Des attitudes et des habitudes
Les habitudes et les attitudes forment une grande part de notre être, peut-être pas le plus profond mais, en tout cas, le plus visible. Il est courant de dire que les habitudes créent une seconde nature, tout autant collant à notre peau que la première. Elles nous échappent en partie, s’enracinant peu à peu et nous surprenant lorsque nous les découvrons en nous, déjà très à l’aise et s’y comportant comme en terrain conquis. Les attitudes, elles, sont plus sournoises car elles résultent d’un choix délibéré et conscient de notre part. Nous les façonnons et les bichonnons, nous en prenons soin car elles sont la devanture de notre être au sein du monde.
Les autres connaissent d’abord de nous nos attitudes, c’est-à-dire une façon d’être et d’agir que nous désirons présenter comme un résumé ou une bande annonce de tout le reste. Par exemple, le snobisme, – qui connut ses heures de gloire au début du XXième siècle mais qui renaît sus la forme altérée et médiocre du « boboïsme », peut devenir une maladie grave de l’âme, à tel point que Marcel Proust, – qui s’y connaissait en snobisme, souligne dans Du côté de chez Swann qu’il est certainement le péché sans rémission dont parle saint Paul. A force de cultiver une ou plusieurs attitudes, selon les modes du temps, nous risquons bien d’épouser aussi la pire médiocrité qui soit, celle de l’opinion, cette doxa qui, déjà chez les Grecs, s’oppose à la vérité. L’attitude la plus commune et la plus partagée aujourd’hui est justement ce nivellement de la pensée, surtout de la pensée critique, et le remplacement de cette dernière par l’opinion des autres qui devient l’opinion de chacun, sans que l’on puisse plus savoir où se trouve l’origine de ces opinions tenues pour des vérités éternelles. Cette attitude est une arme entre les mains des politiques qui imposent de cette façon une censure en décrétant comme vérités intangibles des réalités récentes et plus que critiquables. La chasse aux sorcières s’organise alors contre ceux qui n’adoptent pas l’attitude conforme à l’air du temps. Ce qui se passe aujourd’hui dans le domaine des questions essentielles relatives au respect de la vie humaine est particulièrement représentatif de cette manière de procéder : les politiques de notre pays interdisent toute discussion au sujet de l’avortement. L’attitude conforme est de le regarder comme la manière de faire normale et normative, comme la manière de faire habituelle au surgissement au moindre problème. Tout est verrouillé et les êtres se retrouvent prisonniers d’habitudes et d’attitudes qu’ils n’auraient pas forcément choisies sans cette police de la pensée imposée.
Les poids sur nos épaules ne manquent pas. Nos habitudes, façonnées et lustrées depuis la tendre enfance, nous suivent partout, même là où elles deviennent gênantes. Lorsque nous prenons conscience de leur présence c’est lorsqu’elles nous mettent dans l’embarras, souvent publiquement. Sinon, elles suivent notre route comme ces poissons rémoras collés par une ventouse sous le ventre des requins. Lorsqu’elles ne servent plus à rien, elles sont toujours là, tyranniques : elles empoisonnent la vieillesse, toujours accrochée aux habitudes anciennes alors qu’elles ne sont plus d’aucune utilité ; elles encombrent chaque âge de la vie car elles transportent avec elles des réflexes qui ne sont plus adaptés. Heureusement, toutes les habitudes ne sont pas mauvaises, et certaines sont plutôt heureuses, comme le fait de respirer et de ne pas oublier de le faire, ou bien celles qui nous permettent d’accomplir tant de gestes quotidiens sans que notre intelligence y dépense à chaque fois une grosse somme d’énergie et de concentration. L’habitude des vices, véritable seconde nature, est plus gênante car l’exercice de la liberté y est très affaibli, diminuant certes la responsabilité de leurs auteurs mais leur rendant une vie infernale. L’habitude de la médiocrité est