Histoire

[CEH] Henri IV, mythe et réalité, par Jean-Pierre Brancourt. Partie 1 : De la légende au mythe

Henri IV, mythe et réalité

Par Jean-Pierre Brancourt

Le 14 mai 1610, Henri IV était assassiné1. S’il faut en croire une très large partie de l’historiographie, son assassin, François Ravaillac était un demi-fou qui, en pleine paix, arracha un roi populaire à l’affection de ses sujets. Il est évident que les difficultés de la régence de Marie de Médicis, puis l’austérité du gouvernement de Louis XIII et de Richelieu conduisirent souvent les Français de la première moitié du XVII siècle à regretter Henri IV, le roi des braves, mais c’est surtout la littérature qui brossa très tôt d’Henri IV, dès les années de guerre 1596-1594, un portrait de plus en plus attachant :

« Ainsi est notre Roi qui se met en la presse
Leur faisant ressentir des Bourbons la prouesse… »2

Sully, écarté du pouvoir en 1610, consacra ses loisirs à rédiger ses mémoires. Il ne sut pas résister à la tentation d’idéaliser le temps où il était au pouvoir, et de critiquer du même mouvement les gouvernements qui se privaient de sa précieuse contribution. Sully est mort en 1642 : ce dénigrement dura trente-deux ans.

Partie 1. De la légende au mythe

On a écrit, imprimé, prononcé d’innombrables panégyriques d’Henri IV. La victoire de Navarre encore incomplète et à peine le Bourbon converti, un poète mineur, Sébastien Garnier, lui consacra une Henriade, poème épique, suivie de la La Loyssée où Henri se trouvait hissé à l’altitude de saint Louis3. Beaucoup de religieux ont fait sur ordre de Louis XIII ce qu’il voulait pour vénérer la mémoire de son père. On a composé des poèmes ; puis on jugea opportun d’en porter quelqu’une au théâtre. Dans l’année qui suivit la mort du roi, Claude Billard (1550-1618) publia la tragédie d’Henri le Grand.

Sous le règne de Louis XIV, Mgr Hardouin de Péréfixe (1606-1671), évêque de Rodez et ancien précepteur du roi, publia en 1661 une Histoire du roy Henry le Grand, qui n’apportait pas beaucoup de faits nouveaux, mais qui exaltait la figure de ce roi et le présentait comme un modèle. Bien sûr, Péréfixe écrivant pour le jeune Louis XIV évacua les vagabondages sentimentaux de son grand-père. Le livre eut un succès considérable ; il fut édité d’innombrables fois, la dernière livraison datant de 20054. Péréfixe y a ajouté un appendice : il constitue à lui tout seul un second petit ouvrage qui eut pour destin de fournir un fondement solide à la légende d’Henri IV. Reprises en fait des premières apologies, les anecdotes qui y sont contées fournirent trois mots historiques. « Ralliez-vous à mon panache blanc » : c’est Hardouin de Péréfixe qui lâcha le mot le premier sous cette forme. Porter du blanc à la bataille n’était-il pas normal pour un officier ? Tous les officiers portaient l’écharpe blanche qui était le signe du commandement et comportait une signification tactique.

Voltaire, paraphrasant Garnier, en a fait deux alexandrins célèbres :

« Ce panache éclatant qui flotte sur ma tête
Vous le verrez toujours au chemin de l’honneur ».

Michelet, puisant toujours aux mêmes sources, en a encore amplifié la résonance, par simple goût littéraire : « Un énorme panache blanc, et un autre gigantesque à la tête de son cheval (…) ». L’historien romantique n’avait pas résisté à l’attrait épique de La Henriade de Garnier… dont, il faut bien l’avouer, le caractère de source « historique » était pour le moins douteux. La tête emplie de cette légende, Chateaubriand, à la tribune de la Chambre des députés le 25 février 1823, achève ainsi son discours pour soutenir l’intervention de la France contre l’Espagne : « Le Roi, ce roi si sage, si paternel, si pacifique, a parlé. Il a jugé que la sûreté de la France et la dignité de la Couronne lui faisaient un devoir de recourir aux armes après avoir épuisé les conseils. Le Roi a voulu que 100 000 soldats s’assemblassent sous les ordres du prince qui, au passage de la Drôme, s’est montré vaillant comme Henri IV. Le Roi, avec une généreuse confiance, a remis la garde du drapeau blanc à des capitaines qui ont fait triompher d’autres couleurs. Ils lui rapprendront le chemin de la victoire ; il n’a jamais oublié celui de l’honneur. » Chateaubriand calquait la fameuse phrase prêtée à Henri, à qui l’on conseillait d’assurer sa retraite en cas de revers : « Point d’autre retraite que le champ de bataille ! Compagnons ! Gardez bien vos rangs ; si vous perdez vos enseignes, cornettes ou guidons, ce panache blanc que vous voyez en mon armet vous le trouverez toujours au chemin de l’honneur et de la gloire ! ». Aussi le panache blanc est-il devenu un symbole impérissable du patrimoine national, désignant certaine bravoure chevaleresque un peu vantarde — voire gasconne — dont Henri IV apparaît comme l’inventeur.

