Commentaire de l’« Abrégé de l’Histoire de France » de Bossuet. Partie 6 : L’apparition de Charles Martel
CHILDÉRIC III (an 670)
Childéric s’étant aperçu, au commencement de son nouveau règne, que la puissance des maires du palais l’emportait sur l’autorité royale, fit une loi par laquelle il défendit que les enfants succédassent à leurs pères dans leurs charges ; mais les seigneurs, estimant que cette loi était faite pour abattre leur trop grande puissance, trouvèrent le moyen de le plonger dans les plaisirs, et par là dans la fainéantise. De la mollesse il passa, comme il est assez ordinaire, à des cruautés inouïes, ce qui le rendit odieux à tout le monde. Bodile, un des seigneurs qu’il avait fait battre de verges, l’assassina, et tua avec lui sa femme, et un petit enfant qu’il avait. Il en resta cependant un autre, nommé Daniel, que nous verrons roi sous le nom de Chilpéric III.
THIERRI III (an 674)
Après la mort de Childéric, les Neustriens firent revenir Thierri, que nous avons dit avoir été mis dans un monastère. Thierri étant rétabli, Ebroin se persuada qu’il avait trouvé un temps favorable pour reprendre le gouvernement. Il sortit du monastère, se mit à la tète de ceux qui haïssaient Childéric. Il surprit et tua Leudésie maire du palais; mais comme Thierri l’avait pris en haine, et ne voulait point lui laisser reprendre l’autorité, il eut l’audace de supposer un fils à Clotaire, fils de Clovis II, qu’il fit reconnaître roi d’Austrasie sous le nom de Clovis III. Thierri, en ayant pris l’alarme, consentit à la volonté d’Ebroin, qui abandonna aussitôt ce fils supposé; et ce fut alors que les Austrasiens rappelèrent Dagobert, fils de Sigebert, à qui Grimoalde avait ôté le royaume, et qu’il avait fait conduire en Irlande : mais Dagobert n’eut qu’une partie du royaume d’Austrasie. C’est ainsi que les maires du palais se jouaient des princes : ils les faisaient, ils les ôtaient, ils les rétablissaient, de sorte qu’ils semblaient plutôt un jouet de la fortune que des rois. Dagobert II, roi d’Austrasie, et son fils Sigebert, étant morts en 680, Thierri III se vit encore le maître de toute la monarchie française.
PÉPIN, MAIRE DU PALAIS (an 680)
Il y avait en ce temps, en Austrasie, un fils d’Auségise, qui avait été principal ministre du roi Sigebert : ce fils s’appelait Pépin, et était fort recommandable en vertu et en prudence. Il descendait , du côté paternel, de saint Arnould, évêque de Metz, et, du côté maternel, de Pépin le Vieux. Il avait tout pouvoir en Austrasie, et s’était tellement acquis tous les cœurs, que Dagobert étant mort (681), on ne mit point de roi en sa place dans ce royaume, qu’il gouverna sous le nom de prince. Il s’y conduisit si bien que les Neustriens le choisirent pour être maire du palais après qu’Ebroin, haï par ses cruautés, eut été tué par Hermenfroy. Ainsi, Pépin eut toute la France en son pouvoir, ou sous le nom de prince, ou sous celui de maire.
CLOVIS III (an 691)
En 690 arriva la mort de Thierri, dont les deux fils, Clovis III et Childebert lIl, régnèrent l’un après l’autre, le premier étant mort sans enfants.