plus fuyante car, comme l’écrit Georges Bernanos dans sa Lettre aux Anglais, elle est « …un gaz sans couleur et sans odeur ; on le laisse tranquillement s’accumuler, et il explose tout à coup avec une force incroyable. » Cette médiocrité est à la fois un drame pour celui qui en est affecté et pour ceux qu’il rencontre car, comme le fait remarquer le même Bernanos, « les ratés ne vous rateront pas » (Le Chemin de la Croix-des-Ames). Il suffit de se pencher sur les réseaux dits sociaux, sur tous les moyens de communication qui nous abreuvent de paroles et d’images sans nous laisser le loisir et le temps du recul, de la réflexion et de la critique, pour comprendre à quel point nos habitudes sont modelées, de plus en plus, avec cette médiocrité et cette frivolité tenus comme les matériaux premiers et incontournables. Léon Bloy, il y a plus de cent ans, constatait déjà que « la plus inconcevable frivolité s’est assise de nos jours sur tous les trônes de la pensée et se vautre depuis deux ou trois siècles dans toutes les couches royales de l’esprit humain. » (Le Symbolisme de l’Apparition)
De telles habitudes sont très éloignées de la hexis des Grecs, chez Platon et Aristote, et de l’habitus de saint Thomas d’Aquin, pour lesquels elles sont des qualités requises pour l’exercice de la vie morale. En fait, elles sont constamment détournées de leur force originelle qui permet en effet cette condition active des vertus grâce à ce qu’elles ont emmagasiné de savoir et d’expérience. Les bonnes habitudes sont des outres de rétention dans lesquelles nous pouvons puiser largement sans grand effort de notre part. Ce sont nos habitudes, bonnes ou mauvaises, qui vont ciseler nos attitudes. Il existe les attitudes complètement forgées et artificielles, celles qui ne sont que de l’ordre du paraître et du faux semblant, tel le Tartuffe de Molière. Rencontrer de telles personnes est toujours une épreuve et il est rare d’en sortir indemne car le propre de ceux qui affichent des attitudes toutes faites est de vouloir défendre leur personnage aux dépens des autres. Mieux vaut les éviter une fois qu’elles sont repérées, mais cela n’est pas toujours possible, notamment dans la vie professionnelle et dans toutes les circonstances où s’établissent des relations d’autorité ou de dépendance. Paul Claudel, dans son Journal, croque de façon amusante et cruelle ces êtres qui sont plus attitudes que vérité. Voici quelques perles : « De ces figures que le Créateur n’a pas finies, les unes parce que c’était trop difficile, les autres parce que ça n’en valait pas la peine », « Un monsieur dont on voit tout de suite qu’on est sans excuse de ne pas le connaître », « Une de ces têtes solidement ajustées dont on pense : Comme ça ferme bien ! », « Avec l’air ravi d’une vache qui vient de découvrir un trèfle à quatre feuilles »… Quel humour, quel régal ! Mais nous rions jaune car nous nous regardons dans un miroir…
Il ne s’agit pas de refuser les habitudes, – ce qui d’ailleurs est impossible car cela serait notre mort, mais simplement de cultiver celles qui nous aident à vivre et à grandir et de contrôler celles qui nous entraînent plutôt vers le bas. Quant à éviter toutes les attitudes, cela paraît utopique. Au moins pouvons-nous ne pas trop nous soucier de l’image que nous donnons et essayer de correspondre avec vérité à ce qui apparaît de notre être. Notre existence est pavée d’habitudes et d’attitudes. En être conscient est déjà la solution en marche car il y a alors moins de risque de se laisser mener par le bout du nez en suivant simplement le troupeau ou celui qui a parlé le dernier. Aucune fatalité ne plane au-dessus de nos têtes. Nous sommes au moins libres de mettre un ordre, de faire un tri dans tout ce fatras qui risquerait de nous étouffer. Gardons au moins l’habitude de cet ordre et adoptons plutôt l’attitude de l’humilité car nos royaumes sont éphémères.
P.Jean-François Thomas s.j.
29 octobre 2018