Il y a deux-cent cinquante ans, le 7 juin 1767 : Les Jésuites étaient expulsés du Paraguay
À première vue, un tel événement semble peu digne de commémoration. Qui s’intéresse encore à l’influence qu’exercèrent les Jésuites dans l’Amérique latine du XVIIIe siècle ? Et qui se préoccupe de ce petit État du Paraguay, encore et toujours à l’écart des grands phénomènes géopolitiques qui ordonnent l’évolution du monde ?
Or l’expérience de l’administration jésuite au Paraguay, alors colonie espagnole, demeure l’une des plus originales formes de gouvernement des hommes de toute l’Histoire et constitue, à ce jour, le seul exemple de régime authentiquement communiste qui aura pu fonctionner un certain temps et « grandeur nature. »
Venus, dès le milieu du XVIe siècle, évangéliser les Indiens de la Nouvelle-Espagne, les Jésuites se sont rapidement intéressés aux mœurs et coutumes des Guaranis, car frappés par un certain nombre de ressemblances entre les croyances de ces derniers et le message chrétien, notamment le Dieu unique, la survie après la mort dans une « terre sans mal » et une relation à l’autre qui évoque l’amour du prochain.
Afin d’expérimenter un rapprochement sous l’égide de l’Église catholique, le supérieur général des Jésuites, Claudio Acquaviva obtient, en 1603, du roi d’Espagne Philippe III l’autorisation de fonder un État autonome dans une région homogène correspondant aux vallées moyenne et supérieure des fleuves Paraná et Paraguay. L’ordonnance de Valladolid, promulguée en 1606, ordonne aux Jésuites de ne pas contraindre les Guaranis, et autres peuples indiens de la région, à se convertir par la force mais par la persuasion et par l’enseignement. L’esclavage est interdit, ainsi que les châtiments corporels pour les délinquants. Les droits individuels des Indiens et des Européens sont strictement identiques. Enfin, l’activité économique de l’État autonome du Paraguay bénéficie d’une dispense totale d’impôt pendant dix ans : le gouvernement de Madrid venait d’inventer les zones franches. Cette approche coloniale d’un type nouveau permet aussi de relativiser les idées reçues sur la brutalité des Espagnols à l’égard des Indiens.
C’est dans ce cadre complètement inédit que les Jésuites fondent, en 1609, la première « réduction ». Ce terme désigne, par opposition à la dispersion naturelle des populations indigènes, le rassemblement, dans une communauté urbaine, d’une population composée de toutes les races présentes, selon des règles civiles identiques et sous l’autorité de l’Eglise. Elle prend logiquement le nom du fondateur de l’ordre, Ignace de Loyola. Vingt ans plus tard, onze réductions ont été créées et connaissent un rapide accroissement de leur population, qui atteint 140 000 habitants vers 1730. Les conditions de vie et de travail ont en effet attiré de nombreux Indiens des entours, qui trouvent là paix, respect, protection, soins et éducation.
L’organisation politique et administrative repose en effet sur des principes que l’on pourrait qualifier de révolutionnaires pour l’époque. À la tête de la colonie, le corregidor est nommé, non par le gouvernement espagnol comme dans les autres possessions, mais par l’assemblée des Jésuites. Toutes les autres responsabilités sont confiées à des Indiens guaranis, qui les élisent eux-mêmes sous la surveillance des Jésuites, y compris les fonctions militaires : les Guaranis sont les seuls amérindiens autorisés à porter les armes afin de défendre les réductions contre les brigandages et les tentatives de pillage alors fréquentes.
La construction et l’aménagement des réductions se font de manière homogène et rationnelle afin de faciliter la vie de la communauté selon un plan d’urbanisme, concept encore inconnu en Europe. Une place centrale rassemble les bâtiments publics, dont l’église, l’école, l’administration générale, le tribunal, la prison et l’arsenal. Les maisons d’habitation sont disposées alentour, le long de rues rectilignes et qui se coupent à angles droits. Les constructions sont espacées de façon à préserver des espaces verts et à recevoir pleinement la lumière du jour.
