[CEH] Les doctrines du tyrannicide au temps des guerres de religion, par Guillaume Bernard. Partie 2 : Tyrannicide et parricide
Les doctrines du tyrannicide au temps des guerres de religion
Par Guillaume Bernard
► Partie 1 : Tyrannicide et contractualisme
Partie 2 – Tyrannicide et parricide
À partir de 1584, la doctrine calviniste renoua avec sa position « orthodoxe » quant au respect du pouvoir politique établi par Dieu, position convergeant avec le gallicanisme dans la condamnation du tyrannicide ; il était, de principe, illégitime. Seuls les Catholiques ultramontains continuèrent à défendre la légitimité de l’élimination physique du titulaire du pouvoir politique qui le détournait de sa fin : ils furent donc rendus responsables de la mort du dernier roi Valois et du premier Bourbon. Le protestantisme (dans sa version « authentique ») et le gallicanisme prirent nettement position contre le tyrannicide et condamnèrent les homicides d’Henri III et d’Henri IV. Ils attaquèrent vivement la Ligue1 et les jésuites2. À la fin du XVIIe siècle, le pasteur Jurieu devait allait plus loin en accusant directement la papauté d’avoir fait assassiner les deux rois3. Le refus du tyrannicide n’était pas moins exclu, de façon très cohérente avec le reste de sa pensée, par Bodin. Il faut toutefois préciser que ce dernier était opposé à l’élimination du tyran d’exercice4, quels que fussent ses actes, mais pas de celui d’origine5, de l’usurpateur6.
La juridiction spirituelle fut accusée, par la doctrine gallicane, d’avoir affaibli la royauté en enseignant « aux peuples, que les Roys n’estoient plus Roys après l’excommunication. »7 et en écrivant « qu’il estoit permis de les tuer »8. Laisser le pape excommunier le roi, comme il prétendait en avoir le pouvoir, c’était permettre la rébellion car cela anéantissait l’obéissance qui était « dûë » au roi « naturellement et expressément par la loy de Dieu »9. Pasquier avait défendu le même principe10. À l’appui de cette thèse, le juriste gallican avait invoqué l’autorité de Jean Gerson11 et un canon – dont ce dernier fut le « premier et principal promoteur » – du concile de Constance qui déclarait erronée la doctrine permettant à un vassal ou un sujet d’occire le tyran12. Pasquier omettait toutefois de souligner que cette condamnation concernait l’initiative privée, mais non le tyrannicide comme exécution d’une décision judiciaire d’une autorité publique supérieure13.
Les tentatives d’assassinat d’Henri de Navarre commencèrent dès le 25 juillet 159314 et il y eut dix-neuf attentats contre lui avant celui de Jean-François Ravaillac qui n’eut, selon Voltaire, « d’autres complices que l’esprit de la Ligue et de Rome »15. La politique très ambiguë d’Henri IV, ce roi aux multiples conversions, explique son assassinat. Ainsi, ayant tenté de porter atteinte à la personne royale, Jean Châtel fut-il « atteint et convaincu duc crime de lèze-majesté divine et humaine au premier chef »16. Il fut condamné, le 28 décembre 1594, par le parlement du Paris – seul compétent pour connaître du régicide – non seulement à faire « une amende honorable »17, mais également à mort18, la peine que prévoyait également le droit romain dans un tel cas (I. J., IV, XVIII, 3)19. Le roi était considéré comme le père de ses sujets ; le régicide était donc supplicié à la manière du parricide. Les biens de Jean Châtel furent confisqués et acquis au roi20. Il fut exécuté le 29 décembre 1594. Le même arrêt ordonnait aux jésuites de vider le royaume, sous peine de se rendre coupable de crime de lèse-majesté21. Il était défendu aux sujets du roi « d’envoyer leurs enfans aux collèges de ladite société » qui étaient « hors du royaume, pour y être instruits », sous peine d’être coupable de la même faute22. Chose essentielle à relever, les jésuites étaient accusés d’être des « corrupteurs de la jeunesse, perturbateurs du repos public, ennemis du roy et de l’état »23, accusations ressemblant étrangement à celles qui avaient été portées contre Socrate24. Malgré les injonctions du roi, les parlements de Bordeaux et de Toulouse refusèrent d’enregistrer l’arrêt parisien et laissèrent en activité les collèges jésuites de leur ressort. Finalement, en septembre 1603, Henri IV devait, dans un édit de Rouen, rétablir la compagnie dans le royaume25.
