[Point de vue] Le 6 février 1934, par Louis de Lauban
Le 6 février, tous les ans, les orléanistes veulent vous faire croire qu’ils auraient pu renverser la république. Loin d’être les seuls militants sur place, — des Croix de Feu à certains communistes, il y avait du monde ! —, ils ne firent rien de coordonné parce que leurs chefs n’y croyaient pas et ont manqué de réalisme, de lucidité, de sérieux et de pragmatisme. On est bien loin de la prescience de Maurras et de l’AF que nous vantent régulièrement leurs adorateurs d’aujourd’hui ! Même la photo qu’ils utilisent si souvent pour se hausser du col les 6 février est bidon. Ils la coupent pour qu’on ne puisse pas voir que le militant (qui n’est peut-être même pas d’AF) lance son pavé dans le dos de la garde mobile à cheval ! On ne le lui reprochera pas, il avait ses raisons et renverser la république ne se fera sans doute pas en lui demandant poliment de dégager, mais qu’aujourd’hui les orléanistes bidouillent cette image pour se sentir pousser ce qu’ils ne possèdent pas, c’est amusant.
Petit récit du vrai 6 février basé sur le témoignage de ceux qui ont compris, — mais trop tard —, que l’AF ne serait jamais qu’un groupe de beaux parleurs et d’agitateurs de boulevards, dont les seuls combats sérieux relèvent du potache estudiantin :
« La responsabilité de l’Action Française dans cette affaire [l’échec du 6 février 1934] ne fut donc pas unique. Elle demeure pourtant la plus accablante.
Depuis le début de janvier, le mouvement paraissait se considérer comme mobilisé pour de graves évènements. Il avait lui-même organisé les premières manifestations, après avoir le premier également indiqué l’ampleur du scandale les motivant. Il avait suivi ensuite ce qui semblait être un plan mûrement réfléchi, pratiquant une sorte d’escalade de l’émeute qui devait très logiquement aboutir à la grande épreuve de force. Or, le 6 février, tout se passa comme si ses chefs avait prévu une manifestation de plus, violente certes, mais au terme de laquelle chacun rentrerait chez soi pour préparer dans le calme et la méthode de la dénonciation des scandales républicains du mois suivant. Il faudrait sans doute remonter très loin pour trouver un exemple aussi frappant d’insensibilité totale à un climat politique.
Dans la journée du 6, aucun état-major politique ne brilla plus par son absence que celui de l’Action Française. Les chefs des Jeunesses Patriotes étaient au moins à la tête de leurs hommes. Ils eurent même la seule « idée révolutionnaire » de la journée, à laquelle ils ne donnèrent finalement pas suite : celle de constituer, avec les conseillers municipaux dont ils disposaient, un comité de salut public à l’Hôtel de Ville. Quant au colonel de La Rocque, sa démonstration fut extrêmement convaincante : il tenait si bien ses troupes en main qu’il réussit brillamment à les empêcher de se mêler à l’émeute. Son propos semblant bien avoir été celui-là, on ne peut que saluer sa réussite. Chez les royalistes (sic) l’absence de direction fut remarquable.
Au matin du 6, Maurras était allé se coucher dès le bouclage du journal. Daudet était parti pour Bruxelles afin d’y passer la journée avec sa femme. Les Camelots du Roi avaient reçu l’ordre de convocation habituel au carrefour Raspail-Saint-Germain, comme s’il s’agissait de faire une fois de plus quelques dégâts sur le boulevard.
Apparemment plus sensibles que leurs chefs au climat régnant dans la capitale, de nombreux camelots préférèrent se rendre directement place de la Concordre, où ceux qui auraient dû les entraîner finirent par les suivre. Mais il y eut plus aberrant encore. Le même jour, en début d’après-midi, l’élite des responsables étudiants d’Action Française fut mystérieusement convoquée dans le square du Vert-Galant. Persuadés d’avoir été mobilisés pour une mission exceptionnelle, ces jeunes gens de bonne volonté attendirent dans la fièvre, les uns faisant mine de ne pas reconnaître leurs voisins pour ne pas compromettre le secret de l’expédition, les autres se chuchotant les plus exaltantes suppositions. L’un d’eux, même, louchant vers les bateaux-pompes amarrés près du Pont-Neuf, songeait déjà au raid audacieux qui permettrait à son groupe de s’en rendre maître pour aller ensuite menacer la Chambre des Députés par la voie fluviale.
