Défaite et gloire de Dieu, par le R. P. Jean-François Thomas
Il est à la mode, depuis plusieurs décennies, de ne souligner que la faiblesse, l’humilité de Dieu, et d’en rester là, Le réduisant à subir passivement. Pourtant, l’abaissement volontaire du Fils n’est point un coup mortel porté à la gloire et à la puissance divines. Les Saintes Écritures, tout au long de l’histoire d’Israël, soulignent à quel point la majesté divine a le dernier mot, parfois en des termes qui font frémir :
« Et j’ai cherché parmi eux (les Israélites) un homme qui mît une haie entre moi et eux, et qui se tînt opposé à moi pour cette terre, afin que je ne la détruisisse point ; et je n’en ai pas trouvé. C’est pourquoi j’ai répandu mon indignation sur eux. Dans le feu de ma colère je les ai consumés, j’ai ramené leur voie sur leur tête, dit le Seigneur Dieu. » (Livre d’Ézéchiel, XXII. 30-31)
Remettre en cause cette juste colère divine répondant au péché des hommes n’est donc pas légitime. En revanche, il est pertinent de souligner aussi que la gloire de Dieu se révèle aussi dans l’effacement ou la capitulation lorsqu’Il juge que tel est le bien de sa Création. Ce n’est point là une théologie négative qui conduirait à réduire Dieu au silence et à l’impuissance car Il demeure alors Celui qui est en charge de tout. Les pourparlers entre le Créateur et ses créatures jalonnent notre histoire, et parfois Dieu fléchit, parce qu’Il en a décidé ainsi. Lorsque le peuple hébreu adore le veau d’or dans le désert de l’exode, Dieu entre en fureur et décide d’exterminer les infidèles. Moïse, cependant, adroitement et humblement, réussit à apaiser son courroux :
« […] Le Seigneur dit à Moïse : Je vois que ce peuple est d’un cou raide. Laisse-moi, afin que ma fureur s’irrite contre eux, et que je les extermine ; et je te ferai chef d’une grande nation. Mais Moïse priait le Seigneur son Dieu, disant : Pourquoi, Seigneur, votre fureur s’indigne-t-elle contre votre peuple que vous avez retiré de la terre d’Égypte, avec une grande puissance, et une main forte ? que les Égyptiens, je vous prie, ne disent pas : C’est par ruse qu’il les a retirés, afin de les tuer sur les montagnes, et les exterminer de la terre : que votre colère s’apaise et laissez-vous fléchir sur la méchanceté de votre peuple. Souvenez-vous d’Abraham, d’Isaac et d’Israël vos serviteurs auxquels vous avez juré par vous-même, disant : Je multiplierai votre postérité comme les étoiles du ciel, et toute cette terre dont je vous ai parlé, je la donnerai à votre postérité et vous la posséderez toujours. Et le Seigneur s’apaisa, et il ne fit pas à son peuple le mal qu’il avait dit. » (Livre de l’Exode, XXXII, 9-14)
Dieu se laisse donc vaincre par Son prophète, pour le salut de tous, salut que ces pécheurs ne méritaient point. D’ailleurs le nom même d’« Israël » signifie : « fort contre Dieu ». Jacob, après sa lutte épuisante avec l’Ange mystérieux durant toute une nuit, devint certes boiteux mais reçut, au nom de sa famille et de son peuple naissant, le nom d’« Israël ». Ernest Hello, ce doux contemplatif à l’air triste mais au cœur joyeux, écrit magnifiquement :
« Sa gloire (de Dieu) est d’être vaincu par l’homme. […] La gloire de Dieu est si essentiellement la victoire de l’homme sur Dieu, que je ne puis me figurer que Dieu ait créé le monde pour une autre raison. S’il eût dû faire des êtres dont la volonté dépendît absolument de la sienne, il eût préféré ne rien faire. » (Du Néant à Dieu)
La liberté humaine créée par la puissance divine n’est pas un vain mot ou une abstraction. Cette liberté va jusqu’à pouvoir « vaincre » Dieu. Hello souligne que faire la volonté de Dieu, c’est lui faire violence. Nous nous posons souvent la question de savoir ce qu’est cette volonté qui est mentionnée dans le Pater. Elle est l’acceptation d’un face à face parfois brûlant et rugueux car le Royaume des cieux, comme les royaumes de la terre, sera emporté par les « violents » c’est-à-dire ceux qui ne sont ni lâches, ni mous, ni fuyants, ceux qui ont le courage d’apostropher Dieu lorsqu’ils ne comprennent pas, lorsqu’ils sont scandalisés, lorsqu’ils œuvrent à la protection de tous. En revanche, la violence du péché est inverse, elle est la singerie de la violence sacrée car elle s’oppose à Dieu en Le haïssant, en désirant Le blesser, en Le rejetant ; tout le contraire de la prière ardente de ceux qui demeurent près de Dieu, qui sont inspirés par Lui et qui luttent pied à pied avec crainte et respect.
