ce phénomène qui apparaît souvent dans l’histoire, sous différentes formes : quand l’égoïsme d’une mère aimant trop ses fils en vient à vexer la justice et l’équité pour assurer à ses fils la suprématie…
Louis le Pieux, Lothaire, Charles le Chauve et Louis le Bègue : nous revivons dans une nouvelle version la descente aux enfers des divisions fraternelles des fils de Louis, avec moins de violence, et une société plus chrétienne, avec aussi de grands papes et clercs (comme Hincmar) tenant la barque à flot.
Paul de Lacvivier