La possession diabolique du corps de la France par la République
La République devait se servir de la France et des Français pour réaliser son universalité. Elle a donc pris « possession » de la France. Le mot « possession » doit être pris ici dans un sens théologique : il s’agit d’une possession diabolique, au sens où une entité prend le contrôle d’un corps, lui imprime sa marque, lui impose sa volonté et lui fait perdre jusqu’à la conscience de sa propre identité. Seule l’idée de « possession » peut en effet expliquer qu’un pays se caractérise à travers des symboles, des couleurs, des moments et des mots qui ne sont pas les siens mais ceux du régime politique qui s’est emparé de lui par la violence.
En fait, la stratégie républicaine de prise de possession du corps national a reposé essentiellement sur un processus pernicieux d’identification de la République à la France et de la France à la République.
Pourquoi, l’identification de la République à la France était-elle si importante pour les républicains ? Pour au moins deux raisons :
- D’une part, il fallait rendre la République intouchable, il fallait la sanctuariser. Les élections de 1871 avaient envoyé deux tiers de monarchistes à l’Assemblée. Aux élections législatives d’octobre 1877, le camp républicain avait fait seulement 60 % des voix alors que la situation lui était très favorable. Même si depuis 1884 il était interdit de remettre en cause la forme républicaine de gouvernement, le régime en place restait précaire comme allait le démontrer l’affaire Dreyfus. Seule une assimilation totale de la République à la France pouvait rendre la République indéboulonnable : toute atteinte à la République et à ses symboles (le drapeau tricolore par exemple) serait dès lors vécue par les Français comme une atteinte intolérable à la France et au peuple français.
- D’autre part, parce qu’il s’agissait d’utiliser le sentiment patriotique des Français. Il fallait canaliser cette énergie nationale pour la mettre, au nom de la France, au service du projet républicain. C’est cette identification qui explique les efforts et les sacrifices consentis par les Français à la demande du régime en place.
L’identification de la République à la France relève donc d’une « nécessité républicaine», d’une volonté consciente, d’une stratégique datée, qui a abouti dans les années 1880-1890. En voici les grandes étapes :
- 1792 : la République s’affirme « française » (déclaration du 25 septembre 1792)
- 1848 : le drapeau tricolore associé à la République devient définitivement le drapeau « français » (décret du 5 mars 1848)
- 1877 : Marianne, emblème de la République, figure désormais la France.
- 1879 : l’hymne des armées de la République (La Marseillaise) devient « chant national français » (séance de l’Assemblée du 14 février 1879)
- 1880 : la devise républicaine (« Liberté, Égalité, Fraternité »), affichée sur tous les édifices publics, devient la devise de la France (14 juillet 1880)
- 1880 : le 14 juillet républicain est adopté comme jour de fête « nationale »
- 1895 : les conquêtes de la République en Afrique de l’ouest (au profit des affairistes républicains) sont dites « françaises » (L’Afrique-Occidentale « française »)
- 1910 : les conquêtes de la République en Afrique centrale (au profit des affairistes républicains) sont dites « françaises » (L’Afrique-Équatoriale « française »).
- 1914 : « Armée française » et « Armée de la République », d’usage courant, sont interchangeables, etc.
Parvenir à faire croire à toute une population que le régime politique en place depuis peu se confond avec une nation séculaire, au point même que le nom du régime en question soit quasiment synonyme de celui de ce pays (la République / la France), révèle un machiavélisme sans précédent. Dès lors, toute critique ou remise en cause de la République, de ses symboles, de ses principes, de sa devise, sera automatiquement perçue comme une remise en cause de la France.
Mais l’utilisation et la manipulation des symboles n’auraient pas été suffisantes sans le contrôle des esprits par l’Enseignement obligatoire. Seule l’École républicaine pouvait assurer le conditionnement définitif des nouvelles générations :
« Quand toute la jeunesse française aura grandi sous cette triple étoile [l’obligation, la gratuité et la laïcité de l’École républicaine], la République n’aura plus rien à redouter » écrivait Ferdinand Buisson.
L’École dite « républicaine » ou « de la République » est conçue comme une « maison d’éducation » organisée « d’après l’idéal entrevu par la Révolution Française » (Ferry). Son objectif assigné sera de « changer d’ici à quelques générations les habitudes et les idées des populations », de « former et reformer » pour « préparer à notre pays une génération de bon citoyens ». (Ferry, Lettre aux Instituteurs, 1883). Cette mission, on le sait, sera remplie par les « hussards noirs de la République » qui apprendront à des générations d’enfants que la République est la France, voire la quintessence de la France, et que la contester revient à renier sa patrie.
Cette altération des réalités systématisera l’idéologie de la Revanche pour mieux s’imposer. Un décret scélérat du 6 juillet 1882 va incorporer les enfants des écoles dans des « bataillons scolaires » militairement organisés et armés (parfois de vrais fusils). Au nom de la Revanche, les enfants enrégimentés vont ainsi participer aux grands-messes républicaines du 14 juillet, honorer le drapeau républicain, chanter la Marseillaise… et s’exercer au tir, en attendant la Marne et Verdun. C’est à travers la République et ses symboles que les jeunes endoctrinés doivent montrer leur attachement à la France. Nul besoin de préciser que cet apprentissage pavlovien se poursuivra durant le Service militaire obligatoire.
En résumé, à partir des années 1880, la République a entrepris avec patience et méthode un long travail de conditionnement des esprits. Il fallait que ceux-ci, débarrassés de la réflexion, associent de manière automatique la République à la France et la France à la République. La manipulation des symboles, la réécriture de l’histoire, les célébrations « nationales », le revanchisme, l’endoctrinement scolaire, le Service militaire, bientôt la guerre… ont été les principaux vecteurs d’un conditionnement qui associe une somme extraordinaire de violences.
Nous pouvons considérer qu’en 1918 le processus d’identification est arrivé à son terme. Les anciennes générations ont disparu et les nouvelles ont été formées par l’École républicaine. Pour tous les Français désormais, l’Armée est à la fois « française » et « républicaine », ainsi que l’École, la Justice, la Police, l’Assemblée, les institutions… Pour longtemps, la République est « française » et n’aura plus rien à redouter de la France : Ferry et Buisson ne s’étaient donc pas trompés, mais à quel prix !
Antonin Campana
Illustration : Alban Guillemois