DAGOBERT II, CHARLES MARTEL, etc. (an 711)
Dagobert succéda à son père Childebert. Pépin, maire du palais, mourut en 714. Il avait eu deux fils, Grimoalde, de Plectrude, et Charles Martel, d’une concubine qui s’appelait Alpaïde. Grimoalde, ayant été tué eu 714, avait laissé un fils, nommé Théodoald, que Pépin fit maire du palais de Neustrie : Charles fut prince d’Austrasie. Plectrude, après la mort de Pépin, se saisit de Charles, qu’elle retint prisonnier à Cologne, pour être maîtresse en Austrasie, comme elle l’était en Neustrie, par le moyen de son petit-fils Théodebalde ou Théodoald mais les seigneurs de Neustrie, ennuyés du gouvernement d’une femme, vinrent à Dagobert, qui avait alors dix-sept ans, et l’excitèrent à la guerre. Ils lui dirent qu’il était temps qu’il tirât la dignité royale, depuis tant de temps avilie, du mépris où elle était ; qu’il fallait enfin qu’il s’éveillât, et qu’il prît la conduite des affaires. Animé par ces discours, il leva une armée, avec laquelle il s’avança contre les Austrasiens, qui ramenaient Théodebalde, et leur donna bataille auprès de Compiègne où il les défit. Le carnage fut horrible, et Théodebalde eut peine à se sauver. Le jeune prince ne sut point profiter de sa victoire, et laissa créer un maire du palais en Neustrie. Reinfroi fut nommé à cette charge, à laquelle les soldats et les capitaines avaient coutume d’obéir, le roi fut compté pour rien, et mourut peu de temps après, en 716, laissant un fils nommé Thierri. Reinfroi le trouva trop jeune pour le faire roi. Ainsi il éleva à la royauté Daniel, fils de Childéric II, que Bodile avait tué, et le nomma Chilpéric.
Commentaire de la Rédaction :
Les successions mérovingiennes nous semblent complexes, puisque tout homme de sang royal est un roi en puissance. La valse des guerres, des réunifications et des disputes familiales, sur fond de polygamie coutumière, ont naturellement entraîné beaucoup de désordres.
Il est intéressant de noter néanmoins que derrière cette complexité, la volonté « royale » de succession est assumée, tel le prouve par exemple la prise d’un nouveau nom par le nouveau roi pour se mettre en continuité avec ses prédécesseurs.
Certains grands noms, comme Charles Martel, apparaissent : on se rend compte que sa famille, loin de vouloir abuser comme Ebroin de sa position — sous couvert de légalisme et de fidélité, ce qui montre à quel point la sacralité royale était d’une importance insigne même dans ces temps où les institutions n’étaient pas encore bien christianisées — est au contraire véritablement fidèle et légitimiste, cherchant à soutenir le trône, et servant le bien commun. Un saint ancêtre et une noblesse ancienne ont fait de cette famille l’une des plus proches de la souche royale mérovingienne, alors en déperdition.
La division entre les parties orientales et occidentales du Royaume s’affirme peu à peu, et la France héritera de la royauté franque, avec un roi « empereur en son royaume », héritier des mérovingiens et des carolingiens, tandis que le Saint Empire germanique tentera de capter la légitimité royale. Avant la Révolution française, la francophonie s’étendait toujours plus en Austrasie, et aujourd’hui l’ancien royaume serait peut-être réuni, naturellement, par le doux et bon effet des politiques royales…
Les vices des uns et des autres entraînent toujours les désordres, et les vieilles coutumes païennes ont la vie dure : succession, polygamie (malgré une monogamie nominale avec concubines), règlement des conflits par la guerre, etc.
Notons que de nombreux éléments de cette période mérovingienne rappellent la royauté nipponne : sacralité du sang royal avec des lois de successions peu définies, disputes entre les branches royales qui en viennent à donner le pouvoir à l’équivalent japonais des « maires du palais », les Fujiwara, qui parviennent à faire et défaire les rois comme ils le veulent en fonction de leurs objectifs politiques, et ce par d’habiles alliances matrimoniales, une polygamie coutumière, une pratique répandue de la vengeance, etc. Rien de nouveau sous le soleil, donc, si ce n’est la lente christianisation des institutions qui donnera ses fruits peu à peu, et beaucoup d’enseignements politiques !
Paul de Lacvivier