Autre image d’Épinal : Henri IV laisse passer des vivres dans Paris catholique qu’il assiège. La vérité est que les soldats d’Henri IV ont vendu des vivres aux Parisiens qui franchissaient les murs et qui les achetaient au prix fort. Henri de Navarre laissait faire parce que ses troupes, comme toujours, étaient mal payées. Péréfixe n’a pas menti : Henri de Navarre a autorisé ses soldats à fournir des vivres aux Parisiens, mais le prélat ignorait qu’Henri avait ainsi permis à ses hommes de trafiquer des vivres avec les assiégés. Les poètes ont exploité le fait. Sully l’a rapporté. Quant à Voltaire, il l’a idéalisé :

« Henri de ses sujets ennemi généreux
Aima mieux les sauver que de régner sur eux. »

En prose, Voltaire raffine :

« On vit arriver ce que l’on n’avait pas encore vu : que les assiégés étaient nourris par les assiégeants ».

Quant à l’anecdote de la poule au pot, elle est très connue. Le roi aurait dit à Sully : « Je veux que tous mes sujets mangent la poule au pot le dimanche. » Péréfixe a rapporté, en effet, une parole d’Henri IV : « Si Dieu me prête encore la vie, je ferai qu’il n’y aurait point de laboureur en mon royaume qu’il n’ait le moyen d’avoir une poule dans son pot chaque dimanche ». Il y a eu chansons et épigrammes sur cette anecdote et pendant la crise frumentaire de 1817, on a encore évoqué le Bon roi Henri.

Henri IV apparaît comme l’image même du bon roi, du bon administrateur, soucieux du bonheur de ses peuples. Il aurait ainsi estimé que la mission du pouvoir était de rendre les hommes heureux. Tels sont les éléments principaux de la construction de la légende d’Henri IV au XVIIe siècle. Pendant la Fronde, on dit et on écrit qu’Henri IV fut bienveillant avec les Parlements. On verra qu’il fut au contraire très sévère avec eux.

Le XVIIIe siècle allait développer ces données et transformer le personnage d’Henri IV en mythe, c’est-à-dire en une création de l’imagination permettant de juger le présent. Le siècle des Lumières a pour l’un de ses caractères essentiels l’irréligion, on le sait, et ses auteurs menèrent le combat contre le catholicisme en invoquant la tolérance comme, en d’autres cas, le scepticisme. Dès lors, Voltaire, dans ses Lettres philosophique, dans le but d’« écraser l’Infâme », enrôle la légende d’Henri IV. Encouragé par l’esprit du siècle qui est particulièrement indulgent sur le chapitre des mœurs, Voltaire nourrit le mythe d’Henri le Grand des exploits du Vert galant : tout le chapitre IX de La Henriade est consacré aux amours d’Henri IV pour les louer au même titre que des actes de généreuse humanité, alors même qu’elles ne constituèrent pas, aux yeux de ses contemporains ou des intéressées elles-mêmes, un sommet de délicatesse ni de raffinement. Contre sa Révocation (1685), l’édit de Nantes est exalté comme l’œuvre du Bon roi par excellence. À propos de l’édit de Nantes, Voltaire fait d’Henri IV le fondateur de la liberté de conscience :

« C’est la religion dont le zèle inhumain
Met à tous les Français les armes à la mains.
Je ne décide point entre Genève et Rome
De quelque nom divin que leur parti les nomme.
J’ai vu des deux côté le fourbe et la fureur. »

En fait, Voltaire choisit : il attaque Rome « qui sans soldat porte tous lieux la guerre ». Voltaire a voulu utiliser le personnage comme un moyen d’agir sur le présent et sur l’avenir : il a réussi ; La Henriade, publiée en 1723, avec ce titre plagié, a déchaîné un enthousiasme durable et a été rééditée, elle aussi, d’innombrables fois. L’œuvre fait figure d’épopée nationale des Français, bien plus que la Chanson de Roland. Quoi qu’on puisse penser de sa qualité littéraire, la portée de l’ouvrage fut incalculable.

Une œuvre théâtrale sans idéologie a contribué aussi à forger le mythe : La Patrie de chasse d’Henri IV de François Collé (1766). La pièce a été représentée des milliers de fois et montre un prince tout simple au milieu de son peuple. Le succès a été immense, en partie à cause des chansons qui y sont intercalées. L’une d’entre elles était également dans le Misanthrope : « Si le roi m’avait donné Paris sa grande ville », etc. ; de même la chanson Vive Henri IV : c’est dans cette pièce composée au XVIIe siècle que, pour la première fois, le roi est appelé le Vert galant. Ainsi, à la fin du XVIIIe siècle, les littérateurs ont réussi à travestir complètement le personnage d’Henri IV : ils en ont fait un roi ni catholique ni protestant, au mieux vaguement déiste ; ils ont mis l’accent sur ses faiblesses, certes, mais ils les ont rendues tellement sympathiques ! Le mythe d’Henri IV, bonhomme et tolérant, bon père (on n’oserait bon mari) a beaucoup contribué au triomphe des idées des « philosophes » des Lumières parce qu’il apparaît comme la préfiguration de ce que voulait siècle, notamment, Voltaire.

À suivre…

Jean-Pierre Brancourt
Professeur à l’Université de Tours


1 Comme référence de base, Roland Mousnier, L’assassinat d’Henri IV, 14 mai 1610, coll. « Les Trente journées qui ont fait la France », Paris : Gallimard, 1964.

2 La Henriade, 1594.

3 La Henriade et la Loysée de Sébastien Garnier, procureur du roi Henri IV, au comté et bailliage de Blois, seconde édition sur la copie imprimée à Blois, chez la veuve Gomet en 1594 et en 1594 (sic), Paris, chez J.B.G. Musier, 1770.

4 On trouve plus de cinquante éditions, sans compter les fac simile. Le livre a été traduite en anglais dès le XVIIIe siècle.

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