Information, par le R. P. Jean-François Thomas
Depuis que l’homme se pique d’information, il essaie de faire croire que la réalité est autre qu’elle n’est, ceci à partir de poncifs, de préjugés, d’idées toutes faites, afin d’amener ses confrères à se persuader de l’être qui n’existe pas. Marcel De Corte employa, dès les années 1960, l’expression d’« information déformante » pour souligner le renversement de l’intelligence humaine en train de s’opérer grâce à la manipulation des « élites ». L’information se substitue à la sensation et elle devient universelle. Normalement, « informer » est donner une forme, et non point déformer. En ce sens, Jacques Maritain pouvait écrire, en 1936, dans Humanisme intégral : « Le christianisme doit informer ou plutôt transpénétrer le monde. » Nos informations contemporaines n’ont plus guère cette ambition. De Corte analyse parfaitement la situation : « […] L’information devient non seulement “sensationnelle”, elle occupe non seulement la place dévolue à notre perception personnelle des êtres et des choses, mais elle tend, soit par hypertrophie, soit par atrophie, à tarir en nous la source de toute connaissance objective : la sensation. Nihil in intellectu quod non prius fuerit in sensu : il n’est rien qui soit dans l’intelligence — aucun jugement vrai — qui n’ait d’abord été dans les sens. » (L’intelligence en péril de mort) Nous perdons le contact avec la réalité en engrangeant les images de la réalité qui nous sont imposées. Le succès de la publicité s’explique par cette distorsion : ce n’est pas même le produit vanté et vendu qui attire, mais plutôt, à travers lui, l’image de la fausse réalité qui peut être atteinte : par exemple, devenir semblable à l’actrice célèbre qui utilise tel parfum. Notre attention est détournée de la réalité pour se fixer sur des images.
Sans doute notre extrême facilité à nous laisser influencer provient-elle aussi de notre attirance pour la nouveauté. Cette faiblesse s’enracine de plus en plus alors que le bon sens serait certes de désirer parfois du nouveau, mais semblable en bien des aspects à l’ancien, pour reprendre une idée claudélienne. Hélas, nous nous contentons d’accepter ce qui nous est présenté comme des évidences, sans jamais remettre en question le bien fondé des informations qui nous parviennent : tel virus est mortel ; dans telle guerre, le camp du bien affronte le camp du mal ; la terre court à sa perte à cause de l’homme ; l’Église s’est enfin extirpée des ténèbres après deux mille ans de rigidité ; les sexes n’existent pas, etc. Or tout est plus complexe qu’il n’y paraît. Il suffit de gratter l’écorce des choses pour découvrir la réalité maquillée et cachée. Alexandre Vialatte, dans ses Chroniques de la Montagne, rapporte cette découverte archéologique étonnante en 1953, celle du trésor de Vix, qui remit en place toutes les caricatures au sujet de nos ancêtres les Gaulois, ceux qui « pratiquaient le folklore gaulois, et portaient la moustache tombante. » Ce qui était admis jusque-là consistait dans une vision stéréotypée de la Gaule, soudain civilisée par Jules César et les Romains. Or, ce trésor fabuleux, chambre funéraire d’une princesse du Ve siècle avant Jésus-Christ, comporte un cratère de bronze athénien, un vase romain, un diadème oriental, tous objets extrêmement raffinés et provenant des quatre coins du monde connu. Les Gaulois ne se contentaient donc pas de gui, d’hydromel et de chasse au sanglier. Cela bouleverse toutes les informations véhiculées jusque-là : le monde est plus complexe que ce que notre imagination en construit. La plupart de nos représentations sont faussées par les certitudes qui nous sont imposées à travers tout l’appareil, toute la « toile », des informations. Déformation d’autant plus efficace qu’elle est désormais universelle. D’une latitude à l’autre naviguent ainsi les mêmes erreurs, des confusions identiques. Notre intelligence se réduit à une portion congrue. Ses fonctions de connaissance, d’action et de fiction tournent au ralenti, complètement anesthésiées par cette chape de plomb constituée d’« information » formatées et orientées nous introduisant dans un monde irréel.
Le monde multiforme de l’« information » nous fait vivre dans le rêve qui lui-même devient monde, pour reprendre une image de Novalis. Notre univers est maintenant un assemblage hétéroclite de choses stéréotypées, reproduites à l’identique d’un bout à l’autre de la terre. Ce n’est plus l’intelligence qui prime, mais l’émotion et l’imagination dont le couronnement est la volonté de puissance chantée par les nihilistes. Nous nous plaignons parfois de la disparition des mots, de l’appauvrissement de la langue, mais ce ne sont que les conséquences logiques de notre désaffection de l’intelligence au profit de ce qui est facilement maîtrisable et malléable selon nos humeurs et nos désirs. Marcel De Corte écrit justement :
« L’époque contemporaine n’a fait que confirmer cette analyse de l’asservissement de l’intelligence à toutes les forces anonymes qui règnent sur la planète : l’État sans tête, ou pourvu d’une tête séparée de son corps, la Finance pareillement écervelée, l’Église en proie au mythe du Royaume de Dieu sur la terre, forces derrière lesquelles se dissimulent les volontés de puissance des Césars visibles et invisibles, médiocres ou boursouflés, tous enivrés de pouvoir, tyrans camouflés en libérateurs qui se soumettent l’humanité en l’étourdissant de la promesse de son apothéose. » (L’intelligence en péril de mort)
Et encore cet auteur n’a-t-il pas connu le règne du virtuel, de l’électronique et du transhumanisme. L’homme ne peut plus guère tomber plus bas, sauf à organiser — et il a commencé à le faire — sa propre destruction.
Un tableau de Titien représente l’adresse du condottiere vénitien Alphonse d’Avalos, au service de Charles Quint, alors qu’il tente, avec succès, d’éteindre une mutinerie dans ses troupes. La force paisible de ses paroles suffirent à calmer les révoltés qui attendaient en vain leur salaire. Comme marque de bonne foi, le général laissa son propre fils en otage. Cette mansuétude envers les mutins déplut d’ailleurs à l’Empereur, mais d’Avalos en sortit grandi. Il avait été capable, à l’aide de raison et de patience, d’apaiser les émotions, les passions, le travail trouble de l’imagination. Il fut un excellent « informateur » car il sut donner forme à une troupe en proie au chaos. Nos hommes politiques sont très éloignés de cette capacité, tout simplement parce qu’ils misent d’abord sur leur pouvoir de séduction et de tromperie, n’ayant plus de parole d’honneur. Le théâtre du monde est peuplé de fantoches, à la fois risibles et extrêmement dangereux. Ils veulent s’approprier l’exclusivité du contrôle sur leurs semblables en évacuant au maximum toute possibilité de penser, de critiquer, de prendre distance. Il suffit de porter un regard autour de soi, sur toutes ces personnes « connectées » et hypnotisées par leurs écrans, pour comprendre que le stratagème a pleinement réussi et qu’il continuera, de plus en plus vite, à produire des fruits vénéneux. À Chacun de former son âme et de repousser ces « informations » qui stérilisent et endorment.
P. Jean-François Thomas, s. j.