Royale politesse
Chacun connaît la célèbre réplique de Louis XVIII : « L’exactitude est la politesse des rois ». Elle s’inscrit dans cette tradition française séculaire qui allia courtoisie , élégance et raffinement, permettant à la culture du royaume d’être connue, enviée et copiée par toutes les cours d’Europe. Nous savons que Louis XIV se découvrait pour saluer même une femme de chambre de Versailles. La révolution s’attaqua à cette manière d’être en relation avec autrui, y dénonçant un obstacle au rabotage des esprits, au nivellement par le bas. Il y a quelques années, Frédéric Rouvillois avait bien montré, dans son ouvrage sur L’Histoire de la politesse de la révolution à nos jours, comment la haine des sans-culottes s’était également acharnée sur tout code pouvant mettre en péril la fausse égalité entre les êtres, préférant le nivellement par le bas. Au même moment, la reine Marie-Antoinette montant sur l’échafaud s’excusait auprès du bourreau qu’elle bouscula légèrement. Remis à l’honneur sous la Restauration, la politesse ordinaire et exquise, source d’apaisement dans toute société, fut de nouveau défigurée par les rêves d’émancipation du mouvement rebelle de mai 1968. La goujaterie et le tutoiement devinrent des règles immuables et bien partagées car toute forme de savoir-vivre fut taxée de résurgence bourgeoise. Il faut dire que la démocratie à l’américaine et les régimes totalitaires communistes avaient également fait table rase de tout ce qui pouvait être une barrière à l’égalitarisme le plus sordide.
Le philosophe Emmanuel Lévinas dit justement que la formule « après vous » est la plus belle de la politesse à la française, puisqu’elle met l’autre au premier plan quel que soit son statut social, sa richesse, sa position. L’hypocrisie tant dénoncée par les adversaires idéologiques de la politesse n’est en effet un risque que lorsque les règles de savoir-vivre s’appliquent à plus grand que soi et que l’on peut rechercher ainsi une faveur, un regard même condescendant, une promotion, ou, plus contemporain, un « selfie » en compagnie de la célébrité du moment. Etre poli en toute circonstance, est une marque de respect envers l’autre et aussi envers le temps qui s’écoule et qui nous est accordé. Par la politesse, nous acceptons de nous arrêter un instant dans notre nombrilisme et notre narcissisme. Nous suspendons le temps en nous oubliant nous-mêmes : nous laissons passer une femme ou un vieillard, nous attendons calmement notre tour, nous saluons un clochard, nous sourions à une personne revêche… Oscar Wilde avait cette amusante et juste formule : « La seule chose que la politesse peut nous perdre, c’est, de temps en temps, un siège dans un autobus bondé. » Intéressant de constater que, de plus en plus, dans les transports en commun, les enfants et les jeunes gens occupent sans vergogne, et avec l’indifférence ou la complicité de leurs parents, des sièges qui , s’ils les laissaient libres pour plus vieux qu’eux, leur mériteraient peut-être une place en Paradis. Car la politesse possède un lien avec le divin. Si elle traite plus petit que soi humainement parlant comme un prince, alors elle accueille dans l’être le plus humble et le plus pauvre le Christ Lui-même, le Roi des rois, toujours en humble place.
Notre Seigneur rappela plusieurs fois dans l’Evangile à des Pharisiens installés qui Le recevaient leur négligence dans les règles de l’hospitalité et de la politesse domestique, leur donnant en exemple ceux qu’ils considéraient avec mépris car marginalisés par la société. Par exemple, Il sermonne Simon le Pharisien qui juge durement dans son cœur la femme pécheresse s’introduisant dans sa maison pour baigner les pieds du Maître de ses larmes et de parfum tout en les baisant et les essuyant de ses cheveux : « Je suis entré dans ta maison, et tu n ‘as pas versé d’eau sur mes pieds ; mais elle, elle a arrosé mes pieds de ses larmes et les a essuyés avec ses cheveux. Tu ne m’as point donné de baiser ; mais elle, depuis que je suis entré, elle ne cessait pas d’embrasser mes pieds. Tu n’as pas oint ma tête d’huile ; mais elle, elle a oint mes pieds de parfum. C’est pourquoi, je te le dis, ses nombreux péchés lui sont pardonnés, parce qu’elle a beaucoup aimé. » (Saint Luc VII, 44-47) Cette politesse montrant affection et respect est ici voie de salut. Si elle s’applique à tout être comme une image de Dieu, elle peut conduire de la même façon, au miracle du salut. La politesse fait éclater l’égoïsme le plus cru, la tentation du « moi d’abord et les autres ensuite ». Il est bien dommage et dommageable que beaucoup de parents et d’éducateurs, eux-mêmes imperméables à toute forme de courtoisie, ne fassent plus passer une telle valeur à la progéniture dont ils ont la charge et qui grandit ainsi avec des manières de rustres, des habitudes égoïstes et sans gêne.
