ActualitésChretienté/christianophobieLes chroniques du père Jean-François Thomas

Démocratie et information. Retentissement sur la vie intérieure, par le P. Jean-François Thomas (sj)

 

Tout est aujourd’hui en péril de mort, sur le point de sombrer, au cœur de notre civilisation anciennement chrétienne qui fut pourtant, pendant des siècles, la lumière des peuples. Il faut dire que les ennemis ne manquent pas et qu’ils sont de plus en plus redoutables car munis d’armes très sophistiquées et affutées, d’autant plus que toutes les sociétés humaines naturelles ont été réduites à néant ou considérablement empoisonnées depuis plus de deux siècles. Le programme de destruction s’emballe et la vitesse qu’il atteint désormais est vertigineuse. Paul Valéry et Antoine de Saint-Exupéry ironisaient à juste titre que la démocratie moderne est le régime où le citoyen est sommé de répondre à des questions sur lesquelles il n’a aucune compétence, et empêché de répondre à celles qui sont de son ressort. Les mensonges et la crédulité s’accouplent et engendrent l’opinion, concluait l’aviateur. Par exemple, il est invité de façon démagogique et manipulatrice à participer à des débats sur l’euthanasie, et il est bâillonné lorsqu’il s’agirait de préparer l’avenir de sa retraite et de sa vieillesse. Le poète dira encore de façon plus concise : « La politique est l’art d’empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde. » (Rhumbs)

Sans être ni poète, ni aviateur, il est à la portée de tout le monde de constater à quel point la survie de notre régime républicain à la française tient du miracle, – miracle auquel il ne croit pourtant pas. Car sur quoi repose donc notre démocratie moderne ? Léon Bloy avait repéré sa fondation en rapportant ce mot effrayant d’un des présidents de cette république : « Une bonne moyenne. – Le Président Jules Grévy venait d’inaugurer le Salon des Champs-Élysées. Il dit à ceux qui le reconduisaient à la sortie : “C’est cela, messieurs, c’est cela. Pas de génie, mais une bonne moyenne, voilà ce qu’il faut à notre démocratie !” » (Exégèse des lieux communs). Mais pour imposer une « bonne moyenne », ne faut-il pas une sorte de génie, génie du mal ?

En tout cas, la force de l’habitude s’implante efficacement par le maniement de l’information. Le même Léon Bloy parlait de « la surhumaine oligarchie des Inconscients et le Droit Divin de la Médiocrité absolue » (Le Désespéré).  Ce destin démocratique est inévitable à cause du glissement inéluctable des principes abstraits d’un tel système vers la technocratie. Marcel De Corte analyse en détail ce processus dans L’intelligence en péril de mort : « Dès que “le peuple” est gracieusement nanti de responsabilités qui dépassent son pouvoir d’expérimenter et de comprendre, la politique change donc de sens. “Le peuple” ne gouverne plus effectivement, et ses délégués pas davantage. Ils font semblant de gouverner. Ils se donnent et ils donnent l’illusion de gouverner. Les structures “démocratiques” subsistent, mais ne sont plus qu’une enveloppe qui couvre un système différent dont la dénomination, de plus en plus accréditée, est technocratie. » Cette constatation ne fait même plus frémir tant, désormais, les esprits sont conditionnés, réclamant haut et fort leur dose de bonheur collectif. Goethe avait déjà cette formule du cerveau qui suffit pour mille bras.

Les utopies idéologiques de « socialisation », de « noosphère » sont devenues des réalités totalitaires et tentaculaires, donnant tout pouvoir à une caste despotique telle qu’il n’y en eut jamais dans le monde occidental. De Corte décrit ainsi brièvement cette collectivisation des esprits : « Toutes les activités de l’esprit collectivisé deviennent collectives du même coup : l’activité contemplative ou ce qu’il en reste, réduite à la vision narcissique de la raison commune à tous les hommes dans un miroir qui n’est autre qu’elle-même ; l’activité pratique, où le bien est remplacé par l’utile et le bonheur par l’assujettissement à la Sécurité sociale complète, du berceau à la tombe ; l’activité poétique et productrice surtout, qui célèbre son triomphe. » Ainsi la société démocratique à la française n’en est plus une car elle dissout tous les éléments de la société traditionnelle dans une sorte d’ersatz effervescent changeant au gré des priorités d’un programme qui est bien celui de la destruction radicale, ou au moins de l’éviction de toutes les composantes naturelles qui préexistaient : communauté du travail, communauté villageoise, communauté provinciale, identité nationale et, par-dessus tout, cible de l’acharnement et de l’artillerie lourde, communauté familiale.