D’autres exemples éminents de ces hommes qui entament des débats contradictoires avec Dieu sont Job et Jérémie qui poussent Dieu dans ses retranchements sans blasphémer puisqu’ils ne L’attaquent pas dans son essence — contrairement au Malin et à celui qui se laisse tenter —, mais qui n’hésitent pas à remettre en question ses actions et sa conduite des événements de la Création. Le juste qui affronte Dieu demeure enraciné dans la matière. Le blasphémateur suit le chemin du diable, pur esprit, et méprise la matière. Il utilise son esprit entortillé pour faire fléchir la puissance divine, pour lui faire mordre la poussière : « Je vous donnerai toutes ces choses (les royaumes de la terre et leur gloire), si, vous prosternant, vous m’adorez » dit Satan à Jésus à la fin de la tentation au désert (Évangile selon saint Matthieu, IV. 9). À l’opposé, le priant apostrophe Dieu qui aime se faire prier, comme on dit. Pour que le miracle surgisse, une volonté d’acier doit implorer Dieu et faire fléchir sa main. Notre Seigneur mit ainsi à l’épreuve bien de ceux qui, l’approchant, lui demandèrent une faveur insigne. Il voulut souvent vérifier ce qu’ils avaient dans les entrailles, dans le ventre. Prenons le cas de la Chananéenne, une païenne, qui vient vers Jésus afin que sa fille possédée fût délivrée (Évangile selon saint Matthieu, XV. 22-28). Les disciples la rabrouent tout d’abord car le Christ l’ignore et elle insiste. Et puis le Maître lui dit crument :
« Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël. »
Elle ne se décourage pas pour autant :
« Elle, cependant, vint et l’adora, disant : Seigneur, secourez-moi ! »
Le Christ, imperturbable, la repousse encore, mettant à l’épreuve sa résistance, sa volonté, sa foi : « Il n’est pas bien de prendre le pain des enfants et de le jeter aux chiens. » La femme, femme forte et de caractère, point intimidée bien que très respectueuse, gagne alors la partie en répliquant :
« Il est vrai Seigneur, mais les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. »
Notre Seigneur rend les armes, s’avoue vaincu par cette ténacité et guérit la fille tourmentée en précisant : « Qu’il vous soit fait comme vous désirez. » La volonté humaine a fait plier la volonté divine, ou, plus exactement, les deux se rejoignent, se rencontrent.
Faire la volonté de Dieu n’est pas courber la tête comme un esclave mais se battre pour obtenir ce qui Lui plaira, ce qu’Il tient en réserve à condition que nous ne soyons pas timorés pour le demander, presque pour l’exiger. Tant d’autres scènes de l’Ancien et du Nouveau Testaments nous livrent une clef identique. Hello rapporte l’histoire d’une Romaine dont l’enfant malade était à toute extrémité. Elle s’approcha d’une statue de la Vierge à l’Enfant — elle avait le choix car elles sont nombreuses dans la ville éternelle — et elle n’hésita pas à déverser un flot de jérémiades :
« — Voilà mon enfant, et voilà le vôtre. Si c’était le vôtre qui fût malade, et si vous veniez me demander secours, vous l’aurais-je refusé ? et vous qui avez là votre enfant bien portant, qu’avez-vous fait pour moi ? »
Inutile de préciser que l’enfant fut guéri !
L’histoire sainte de France est riche de ces défaites de Dieu, capitulations par amour, au terme d’une passe d’armes admirable. Notre époque mollassonne ne risque point de connaître de tels prodiges. Notre Seigneur ne se fait serviteur qu’à ceux qui Le reconnaissent comme Maître. Alors seulement, il peut nous laver les pieds, et bien plus encore.
P. Jean-François Thomas, s. j.