Travail et douleur, par le R. P. Jean-François Thomas
La parole de Dieu à Adam, lors du péché originel, est bien connue : « […] Maudite sera la terre en ton œuvre ; et c’est avec des labeurs que tu en tireras ta nourriture durant tous les jours de ta vie. Elle te produira des épines et des chardons : et tu mangeras l’herbe de la terre. C’est à la sueur de ton front que tu te nourriras de pain, jusqu’à ce que tu retournes à la terre, d’où tu as été tiré : puisque tu es poussière, tu retourneras à la poussière. » (Livre de la Genèse, III. 17-19) Il est de bon ton bien sûr de regarder de haut ce que la plupart des hommes éclairés que nous sommes considèrent désormais comme un mythe, et pourtant, nous continuons de boiter et l’épine dans notre talon ne cesse de nous titiller et de nous agacer : le travail humain est douleur. Nous refusons le châtiment, le jugeant désuet, et cependant, notre chair et notre esprit en éprouvent bien les conséquences qui roulent d’âge en âge. Pierre-Simon Ballanche, ce proche de Chateaubriand et de Madame Récamier, rappela de façon salutaire, après les horreurs de la Terreur, que l’homme doit gravir des marches douloureuses afin d’être créé de nouveau dans la souffrance. Cette palingénésie, cette régénération passent nécessairement par le travail car ce dernier est ce que tous les hommes, sous tous les cieux et dans tous les siècles partagent sans exception (comme aussi le fait de naître dans une famille, de lui appartenir et de continuer à la faire prospérer, pour le meilleur et pour le pire, justement grâce à l’instrument du travail).
La mode n’est pas à vouloir travailler, mais plutôt à se plaindre, arguant que les loisirs doivent effacer la peine, que la retraite doit récompenser ce qui est une épreuve. C’est oublier le lien originel entre travail et douleur. Évidemment, dans une société totalement déchristianisée et sécularisée, toute notion de sacrifice est envisagée comme un reliquat des anciens temps, absolument à proscrire, ceci sans se rendre compte que bonheur et travail sont intimement imbriqués, à condition d’accepter les efforts que l’un et l’autre réclament. Comme le note Léon Bloy dans Le Désespéré, « le Bonheur […] est fait pour les bestiaux… ou pour les saints », justement parce que les premiers acceptent leur sort sans rechigner et que les seconds embrassent les épines pour ramasser les fruits. Les âmes tourmentées par la vérité ont toujours compris que le travail ne peut faire l’économie d’une certaine souffrance mais que celle-ci introduit à un bonheur qui n’est ni volé ni frelaté. Charles Baudelaire avoue : « Il faut travailler, sinon par goût, au moins par désespoir, puisque, tout bien vérifié, travailler est moins ennuyeux que s’amuser. » (Mon cœur mis à nu) Une telle constatation, évidente pour les générations passées, ne l’est plus guère à notre époque où « s’amuser » est devenu le leitmotiv, le discours lisse entretenu par tous. L’homme occidental contemporain cherche le bonheur au cœur de la fête, et les dirigeants de tous nos pays entretiennent soigneusement ce manque, cette obsession. L’éclatement progressif, et bien lent, des derniers « confinements sanitaires » n’a pas eu pour cause une remise en question de leur bien-fondé médical et de leur pertinence politique, mais seulement le besoin insatiable de retourner au divertissement collectif. Le travail ne subsiste plus dans nos pays nantis que de façon accidentelle et subsidiaire, faute de pouvoir le supprimer définitivement. Cela n’est guère surprenant puisqu’aucun contenu spirituel ne peut plus lui être rattaché et que la douleur, qui parfois en découle, est honnie.
Georges Bernanos, qui pesa dans sa vie personnelle le poids du malheur et de l’action, constatait paisiblement : « J’ai mené une vie de chien, voilà le sûr. Je dis une vie de chien, non pas une chienne de vie – je ne regrette pas de l’avoir menée, mais elle a vraiment trop servi, trop souffert, il a trop plu dedans, il est inutile de la fermer à clef, j’ai bien le droit d’y laisser entrer les passants, il n’y reste plus un prestige à casser. » (Les Enfants humiliés) Il n’avait certes pas prévu la « vie de chien » rêvée dont bénéficie la plupart de nos compagnons sur pattes aujourd’hui ! Quoi qu’il en soit, il ne s’apitoie pas sur la sueur et le sang versés. La rudesse est le prix d’un certain bonheur, le seul qui vaille puisqu’il prépare à la vie éternelle. Antoine Blanc de Saint-Bonnet a su décrire, en des termes quasi mystiques, l’extraordinaire familiarité, intimité, existant dans la condition humaine entre la douleur, l’amour, la personnalité qui interviennent dans la fondation des familles et dans l’exercice du travail. Souvent regardé comme une œuvre doloriste, l’écrit de cet auteur sur le sens de la souffrance liée au travail est au contraire une dynamique invitation à utiliser tout le combustible possible, y compris le moins naturellement attirant, pour atteindre le but qui nous est fixé, celui de la béatitude : « La douleur est quelque chose de si insigne, qu’elle imprime un caractère sacré à tout ce qu’elle touche. Le saint, cet être fondu avec la douleur, n’est-il pas le vrai but, le chef-d’œuvre de la mission terrestre ? Seul parmi nous il touche au sceau de l’infini et pose le cachet du miracle ! Et le martyr ? Cette âme ne serait-elle pas son holocauste ? l’homme, ce monarque de la douleur, apparaît comme le grand prêtre de l’église immense des esprits. » (De la Douleur).
Ce penseur catholique, à la vie intérieure façonnée par la souffrance, essaie de montrer combien le travail règle et calibre cette douleur qui restitue toutes ses racines à la liberté humaine. La douleur n’est qu’une loi, et le travail en est une autre, et toutes deux participent à la croissance de l’homme né orgueilleux et tenaillé dès sa naissance par la faim. Par le travail, il réussit à la maîtriser, mais toujours de façon ponctuelle et son effort devra durer jusqu’à la mort, selon ses capacités. L’amour et la solidarité humaines font que ceux qui ne peuvent plus subvenir à ces besoins primaires soient normalement pris en charge par les plus jeunes et les plus vigoureux. Le travail remet les pendules à l’heure et nous fait toucher du doigt que nous sommes englués dans du relatif alors que nous appartenons à l’absolu vers lequel nous marchons péniblement. Le refuser est risquer de voir les portes du ciel se refermer devant nos bras ballants. L’homme saisit et construit sa liberté par le travail. Nous participons ainsi à notre création. Blanc de Saint-Bonnet écrit : « Lorsque Dieu créa l’ange, il lui remit toute sa nature ; et cet être se leva ravi dans le Ciel. À l’être libre, Dieu ne peut remettre la sienne sans la violer. La liberté elle-même, il ne peut la lui donner : il faut que l’homme la prenne ! »
Conception de la liberté et du travail bien éloignés, et pour cause, de leur réduction républicaine et démocratique qui ne peut mener qu’à la sacralisation de la première et à la détestation du second. Le travail prépare à la plénitude de l’Amour. Lorsque Dieu s’est reposé au septième jour, Il a cessé de « travailler » et Il a continué à aimer. Par le travail, nous sommes initiés à un amour de plus en plus grand et enveloppant. Celui qui meurt après une vie juste, équilibrée, charitable, entre dans le repos, et non point dans le loisir. Parce qu’il a peiné, il a droit à déposer ses instruments et à être consolé.
P. Jean-François Thomas, s. j.