Leurs réflexions furent interrompues par l’arrivée de deux ou trois cadres supérieurs qui leur définirent brièvement la nature véritable de leur mission. Dire qu’en un tel jour elle était exceptionnelle revient à rester très en deçà de la vérité : « — Mme Caillaux doit faire aujourd’hui au musée du Louvre une conférence sur l’art précolombien. Elle ne doit pas parler. Elle ne parlera pas. Nous comptons sur vous… »
L’Action Française était déjà une vieille dame. Elle avait les rancunes de son âge. Signalons d’ailleurs pour mémoire que la direction du musée du Louvre, qui semblait plus au fait des évènements du jour que les révolutionnaires du Vert-Galant, avait d’elle-même annulé la conférence « en raison de la situation ». Les jeunes royalistes trouvèrent porte close, et, après cette victoire sans combat sur la meurtrière de Gaston Calmette, sollicitèrent désespérément des consignes un peu plus fraîches. On se débarrassa des plus agités en les envoyant, à tout hasard, garder l’imprimerie du journal, rue Montmartre.
Ce fut également à l’imprimerie que finirent par refluer, vers le soir, tous les responsables qui n’étaient ni avec les Camelots du Roi, comme Maxime Real del Sarte, ni rentrés se coucher après avoir plus ou moins perdu leurs troupes, comme Pujo et Georges Calzant. Il y avait là Maurras, Marie de Roux, Pierre Lecoeur et Daudet, revenu en toute hâte de Bruxelles en apprenant la tournure prise par les évènements de la journée. Ils tournaient en rond, dépassés et écrasés.
Daudet, saisi d’une rage vengeresse en apprenant que Real del Sarte avait été grièvement blessé dans la journée, parlait de charges désespérées contre les gardes mobiles. Maurras haussait les épaules. Il finit par convaincre tout le monde que le mieux à faire était encore de préparer le numéro du lendemain. La révolution n’était pas faite, mais le journal sortirait à l’heure. Au point où en étaient les choses, il n’avait même plus tort. Autant valait garder son calme. Maurras et surtout Pujo devaient ensuite justifier leur inertie du 6 février en soulignant qu’une fois encore, Monck n’avait pas daigné paraître. C’était certainement exact, mais là n’était pas la question. Avec ou sans Monck, le 6 février représentait une occasion qu’un mouvement aspirant ostensiblement à la prise du pouvoir par la force ne pouvait se permettre de négliger, ou, pire encore, de méconnaître. Car c’était bien d’une méconnaissance de la situation qu’il s’agissait.
Dire que Maurras et ses lieutenants ont fui le 6 février est ridicule. Ils n’y ont simplement pas cru. C’est bien pire.
Il apparut clairement à leurs partisans les plus jeunes et les plus dynamiques que, n’y ayant pas cru cette fois-là Maurras et ses conseillers n’y croiraient jamais. Qu’ils étaient devenus trop vieux pour y croire. Et, après le coup d’arrêt de la condamnation pontificale de 1927, vint le lent exode des militants déçus du 6 février 34, des “activistes” qui s’en allaient chercher ailleurs la promesse et les chances d’un coup d’État rédempteur.
— Maintenant, je marcherai avec n’importe quel type qui foutra ce régime par terre, s’écriait le Gilles de Drieu la Rochelle au soir du 6 février. »
— Jean Bourdier, Le comte de Paris, un cas politique, ch. « L’envers du 6 février », L’histoire contemporaine revue et corrigée, éd. La table Ronde, 1965.
