Des larmes et de la Lumière
Voici le temps du grand silence, alors que le voile du Temple s’est déchiré pour mettre un terme au règne de la Loi qui écrase et pour ouvrir l’avènement de la Parole qui pardonne et qui libère. A l’horizon brille déjà la lueur qui va bouleverser l’avenir des hommes et qui va baigner l’espérance des générations à venir. Pour l’instant, en ce Vendredi Saint et ce Samedi Saint, nous sommes encore enveloppés dans les voiles de veuvage comme les crucifix, les statues et les tableaux des églises où tous les autels sont nus et dépouillés, où les bénitiers sont vides, où les orgues et les cloches se taisent. Heure du deuil et des larmes.
Nos pleurs font suite à ceux du Christ devant le tombeau de Lazare et au Jardin des olives. Dans les saints Evangiles, il existe une gradation des larmes. Lors des récits de résurrection par Notre Seigneur de la fille de Jaïre, chef de la synagogue de Capharnaüm, et du fils de la veuve de Naïm, ce sont les membres de la famille, les proches et les amis qui pleurent et se lamentent. Puis, devant le tombeau où Lazare pourrit déjà, le Maître est Celui qui laisse couler ses larmes, provoquant l’étonnement des assistants qui reconnaissent alors combien Jésus aimait cet homme de Béthanie. Ces larmes sont encore purement humaines, signe de l’affection légitime d’un ami envers son ami, signe aussi que le Christ pleure sur le péché qui cause la mort éternelle. Bientôt, lors de son Agonie, Il va pleurer des larmes de sang, ce Sang qui sera versé en abondance lors de la Flagellation et sur la Croix : ces larmes sont divines De quel abîme, de quelle profondeur surgissent-elles ? Elles surgissent de la connaissance parfaite que Jésus possède de l’atrocité du péché et de la tragédie de la mort. Nul aveuglement, nul oubli, nulle légèreté superficielle chez Lui puisqu’Il est le Fils de l’homme et qu’Il partage avec le Père le secret de la fondation du monde. Nous, nous pouvons nous tromper nous-mêmes, par peur, par bravade, par arrogance. Nos ressources pour le mensonge sont myriades. Ainsi croyons-nous survivre plus facilement, repoussant jour après jour la réalité de l’échéance qui couronnera notre vie et la pesanteur du mal qui, sans cesse, nous tire par les pieds.
Le Christ voyait notre péché et Il savait qu’il faudrait boire le calice jusqu’à l’ultime goutte pour nous en délivrer. D’où ces larmes qui jaillissent de son corps avant même que ses tortionnaires n’eussent mis la main sur Lui : librement Il se videra de son Sang salvifique. Lui qui avait accepté que la Madeleine baignât ses pieds avec ses larmes de pécheresse, Il pleure sans retenue, pourtant sans péché, aux pieds de son Père, jusqu’à crier vers Lui dans sa torture : « Eloi, Eloi, lamma sabacthani ! » (Marc XV, 34). Paroles hébraïques, si rares dans les Evangiles, car langue de la première révélation ; mots mystérieux car appartenant à un dialogue qui s’institue au cœur de Dieu et qui n’appartient pas au langage humain. Là Jésus ne pleure plus car Il s’est vidé de toutes ses larmes et de tout son sang. Il n’a plus rien à donner, sauf son dernier souffle qui va abattre les portes de la mort, vider les limbes, terrasser le Malin, tandis que tremblement de terre et ténèbres assaillent la terre enfin délivrée de son Ennemi. Notre Seigneur affronte dans la mort un désert dont Lui seul peut compter tous les grains du sable qui le constitue : le désert de notre amour desséché et infidèle. Il embrasse d’un seul regard cette étendue infinie et hostile. La plénitude de ce regard, capable de tout étreindre en un seul instant, est à l’image de la plénitude de sa souffrance qui est multipliée par autant de grains de sable formant les dunes de notre indifférence et de notre trahison. Il est difficile d’imaginer cette croissance constante de la douleur du Fils de l’homme confronté à son sacrifice pour notre salut. Il n’avait pas, comme nous, cette manière tortueuse de tourner autour du pot, , de se promener autour de son exécution sans jamais s’en approcher. L’homme est protégé en quelque sorte par sa corruption, par son état peccamineux qui l’empêchent de voir la réalité nue, qui dissimulent à ses yeux les pages les plus terribles de son existence. Dans le Christ, rien de tel. Tout est à plat, visible, horriblement et crûment. Jésus connaît parfaitement sa double nature humaine et divine et, du même coup, Il atteint le fond de son supplice. Personne ne peut sonder l’épaisseur de cette désolation. Voilà pourquoi la souffrance du Christ sur la Croix ne sera pas seulement celle d’un crucifié mais elle déploiera ses ailes sombres aux dimensions de l’univers et de la divinité qui habitent le Messie. Mystère insondable de cette horreur qui dépasse toutes les douleurs passées, présentes et à venir.
