Il y a cinquante ans, le 24 juillet 1967 : À Montréal, le général de Gaulle se trompait de discours
Magnifique discours, dont les pierres grises de l’Hôtel de Ville restent encore imprimées, dont le balcon d’où il fut prononcé demeure fermé comme un reliquaire. Éblouissantes formules, associant l’incomparable humour gaullien à la solennité historique : « Je vais vous confier un secret que vous ne répéterez pas… Ici ce soir, et tout le long de ma route, je me trouvais dans une atmosphère du même genre que celle de la Libération… »
En bas, sur la place Jacques Cartier, entremêlées d’étonnements, les ovations enflent à chaque nouvelle phrase du général. L’apothéose advient après un petit temps de silence qui succède à « vive le Québec libre ! » Pendant une seconde, la foule n’en croit pas ses oreilles et diffère à son tour sa clameur d’une seconde.
De Gaulle a largué sa bombe et on ignore encore aujourd’hui si ce fut parfaitement prémédité ou s’il s’est abandonné à l’enthousiasme de l’instant.
Réagissant aussitôt en situation de crise, le gouvernement canadien éleva une protestation à laquelle de Gaulle riposta en annulant sa visite dans la capitale fédérale prévue pour le surlendemain.
En France, les réactions furent très contrastées : si les gaullistes fidèles et une majorité populaire de Français applaudirent l’audace, la classe politique et les médias, condamnèrent l’outrance. Georges Pompidou et son gouvernement parurent eux-mêmes un peu gênés. Le Figaro, pourtant proche du pouvoir, évoquait « un grave échec diplomatique. » On reprochait à de Gaulle son ingérence dans les affaires d’un État souverain sans aucun bénéfice pour qui que ce soit et la création d’un bien inutile malaise avec le monde anglo-saxon.
En réalité, le président français avait bien commis une gaffe mais pas de la façon que l’on pense. Voulant apporter son soutien à l’identité québécoise, il commit un contresens.
Pour le comprendre, il faut resituer, dans le contexte de l’époque, les aspirations du gouvernement canadien et notamment ce que le Premier ministre Lester Pearson attendait de la France et du voyage du général.
Au pouvoir depuis 1963 mais à la tête d’un gouvernement minoritaire car les élections n’avaient pas dégagé de majorité absolue, l’ancien chef du parti libéral canadien, avait engagé de courageuses réformes poursuivant trois grands objectifs.
Le premier visait à conforter l’identité du Canada en dotant la nation de symboles propres et non plus hérités de la colonisation britannique : ainsi fit-il remplacer le vieux drapeau marqué par l’Union Jack par le drapeau actuel à feuille d’érable, et le God save the queen par l’hymne Ô Canada. Dans la même veine, il fit instaurer partout le bilinguisme afin que les francophones se sentent bien à égalité de droits avec les anglophones.
Le deuxième résidait dans la mise en place d’une politique sociale, notamment en matière de couverture santé et de droit du travail, car si l’économie canadienne était bien une économie de marché, elle ne devait pas, selon Pearson, imiter le modèle américain d’un capitalisme sauvage.
Le troisième consistait à affirmer l’indépendance du Canada dans sa politique étrangère. Jusqu’ici, le pays avait toujours suivi les querelles du Royaume-Uni et des États-Unis. Mais une rupture venait de se produire avec le refus que Pearson avait opposé au président américain Lyndon Johnson qui le sommait de s’engager dans la guerre du Viêt-Nam. On dit que leur échange fut assez violent.
Le Premier ministre canadien était donc à la recherche d’un allié qui l’aiderait dans cette voie. Vers quelle puissance se tourner ? La liste était vite faite. L’URSS et la Chine vivaient sous un régime de terreur socialiste ; l’Allemagne et le Japon n’avaient pas voix au chapitre ; le Royaume-Uni et l’Italie se présentaient comme les vassaux des États-Unis. Seule restait la France du général de Gaulle, qui travaillait alors à la recherche d’une troisième voie pour sortir de la guerre froide et qui animait déjà à ce titre les espérances des pays dits non alignés. Pearson avait été particulièrement impressionné par le discours de Phnom-Penh du 1er septembre 1966 au cours duquel le président français exposait qu’il ne voyait aucune solution militaire au Viêt-Nam et apportait son soutien à la politique d’indépendance du Cambodge. C’est aussi l’année du départ de la France de l’OTAN et de l’esquisse d’une politique de non alignement.
Pearson voulut donc profiter de la commémoration du centenaire de la Constitution du Canada, adoptée en 1867, et de l’exposition universelle de Montréal, pour convier le général de Gaulle à une visite d’État au cours de laquelle son prestigieux invité il aurait l’occasion, ici aussi, de soutenir la nouvelle politique d’indépendance d’une nation amie de la France.
On imagine donc sans peine son désarroi en entendant le discours de Montréal. Sans que cela fût dit, Pearson attendait du général qu’il vînt proclamer « vive le Canada libre ! » Et non alimenter les illusions indépendantistes au moment même où Ottawa consentait enfin l’effort de reconnaître l’importance du Québec au sein de la nation canadienne.
De Gaulle, qui ne lisait plus les notes préparées par ses collaborateurs, manqua donc ce jour là une splendide occasion de se poser en chef de file des pays développés refusant aussi bien les menaces russes que les intimidations américaines.
Pearson, chahuté par ses ministres, n’eut d’autre choix que de protester officiellement, la mort dans l’âme. Sa carrière s’en ressentit vivement : le 14 décembre 1967, il annonçait son retrait de la vie politique. Tandis que les ennemis du général, à Londres et à Washington, mais aussi à Paris, se frottaient les mains en feignant d’être choqués.
Daniel de Montplaisir