Un autre témoignage est extrêmement intéressant, c’est celui d’Henri d’Orléans, prétendu « comte de Paris », qui soutint alors l’AF comme la corde soutient le pendu :
« Les remous du 6 février 1934 à Paris, nous les avons guettés, mon père et moi, anxieusement, devant le poste de radio, au manoir d’Anjou. Les grands boulevards formaient l’épicentre de l’agitation. On y parlait, on s’invectivait. De la rue l’événement atteignait les maisons et, de demi-heure en demi-heure, nous recevions des appels téléphoniques porteurs de renseignements préoccupants. Savoir que le pays qui est le vôtre est entré en convulsion, qu’il est en désaccord profond avec lui-même, être les descendants des rois qu’il l’avait fait, avoir 26 ans, être frappé par une cruelle loi d’exil et se sentir à quelques kilomètres de la frontière, voilà, n’est-il pas vrai, de quoi rendre impatient et malheureux. Et si j’étais allé là-bas ? Les militants de l’Action française m’avaient sollicité pour que je prenne la tête de leur défilé. C’était tentant : marcher dans Paris entouré de fidèles alors que voici une république d’affaires et de scandales. S’enivrer d’agir, se persuader qu’on sert, quitter le banc du spectateur ; d’un coup, sans préavis, entrer dans le jeu, participer ! Les chants des sirènes n’avaient pas manqué. De toutes parts on me pressait de sortir de ma réserve ; on m’affirmait qu’une telle occasion ne se représenterait plus de longtemps. Il est vrai que la situation se dégradait d’heure en heure. Usé, affaibli, affalé dans son pourrissement, le régime s’effilochait. Depuis le début de l’année, la colère populaire grondait. Le 6 février, le ministère Daladier avait à se présenter devant la Chambre. L’occasion était à saisir. Tôt, le matin, une foule immense se massa de la Concorde aux Invalides.
Elle venait là dans le même dessin : « chasser les voleurs ». Mais, à ce slogan près, les différents groupes qui la composaient, n’avaient aucune idéologie commune. Ils ne se ressemblaient que dans leur colère et le vertige du vide. l’Action française, menée par Pujo, ne parvint pas à les amalgamer et à leur fixer un objectif précis – ou ne le voulu pas.
Que se serait-il passé si, ayant cédé à ceux qui affirmaient : « la situation est mûre », je m’étais trouvé là, dans le petit matin gris, avec des hommes de tout bord, généreux, agité, mais n’étant finalement d’accord sur rien de précis ? Une analyse passionnée de la situation pouvait conduire à imaginer que, l’enthousiasme et le hasard aidant, la présence du prétendant ou de son fils ait pu créer les conditions d’un rétablissement, fût-ce provisoire, de la monarchie. L’hypothèse était hautement improbable. Si l’on trouvait nombre de manifestants qui se déclaraient contre le régime des voleurs, combien d’entre eux s’engageraient pour une restauration ? C’était la chambre des députés qui cristallisait alors toutes les rancœurs. Nul ne songeait à menacer l’Élysée qui, sauf un vague relent de boulangisme récent, n’intéressait personne. Les ligues, les anciens combattants, les Croix de feu, les camelots du Roi se tenaient face à la maison sans fenêtre, piaffant sous les ordres de leurs chefs, mais, ceux-ci n’avaient aucune consigne à leur donner, si ce n’est, à l’occasion, de molester les parlementaires, et, au pire, de les jeter à la Seine. Une opération de défenestration et de baignade forcée. Rien d’autre. Mais l’absence même d’objectif à signer contribue à échauffer les esprits. très vite, de lui-même, le rassemblement prend la forme d’un début d’émeutes. En face, fraîchement promu, Bonnefoy-Sibour qui n’a guère l’expérience du commandement et à qui les manifestants n’inspirent aucune sympathie, donne ordre à la cavalerie de charger et à la garde mobile de faire le nécessaire pour dégager le pont et la place. Bientôt c’est la fusillade, la panique et le hennissement des chevaux mutilés. Personne ne s’accordera ensuite sur le nombre des victimes. On relèvera parmi les blessés, Maxime Real del Sarte, un des fondateurs des Camelots. L’Action française saura exploiter l’événement et cherchera à en tirer parti pour réveiller son dynamisme et susciter un nouvel élan. »
— Henri d’Orléans, Mémoires d’exils et de combats, 1979.
Louis de Lauban