Les terres agricoles sont réparties en deux secteurs : communautaire et individuel. Chaque habitant doit consacrer les deux tiers de son temps au premier secteur. Les produits de celui-ci sont répartis selon le principe arrêté par l’inspirateur du système, le père Francisco Suarez : « à chacun selon ses besoins. » Un principe que Marx et Engels définiront comme le pilier central d’une société communiste, le socialisme, fondé sur le principe « à chacun selon son travail », n’en constituant qu’une première étape. En pratique, la richesse produite dans le cadre communautaire est distribuée entre les familles en proportion du nombre de personnes à nourrir. En revanche, les produits du secteur individuel, composé de lots de terres dont la surface est, là encore, proportionnelle à la taille des familles, bénéficient librement à ceux qui les réalisent. La durée du travail est variable selon les saisons.
Les activités artisanales relèvent exclusivement du secteur communautaire et ses produits, qui donnent lieu à des exportations, notamment en Angleterre, sont distribués selon la même règle, quelle que soit l’habileté ou l’efficacité relative des ouvriers. La durée quotidienne de travail est limitée à six heures, six jours par semaine. Le travail du dimanche est, bien sûr, interdit.
Sur le plan social, des services publics dont l’accès est gratuit et ouvert à tous prennent en charge l’éducation des enfants, la formation professionnelle des adultes et les soins médicaux. La société guarani devient ainsi la première du monde à être intégralement alphabétisée et hospitalisée si nécessaire.
Les Jésuites encadrent également le temps libre, principalement consacré à la musique, à la danse, aux jeux d’adresse et à la prière.
Une telle expérience, puisant à la fois dans les idéaux des premières communautés chrétiennes et dans ceux de l’humanisme érasmien, reposant sur une confiance en l’homme et sur l’organisation rigoureuse de la Compagnie de Jésus, aurait pu connaître un développement important et faire gagner bien du temps aux progrès de la civilisation. Mais, parvenue à son apogée, elle se heurta à deux mouvements de sens contraire.
En premier lieu, si les missions bénéficièrent du constant appui de la couronne d’Espagne, le havre de concorde et de progrès qu’elles avaient réussi à créer et à consolider se heurta de plus en plus aux colonies espagnoles et portugaises voisines. Ainsi, un ombre croissant d’Indiens réduits en esclavage s’enfuyaient pour demander asile auprès des Jésuites, provoquant chez les colons la crainte d’une pénurie de main d’oeuvre et des rébellions.
En second lieu, l’Espagne et le Portugal passant alors leur temps à faire et à défaire des accords sur la répartition de leurs influences respectives en Amérique du sud, le traité dit des Limites, conclu en 1750 entre Ferdinand VI et Jean V, transféra au Portugal une partie des territoires contrôlés par les réductions. Le gouvernement de Lisbonne, alors dirigé par la main de fer du marquis de Pombal, fit immédaitement évacué celles-ci, ce qui provoqua une révolte des Guaranis, qui ne fut matée qu’en 1755. Dès lors, Espagnols et Portugais s’entendirent pour mettre fin à l’expérience. Pendant encore une dizaine d’années, les Jésuites usèrent de leur influence politique pour la maintenir, éventuellement sous d’autres formes et en d’autres lieux, mais ils furent définitivement expulsés d’Amérique le 7 juin 1767.
Curieusement, les philosophes des Lumières, Diderot et Voltaire en tête, puis le républicain Michelet, condamnèrent la tentative jésuite : sous leurs dehors tolérants, ils se révélèrent ainsi comme des défenseurs de l’ordre établi, récusant au christianisme tout droit à promouvoir la libération des peuples.
Et c’est encore Chateaubriand, le seul de son temps à avoir compris l’exigence de liberté, qui réhabilita l’action des Jésuites dans Le Génie du Christianisme.
Daniel de Montplaisir