Nous pataugeons en trébuchant au coeur de cette déréliction divine du Vendredi Saint, et au milieu des ténèbres silencieuses du Samedi Saint. Il y a de quoi perdre la tête, désespérer, comme l’ont fait les apôtres avant nous, alors qu’ils se retrouvaient orphelins, déçus dans leurs attentes humaines et mondaines, cernés par l’hostilité des Juifs décidés à faire retourner au néant ce prédicateur de rien sorti de nulle part. La lâcheté des disciples, leur incapacité à interpréter tout ce que le Maître leur avait laissé en héritage, leur balourdise et leur médiocrité, nous les aurions partagées si nous avions été choisis à leur place. D’ailleurs, malgré le trésor légué, génération après génération depuis deux mille ans, notre coeur n’est pas plus accueillant, notre esprit n’est pas plus vif, notre intelligence n’est pas plus brillante, et, sous le vernis de notre foi, grouille bien souvent la vermine du doute ou de la révolte. De toute façon, pas de commune mesure entre notre esprit et l’Esprit de Dieu. Il suffira pourtant des quelques mots prononcés par le Christ ressuscité pour que les premiers témoins de Pâques soient libérés des écailles qui recouvraient leurs yeux et leur coeur. Il suffira que le divin Jardinier appelle la Madeleine par son nom pour que cette dernière Le reconnaisse et Le confesse. Il suffira pour Jean, l’apôtre aimé, de découvrir le tombeau vide, -tandis que Pierre, essoufflé, peine à le suivre en courant jusqu’au jardin- , pour qu’il croie, envahi par la Lumière. Il suffira pour Thomas, -pas plus incrédule que les autres, d’entendre l’invitation du Maître à toucher les plaies divines, pour qu’il soit ébloui par la Gloire et qu’il murmure la divinité de Celui dont il avait douté. Il suffira pour les disciples d’Emmaüs d’assister à la fraction du pain, pour qu’ils soient soudain affamés du Pain vivant qui disparaît sous leur regard.
La Lumière est entrée dans le monde non par le concert des anges ou les armées célestes mais par les pauvres et simples instruments que Dieu s’est choisis pour convaincre les hommes qu’Il est plus fort que la mort : le doigt de saint Thomas s’approchant des Plaies, tremblant, hésitant, est comme une torchère qui ouvre le chemin et révèle à notre scepticisme la réalité du Salut. Les Pères de l’Église disaient que le doigt de saint Thomas qui avait touché la Plaie du côté du Christ était le maître de la terre, et sainte Brigitte de Suède écrira que saint Thomas est le trésor de Dieu et la lumière du monde car, par son doute surmonté, sa profession de foi et son doigt téméraire, il nous a introduit dans le mystère pascal qui demeure, sans cela, incompréhensible à notre intelligence limitée.
Voilà que nous passons des ténèbres de la mort à la lumière de la vie grâce aux misérables moyens humains utilisés par le Christ pour nous introduire dans sa gloire. Le pas est infime des larmes à cette joie intérieure. Il suffit du souffle léger du Saint-Esprit pour que la pierre roule, que le sépulcre se vide, que les linges de l’embaumement se retrouvent soigneusement pliés sur la tombe désertée. Le vide le plus plein de l’histoire, un vide qui n’est pas disparition mais qui révèle que le Christ a vaincu la mort et le péché, Lui qui se montrera en chair et en os, dans son corps glorieux, avant de retourner vers le Père.
Accompagnons pas à pas le Maître en pleurant, du jardin de Gethsémani au mont du Golgotha afin de pouvoir nous pencher, nous aussi, avec saint Jean, le matin de la Résurrection, à l’entrée du tombeau tout auréolé de lumière.
P.Jean-François Thomas s.j.