En un temps où semblent régner sans partage les malotrus qui s’accordent tous les droits, la politesse est une consolation, prenant part à cette science des mœurs dont parlait Pascal : « La science des choses extérieures ne nous consolera pas de l’ignorance de la morale au temps de l’affliction. Mais la science des mœurs nous consolera toujours des choses extérieures. » Il existe donc un contenu très vertueux dans la mise en pratique des règles de politesse. Elle n’est pas l’hypocrisie ou l’obséquiosité. Elle est au contraire une œuvre « politique », puisqu’elle aide à créer des liens harmonieux au sein de la Cité. Lorsqu’elle disparaît, nous ne pouvons plus attendre que le règne des barbares. Ce n’est pas par hasard si un des exercices favoris de la république est d’afficher les invectives, les injures, les violences verbales qui sont le contenu essentiel des débats parlementaires. Apparaît là un fossé avec les manières de faire de la monarchie où les oppositions n’étaient pas inexistantes mais étaient tempérées par des codes permettant de ne pas franchir certaines limites.
Certains diront, reprenant un de ces lieux communs qui fit les délices de Léon Bloy, que « Dieu n’en demande pas tant ». En fait, c’est vrai, Il en demande beaucoup plus, davantage, et la politesse est un instrument qui permet de se frayer un chemin pour entrevoir le Ciel. Nul doute que les élus soient accueillis par des anges déférents et aimants. On imagine mal la grossièreté des manières être la règle de la vie éternelle. La politesse est une règle de l’harmonie qui doit exister entre les différentes sphères de la société. Tel était le principe qui régnait jusqu’au XVIII° siècle et qui édifia la réputation de la France à travers le monde. La politesse n’est pas simplement un code, elle reflète une culture et aussi une spiritualité. Dans une société où chacun connaît et respecte son état, ses droits et ses devoirs, un équilibre harmonieux se crée et la politesse joue son rôle de contrôle des passions, des émotions, des jalousies, des violences cachées. Dans une société, comme la nôtre où tous veulent remplir le même rôle, -si possible le plus haut, tous se passent de règles modératrices lorsque l’envie l’emporte sur la raison. La politesse est nécessairement remisée au placard, puisque plus personne ne se sent être l’obligé de quiconque. Les plus petits en font les frais car ils ne sont plus traités comme d’autres Christ.
Sans politesse, sans code de savoir-vivre ensemble et pour les autres, nous aboutissons à l’analyse de Marcel De Corte dans son Incarnation de l’homme : « Les classes sociales contemporaines aspirent toutes au même rôle dans la Cité. Il se dépense une quantité formidable d’énergie, de talent, de qualités, au profit d’une identité uniforme. La lutte des classes aboutit, non pas à féconder la société, à la rendre plus vivante, mais à créer, par une sorte d’émulation mortelle, une seule classe statique et intransformable. L’effervescence des mœurs sociales, commencée en même temps que leur opposition dans la confusion, coïncide avec leur nivellement. L’action purement fonctionnelle devient ainsi la nourrice de l’uniformité. » La politesse n’a historiquement droit de cité que dans les sociétés qui ne mélangent pas les genres et qui donnent à chacun la possibilité de remplir son rôle à la place qui lui revient.
Dans notre société où la confusion règne en maître, où tout devient uniforme et indifférencié, -les sexes, les partis politiques, les religions, l’habillement, la nourriture…, il est inévitable que la politesse ne soit plus honorée et mise en pratique. Il suffit de vivre à Paris, de se promener dans ses rues et de déambuler dans son réseau de lignes de transport, pour comprendre que la politesse des rois a été détruite en même temps que les sanctuaires, les châteaux, les reliquaires et les institutions. Elle survit chez quelques-uns, non point comme un vestige suranné mas comme la promesse d’une renaissance lorsque notre peuple se réveillera de sa léthargie et de son sommeil suicidaire.
P.Jean-François Thomas s.j.