Jean Raspail et les femmes : Eloge de la grandeur féminine ou esthétisme viril ?
Le héros romanesque dans l’oeuvre de Jean Raspail est un homme. Et après ? Cela n’a guère d’importance. Nul ne peut faire le reproche à un auteur masculin de mieux connaître les ressorts de la psychologie, du rêve et des passions propres à son sexe et donc de pouvoir mieux traiter les personnages virils.
L’auteur lui-même s’est amusé de cette absence de héros féminin, dans Les yeux d’Irène, où il fait remarquer à son héros, Frédéric Pons, romancier misanthrope et un brin déclinant travaillant au manuscrit de… Sept cavaliers, par le biais de sa compagne d’aventure, Aude, jeune étudiante en lettres fiancée à un beau parti de Provence, que justement, les héroïnes sont absentes de son oeuvre.
Cet amusement de Raspail pour la propre situation de son oeuvre relativement aux personnages féminins nous amène à établir un portrait de ces derniers.
On trouve, dans les romans de Raspail, principalement, deux types de femmes :
- Les consolatrices
- Les combattives
La consolatrice a plusieurs visages, ce peut être l’amante, comme dans Les yeux d’Irène, justement, où Aude, accompagnant Frédéric, a certes un rôle actif dans l’intrigue pour le salut de l’ami d’enfance du héros, Salvator de Orth, mais est avant tout celle au creux des bras de laquelle Frédéric trouvera le repos dans les moments de tension de l’histoire. Il n’est pas anodin qu’une bonne moitié du roman se déroule dans un ancien bordel de luxe caché dans une anse de la côte bretonne. Aude, cependant, parmi les figures de Raspail, est à chemin entre les consolatrices et les combattives. Si elle donne le repos de la chair à son amant, elle n’en oublie pas moins son devoir, qui est de se marier, et elle l’accomplit, au terme de l’histoire. Mais la haute figure morale de Aude est un esthétisme. Car si elle se conforme à l’impératif social du mariage, dans lequel la question d’amour a peu d’intérêt sans être tout à fait absente, elle s’accommode de cette fidélité de forme, au petit pied, dont les accrocs sont connus de son entourage. En somme, fidèle au lignage et ses convenances, fidèle au décorum, elle n’en mène pas moins une ardente relation avec son amant, d’autant plus compacte qu’elle a conscience de sa fin prochaine. En effet, au jour du mariage, il n’y aura plus d’infidélités possibles ; c’est une obligation disciplinaire et protocolaire, non du cœur, véritablement. Son amour pour Frédéric, lui, n’est pas à remettre en cause, mais Raspail insiste plus sur la douceur de caractère et les qualités physiques de Aude que sur sa valeur morale. A plusieurs reprises, c’est le repos du guerrier, simplement.
Cette figure de la consolatrice se retrouve dans de nombreux récits, c’est le visage de la prostituée qui revient fréquemment, dans Sept cavaliers et Septentrion notamment. Attention, cependant, ce sont des filles de grand luxe, triées sur le volet et qui ne se donnent pas au premier venu. Elles peuvent être données, malgré elles, à des soudards, mais leurs vrais talents, elles n’en font cadeau qu’à des hommes d’élites, aristocrates et militaires de préférence, ou petit peuple de survivants dans le monde qui s’écroule. Là encore, Raspail insiste sur la qualité physique de ces femmes alliant un charme incandescent à un je ne sais quoi de pudeur et de délicatesse, ne se dévoilant que pour l’élu. Soit elles se donnent selon leur bon plaisir, comme dans Sept cavaliers, soit elles se font payer fort cher, comme dans Les Yeux d’Irène, soit elles se donnent aux survivants, mais en conservant bien les hiérarchies sociales dans le don, comme dans Septentrion.
La consolatrice connaît également des cas à part, comme la belle prostituée de Moi, Antoine de Tounens, roi de Patagonie, qui ne s’offre véritablement à Antoine de Tounens qu’une fois conquise par sa retenue et son respect. Là, commencera l’amour. On connaît également le cas de la jeune Pikkendorff, infirmière au Val-de-Grâce, dans Hurrah Zara !, qui accomplit, auprès de son lointain cousin Ugo, blessé en Indochine, autant son rôle médical que celui de la parfaite hôtesse, dans les plaisirs de la table et… de la chambre. Mais c’est là sa manière d’accompagner, jusqu’au trépas, un officier d’élite, tombé au service de la France. Le recrutement des infirmières de ce service laisse plus songeur, avec un soin tout particulier à leur milieu et leur beauté. Seules des jeunes et belles célibataires de bonne famille peuvent franchir ces portes.
