Intérieur et extérieur
Tout homme est écartelé entre l’intérieur et l’extérieur. Les apparences correspondent rarement à l’être profond, sauf chez ceux qui n’ont cessé de lutter pour se purifier et pour faire correspondre le visible et l’invisible. Il est de bon ton, régulièrement, de dénoncer le pharisianisme, c’est-à-dire cette tendance à accorder plus d’importance à ce qui se voit qu’à ce qui est. La critique est facile et ceux qui y cèdent ne se rendent pas forcément compte qu’ils épousent à leur tour des postures de pharisiens, plus occupés à juger les autres qu’à se convertir eux-mêmes. Les partisans des deux camps s’opposent, se vouent aux gémonies, s’excommunient. Chacun prétend être le plus humble et le plus conforme à la volonté divine. Pourtant, le pharisianisme ne réside généralement pas là où il est le plus attendu, le plus dénoncé, le plus traqué. D’ailleurs, plus une personne en parle, en dénonçant sa présence à tous les coins du bois, plus il est probable qu’elle soit elle-même bien saucissonnée dans une mentalité pharisienne. Ceux qui sont le plus prompts à repérer chez les autres les brins de paille ploient en fait sous leurs propres poutres avec lesquelles ils érigent leurs chapelles particulières.
La plupart des hérétiques et des schismatiques au cours des siècles se sont vantés d’être différents des autres hommes, plus purs, plus détachés des choses extérieures. Ce sont des iconoclastes de l’extériorité. Luther, Calvin et leurs disciples luttèrent avec rage et haine contre les manifestations extérieures de la foi, appelant à détruire et à faire table rase. Que de contrées européennes désolées sous leurs coups répétés ! Sous le prétexte qu’il ne faut point laver la coupe, ils la brisèrent et jetèrent avec elle la Tradition la plus sainte. Les pires « réformateurs conciliaires » ne procédèrent pas autrement il y a quelques décennies, n’ayant rien à envier de la furie révolutionnaire.
L’homme intérieur ne peut se développer sans l’homme extérieur. Le but est que les deux s’unissent sans contradiction, que les bords des deux se collent à la perfection, recréant ainsi l’harmonie perdue par le péché originel, perte aggravée par les péchés ordinaires. Un chrétien n’a de cesse d’utiliser toutes les armes spirituelles à sa disposition afin d’échapper à la règle commune due au Mal qui fait de nous des êtres « pour la galerie ». Que tous ces hommes qui considèrent comme leur devoir de chasser du pharisien en toutes occasions jettent donc la première pierre s’ils se considèrent vraiment comme exempts d’une identique faiblesse ! Il ne restera pas grand monde sur la scène, n’est-ce pas ?
Le seul qui aurait pu, -et qui a régulièrement, rappelé les pharisiens à un peu plus d’humilité et de vérité, est le Christ. Mais en même temps, bien souvent, Il s’est abaissé devant leur morgue, Il n’a point répondu à leurs provocations, Il a appliqué tous les préceptes et toutes les lois, Il a répondu patiemment et énergiquement à leurs questions et à leurs pièges, Il ne s’est pas lassé de leur mauvaise foi, de leur perversité, de leur fausse ingénuité. Il n’a pas passé son temps de prédication à traiter tous et chacun de pharisien, n’exerçant sa sévérité qu’en quelques circonstances, toujours pour amener ces hommes à ouvrir enfin les yeux. Le reste du temps, Il demeura toujours un agneau prêt pour l’abattoir. Jamais il n’appela « porc » ou « putain » les pécheurs qui étaient traînés devant Lui ou qu’Il rencontrait, car Lui seul savait ce qui se trouvait vraiment, caché, dans leur cœur. Les catégories de l’intérieur et de l’extérieur ne L’intéressent pas : Il jauge, pèse, juge, en toute connaissance de cause puisqu’ Il plonge directement jusqu’à la racine. Lui seul est revêtu d’une telle autorité, personne d’autre.
Notre Seigneur lutta bien contre les pharisiens car Il était la Vérité face à l’erreur et au mensonge. Tel est le drame, celui de la bataille entre ce qui est et ce qui prétend être. Les casuistes de tous les temps ont beau jeu de poursuivre de leur haine et de leur ressentiment ceux qui, à l’image du Christ, sont attachés à la Vérité. Ce n’est plus alors une question de coupes, de purifications de coupes mais de zèle pour le Royaume. L’Eglise est au milieu de ce terrain de conflits. Elle a le devoir de défendre ce qui est menacé de l’intégrité du message évangélique, sève salvifique au cœur de l’arbre du monde décharné et moribond. L’oeuvre du Christ est d’unifier l’homme extérieur et l’homme intérieur, afin que seule demeure la conformité, en pensées, en paroles et en actes, avec ce qui est juste et bon.
Lors de sa mission terrestre, le Christ a bien rappelé que la chaire de Moïse demeure la chaire de Moïse et qu’il faut mettre en pratique ce qui est enseigné par les prêtres, les scribes et les docteurs de la Loi, à condition que cela soit fidèle à la Révélation, sans se soucier de savoir si cette même élite religieuse traduit en actes ce qu’elle enseigne. Cela est valable aujourd’hui dans l’Eglise. Il faut mettre en pratique ce qui est enseigné de juste, sans prêter l’oreille aux sirènes mondaines qui envahissent le sanctuaire. Faire ce qui est dit de vrai et renoncer à faire ce qui est fait ou proclamé de mauvais. Et aller plus loin encore en criant ce qui est tu alors que c’est la vérité, au risque de voir bondir les êtres retors comme des serpents hors de leur repaire. La réconciliation entre l’homme extérieur et l’homme intérieur passe par les épines, celles de la couronne du Christ. Si aucune épine ne perce notre cœur, nous risquons bien de demeurer des pharisiens qui se targuent d’être humbles comme des publicains et qui ramassent des brouettes de pierres le long des chemins pour ne manquer d’aucune provision pour les lapidations quotidiennes de ceux qui n’ont pas l’heur de leur plaire.
L’homme religieux a besoin de l’extérieur pour défricher les mauvaises herbes qui recouvrent l’homme intérieur. Il a besoin des rites sacrés et de ses signes, de leur beauté, de leur permanence au cours des siècles pour entrebâiller la porte de l’éternité. Cet extérieur lui révèle l’essence de ce qui est plus profond et qui lui permettra d’atteindre le salut. Les sacrements sont entourés de signes extérieurs qui l’aident à percevoir leur efficacité surnaturelle.
Le Carême est la saison liturgique idéale pour réfléchir de nouveau sur l’unité dont a besoin notre être, sur les moyens à mettre en œuvre pour dompter de mieux en mieux l’homme extérieur et pour faire croître l’homme intérieur. Leonardo Castellani prophétise, dans Le drame du Christ que « (…) les choses iront en empirant. Dans les derniers temps, pour remédier au pharisianisme triomphant, la conflagration totale de l’univers et la descente du Fils de l’homme seront nécessaires, non sans que d’innombrables vies d’hommes n’aient été avidement dévorées. »
Nul ne sait si ces temps derniers sont les nôtres. Ce qui est évident est que la bataille rangée a débuté et que les apparences semblent pour l’instant triompher. La cuirasse nécessaire est de revêtir le Christ. Telle est la condition de la victoire de l’homme intérieur.
P. Jean-François Thomas s.j.