Il y a cinquante ans, le 3 septembre 1967 : Le royaume de Suède adoptait la circulation automobile à droite
On estime aujourd’hui que cent soixante-sept pays ou territoires, représentant les deux tiers de la population mondiale, font circuler les véhicules automobiles sur le côté droit de la chaussée, tandis que soixante-seize pays ou territoires, représentant un tiers de la population mondiale, le font sur le côté gauche. Au cours du temps, trente-trois pays ou territoires ont changé de sens de circulation, vingt-neuf pour passer de gauche à droite et seulement quatre pour passer de droite à gauche. Dans la plupart des cas, il s’agissait de pays peu peuplés et dans lesquels l’automobile n’occupait pas la place prépondérante qu’elle a conquise sur presque toute la planète pour les transports individuels et familiaux.
S’il demeure impossible de savoir pour quelles raisons certaines nations ou certains peuplent choisirent un sens de circulation plutôt qu’un autre, il ressort néanmoins de l’analyse historique que la conduite à gauche prédomina longtemps. On a beaucoup dit que, durant l’Antiquité égyptienne, grecque et romaine, les soldats marchaient à gauche de façon à ce que, droitiers pour le plus grand nombre, ils pussent plus facilement dégainer leur épée afin de la pointer vers l’ennemi apparu par surprise. La même explication valait pour les cavaliers et conducteurs de chars ou de chariots tenant les rênes de la main gauche afin de conserver libre la droite en cas d’attaque.
Au Moyen-Âge, en l’absence de toute réglementation de la circulation routière, le pape Boniface VIII conseilla, par un édit de 1298, aux pèlerins de cheminer à gauche, toujours pour les mêmes raisons de sécurité. C’est ainsi que l’habitude en fut prise pendant plus de quatre siècles.
La toute première réglementation apparut en 1792 dans l’État de Pennsylvanie pour imposer la conduite… à droite. Justifiée par l’usage très répandu d’un chariot, le conestoga (du nom de la région où il fut inventé et fabriqué), ancêtre des chariots de la Conquête de l’Ouest, et dont la technique de conduite exigeait de se tenir à gauche de l’attelage. Les autres États américains suivirent cette formule dans un évident souci de cohérence.
En France et en Europe il fallut attendre Napoléon pour qu’apparût, en 1804, la même réglementation, semble-t-il inspirée par deux raisons d’ordre plus idéologique que pratique : le modèle américain, dont la Révolution et l’Empire étaient entichés, et la volonté de contredire un usage hérité de la papauté. Puis l’occupant français exporta la règle à un grand nombre de pays du continent. L’Angleterre conservait la conduite à gauche et commençait à en faire un élément d’identité nationale. De même que la Suède et la Finlande mais, elles, sans motif idéologique apparent.
Lorsqu’ apparurent les premières automobiles à moteur, dans les dernières années du XIXe siècle (car la toute première automobile peut être attribuée à Léonard de Vinci en 1478), on les équipa, en raison de leur « grande vitesse » (de l’ordre de 30 à 35 km/h) d’un dispositif de sécurité d’urgence, le frein à main qui exigeait une certaine force pour être actionné, donc de préférence de la main droite, incitant les constructeurs à installer le volant d’abord à droite car le frein était d’abord à l’extérieur puis à gauche quand on le rapatria dans l’habitacle pour le positionner au milieu de celui-ci. Toutefois, faute d’harmonisation règlementaire, de nombreux véhicules furent fabriqués avec le volant à droite, y compris dans les pays, dont la France, où l’on circulait à droite. En outre, après que fut créée, pour la première fois aux États-Unis en 1913 (en France en 1922) l’obligation d’un permis de conduire assorti d’un examen de capacité, on expliqua pendant plus de trente ans aux candidats automobilistes qu’ils pouvaient occuper le milieu de la route lorsque celle-ci était libre et qu’ils devaient seulement se ranger, à droite ou à gauche, au moment de croiser un autre véhicule.
La modernisation des véhicules et le développement de leur sécurité conduisirent les constructeurs automobiles du continent européen à ne quasiment plus produire, après 1945, que des voitures ayant le siège conducteur à gauche. Les marques suédoises, Saab et Volvo, s’alignèrent sur cette politique, ce qui rendit le trafic moins aisé, notamment lors des dépassements. Dès lors fut posée la question d’un changement du sens de la circulation, d’autant que les deux pays voisins, la Norvège et la Finlande, pratiquaient la conduite à droite, le premier depuis toujours et le deuxième depuis son annexion par la Russie en 1809. Toutefois la population suédoise s’y opposait : un référendum organisé en 1955 donna 85 % de votes hostiles au changement.
Mais, en 1963, un rapport au Parlement montre, compte tenu des projections relatives à l’accroissement du trafic automobile dans les années à venir, d’une part la nécessité d’améliorer la sécurité routière, d’autre part de faciliter la fluidité des échanges par route avec les pays voisins. La décision est donc prise, politiquement, de changer le sens de la circulation après une longue préparation de la population. Le Premier ministre Targe Erlander, qui dirigea le gouvernement social-démocrate durant vingt-trois ans, venu présenter le projet au roi Gustave VI, s’entendit répondre par celui-ci : « eh, bien cela ferait plaisir à Bernadotte… ou pas. »
Le principe une fois retenu, le mode opératoire soulevait de considérables difficultés pratiques, qui furent traitées « à la suédoise », c’est-à-dire posément, sans passions ni suspicions, en prenant le temps nécessaire, en écoutant soigneusement toutes les opinions et en effectuant un gros travail éducatif et psychologique. On se donna ainsi un délai de quatre ans pour mener à bien le projet, dont on confia le pilotage à une « Commission nationale sur la circulation à droite ». Le jour J ( Dagen H ) fut fixé au dimanche 3 septembre 1967 et les principales modalités suivantes retenues : plusieurs semaines à l’avance, des messages radiophoniques et télévisés furent régulièrement diffusés, souvent sur le mode humoristique ; une chanson, choisie par concours, rappelait l’échéance ; les journaux publièrent à de nombreuses reprises toutes les explications voulues, assorties de plans et de schémas ; plusieurs jours à l’avance, toutes les intersections furent équipées de nouveaux poteaux et feux de signalisation emballés dans du plastique noir, que l’on retirerait au jour dit ; celui-ci arrivé, la circulation fut interdite entre 1h et 6h du matin, sauf pour les véhicules d’urgence, intervalle mis à profit par les services de la voirie pour supprimer tous les anciens panneaux de signalisation et déplacer les arrêts de bus (tous changés pour que leurs portes soient placées du côté droit), etc. Dans l’après-midi, Gustave VI sortit du palais royal au volant de sa voiture pour accomplir un tour de sa capitale et illustrer la facilité d’adaptation au changement.
Le lundi 4 septembre, on dénombra 125 accidents de la circulation, contre 167 le lundi précédent. L’opération avait été parfaitement réussie et ne fit l’objet d’aucune contestation marquante. Une fois de plus, la Suède avait fourni à l’Europe, une leçon de civisme et de sérénité. L’Islande lui emboîterait le pas moins d’un an plus tard.
Daniel de Montplaisir