Pour arriver à ses fins, un tel pouvoir, – bien conscient de son manque de légitimité et de son impopularité-, dispose d’une arme imparable : l’information. De Corte, là encore, a fort bien analysé le phénomène, d’autant plus pernicieux qu’il n’apparaît pas, à première vue, comme une restriction de l’être semblable à celle imposée par des régimes ouvertement plus autoritaires : « Dans la société de masses, en leur immense majorité les hommes se trouvent devant l’événement comme l’aveugle devant les couleurs sans le subterfuge de l’information. Ils n’en ont point l’expérience. Ils ne peuvent en prendre connaissance que par l’information, c’est-à-dire par l’intermédiaire d’informateurs qui enregistrent, collectent, trient, configurent, expriment et diffusent les faits à leur place ». Les véritables puissances sont celles de l’argent et de l’information, la seconde étant portée par la première, courant vers des intérêts communs : éliminer tous les intermédiaires qui, pendant des siècles, firent écran contre les multiples tentatives de récupération et de manipulation, ces intermédiaires étant les communautés citées précédemment. Si tous ces blocs s’écroulent les uns après les autres, certains pourraient espérer que l’Église fût à l’abri d’un sort identique, mais il n’en est rien car ses hommes sont embarqués sur le même rafiot en perdition et, pour beaucoup, donnent des gages de fidélité au monde. L’uniformité étend sa chape de plomb. Paul Claudel écrivait : « Comme toutes les termitières sont pareilles, toutes les hommières se ressembleront. On les distinguera par des numéros. » (Au milieu des vitraux de l’Apocalypse)

Les maîtres de l’information ont bien retenu que les peuples réduits à des masses n’ont plus d’idéal mais seulement des besoins, et, en plus, des besoins qui ne proviennent pas d’eux mais qui leur sont imposés, forgés artificiellement pour le profit de l’Argent. Céline concluait brutalement que la politique est une « immonde charognerie » et que « seules les charognes peuvent en prospérer » (Lettre à Charles Deshayes). Cela est sans doute vrai mais il ne faut pas s’avouer vaincu trop rapidement, sous peine de céder à la lâcheté et à la facilité. Même si, selon déjà la formule de Hegel, la lecture du journal est la prière du matin de l’homme moderne (et, hélas, ce n’est même plus la lecture du journal), la résistance est possible, au moins dans la cellule familiale, par ailleurs mise à mal par les vents extérieurs, et aussi dans la communauté religieuse, à condition que cette dernière ne cultive pas la haine de la tradition et le culte du progrès. L’état d’adolescence et d’immaturité permanente qui caractérise l’homme contemporain peut être combattu par l’armature léguée au sein de la famille et par la vie de la grâce nourrie par la prière, les sacrements, la doctrine. Les prophètes du nihilisme et du refus de réalisme ont beau trompeter, il n’est pas certain qu’ils aient le dernier mot, même en bouclant toutes les issues de secours et en déclarant que l’homme est mort et qu’il va être remplacé par une forme nouvelle d’« humanité ». Serrons-nous les coudes. Le Prince de ce monde peut essayer de nous intimider, de nous effrayer ; sa puissance est poussière.

P. Jean-François Thomas s.j.

Samedi in albis, 15 avril 2023.

Une réflexion sur “Démocratie et information. Retentissement sur la vie intérieure, par le P. Jean-François Thomas (sj)

  • Outre son aspect spirituel, la prière, en effet, nous place dans le monde contemplatif c’est-à-dire non rythmé par l’immédiat et l’urgence. Le temps s’y étire doucement et ne subit pas les saccades frénétiques de la modernité. De fait, en priant ou tout simplement en restant dans le silence, nous sortons momentanément de ce monde infernal. Mais d’autres possibilités existent comme la pratique de la méditation Zen ou tout simplement la lecture lente d’un psaume ou d’un beau poème. Les moyens pour s’extraire de ce monde stupide et bruyant ne manquent pas ; il suffit de vouloir…
    De même, l’argent ne doit être vu que comme un moyen utilitaire de posséder, d’avoir mais n’a aucun autre intérêt réel pour la vie intérieure de l’homme. Il en faut certes mais cet argent ne doit pas nous intéresser plus que cela. On s’en sert de temps en temps quand on en a besoin comme un simple moyen matériel mais en aucun cas, il ne faut qu’il soit un objet d’adoration ou même de fierté et de reconnaissance sociale. En faisant ainsi, on s’en libère d’une certaine manière.

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