L’épouse, quant à elle, tient une faible place. C’est l’intouchable Sarah dont Oktavius de Pikkendorff est amoureux sans espoir, au commencement des Royaumes de Borée, ou la malheureuse épouse du vrai Antoine Bunus, dans Le Président, sa maîtresse depuis des années, qui ne connaîtra jamais le bonheur de la vie conjugale.
Voilà pour les consolatrices, existantes donc par rapport à leurs héros masculins.
Les combattantes sont d’une autre trempe et peuvent en remontrer à de nombreux hommes. Mais sont-elles bien des femmes ? Elles en ont, une fois encore, l’attrait physique (nul héros de Raspail n’est laid, ce serait proprement immoral car inesthétique…), mais ni la douceur, ni l’amour maternel, ni celui de l’épouse ne sont présents. Ce sont, véritablement, des guerrières, jetées dans un monde d’homme. Ainsi en est-il, dans Le jeu du roi, où Ségolène, douce amie de Jean-Marie Pénet, le héros, est une combattante, plus agile à la marche, à la nage et à la voile que tous les hommes, ignorant les faibles et les médiocres qui ne parviennent pas à se hisser jusqu’à la hauteur de son rêve. Dotée d’une prédilection pour le combat, elle porte la tenue noire et légère des combattants du Vietminh. Sobrement vêtue, dépourvue de maquillage, elle s’unit à Jean-Marie parce qu’elle l’en a trouvé digne. Mais elle demeure farouchement autonome. C’est finalement conquise et submergée par le rêve de la Patagonie qu’elle se tuera. Mais son suicide est encore celui d’un homme, un suicide viril ; elle nage, vers le large, droit devant elle, jusqu’à ce que les forces lui manquent et qu’elle se noie, ayant atteint, ainsi, au bout du rêve… atteint le royaume ? Ce serait l’accomplissement du jeu du roi, du rêve de Jean Raspail. Ségolène, à vrai dire, est plus un garçon manqué qu’un authentique héros féminin.
Le même problème se pose dans Hurrah Zara !, où les héroïnes sont des guerrières, des combattantes. De Zara fondatrice de la dynastie, jusqu’à la dernière des Pikkendorff allemande, femme d’affaire avisée, les femmes de la famille chassent les sous-marins allemands dans l’Atlantique, organisent à cheval un trek en Allemagne pour fuir les soviétiques en 1945, se battent et chargent. Elles sont des exemples, mais là encore, les hommes peuvent s’y identifier, ce sont presque des héros virils. Enfin, dans la galerie des combattantes, Marie, la soeur de Philippe Pharamond, dans Sire, à l’image de son frère, est une princesse de vitrail, une héroïne pure, brave, intrépide même, et intransigeante sur les principes, qui, à la lecture du testament de Louis XVI, bute sur l’expression “S’il avait le malheur d’être roi”. Elle bute car, comme dit Cyrano : “On n’abdique pas l’honneur d’être une cible”. Elle est presque un archétype, cette figure à laquelle on peine à s’attacher tant elle est pure et si peu féminine, tandis que Philippe, héros viril dans son intégralité, avec ses forces, ses faiblesses et ses illusions, est un adolescent que l’on suivrait volontiers au champ de bataille, dans la douleur et les épreuves.
Consolatrice ou combattante, la femme dans l’œuvre de Jean Raspail n’a que quelques traits de féminité et, pour l’ensemble, est un miroir des hommes, ou le refuge dans lequel ils puisent les forces nécessaires au dernier combat, à moins que parfois leur attrait ne les en détourne. Mais est-ce un mal lorsque, dans Sept cavaliers, l’amour féminin ramène un des cavaliers à l’espérance et au réel, tandis que la colonne poursuit toujours le rêve désespérant de la principauté enfuie ?
Gabriel Privat