Pasquier devait reprendre et généraliser l’accusation la plus grave contre les jésuites, outre qu’ils auraient particulièrement contribué aux troubles des guerres de religion26, ils n’auraient pas cessé « de brasser sous main la ruine des pays où ils demeurent, et les assassins des Rois et des Princes qui ne leur plaisent »27. La complicité, au moins intellectuelle28, lui apparaissait comme d’autant plus évidente29 que leur enseignement conduisait au tyrannicide : « toutes leurs leçons et presches ne tendoient qu’à ce parricide »30. La conclusion générale était que les troubles que la France avait connus en cette fin de XVIe siècle avaient été une « guerre jésuite »31 : « il ne faut faire aucun doute, qu’ils (les jésuites) n’ayent esté autheurs, promoteurs et fauteurs de nos derniers Troubles »32. De manière à bien identifier jésuites et ligueurs, il devait qualifier le duc de Guise de « Capitaine general de la Ligue »33. Reprenant, d’une certaine manière, cette analyse, Henri IV devait, en 1599, se définir comme un « roi catholique, catholique romain, non catholique jésuite »34, ce dernier n’étant qu’un tueur de roi35 et, en général, un corrupteur sous couleur de piété36.
En guise de conclusion
Le règne de Louis XI avait vu, pour un temps, la résurgence du thème de la tyrannie d’exercice37 à travers l’œuvre de Thomas Basin qui fit une apologie, fondée sur le droit naturel, de la révolte pouvant aboutir au tyrannicide. À défaut d’un supérieur, tout individu était habilité à intervenir38. Mais, depuis plusieurs décennies, le courant doctrinal s’était inversé en profondeur. La pensée des légistes sur le crime de lèse-majesté et la théorie statutaire de la couronne aboutirent à faire disparaître l’idée de tyrannie d’exercice, comme en témoigne l’œuvre de Jean de Terrevermeille chez qui la tyrannie se définissait par la seule usurpation39.
À l’exception de la parenthèse des guerres de religion, les œuvres doctrinales modernes manifestent largement cela. Le meurtre du prince ne pouvait plus être un tyrannicide mais seulement un inadmissible parricide. Les éliminations d’Henri III et d’Henri IV accélérèrent l’aboutissement du processus intellectuel, commencé au bas Moyen-âge, qui allait permettre à la monarchie de droit divin de s’affirmer en doctrine et de s’épanouir dans les faits : désormais, le pouvoir politique devait être essentiellement justifié par son origine, en l’occurrence divine. L’ère de la modernité politique avait débuté.
Guillaume Bernard
Historien du droit
Professeur à l’Institut catholique de Vendée (ICES)
1 P. Dupuy, Commentaire de M. Dupuy sur le Traité des libertez de l’Église Gallicane de M. Pierre Pithou, avec trois autres traités ? Paris, 1715, 2 vol., t. I, commentaire du chap. XV, p. 63.
2 Pasquier, Le catéchisme des jésuites, liv. II, chap. 1, p. 230-231 ; liv.III, chap. I, p. 319 : « les meurdres et parricides des Rois et Princes, leurs sont aussi familiers en leurs deliberations comme aux plus scelerats assassins qui soient au monde » ; liv. III, chap. V, p. 334 : « Auparavant la venue des Jesuites, nous ne sçavions en nostre Eglise que c’estoit de tuer les Rois et Princes souverains de guet apens. C’est une marchandise sortie de leur boustiques par ce vœu impie d’obeissance aveuglee, qu’ils font à leurs Supérieurs. De façon que la vie des Princes dépend aujourd’hui de ces gens de bien. »
3 Jurieu, L’accomplissement des prophéties ou la délivrance prochaine de l’eglise, éd. J. Delumeau, Paris, 1994, chap. II, p. 63 ; même affirmation chap. IX, p. 136 : « Ils ont déposé depuis le Concile de Trente, les Rois Henri III et Henri IV, en France. Ils ont fait assassiner ces deux Henris ».
4 Bodin, op. cit., t. I, liv. I, chap. 8, p. 185: “le tyran est souverain » ; même idée : t. II, liv II, chap. 5, p.75.
5 Ibid., t.II, liv. II, chap. 5 , p. 71: « je di néanmoins qu’il est licite de le tuer ».
6 Ibid, t. II, liv. II, chap. 5, p. 75: « il n’appartient à pas un des sujects en particulier, ni à tous en general d’attenter à l’honneur, ni à la vie du Monarque, soit par voye de faict, soit par voye de justice, ores qu’il eust commis toutes les meschancetez, impierez et cruautez qu’on pourroit dire : car quant à la voye de justice, le suject n’a point de juridisction sur son prince » ; « s’il n’est licite de procéder contre son roy par voye de justice, comment seroit-il d’y procéder par voye de faict ?; p.80 : « je dy donc que jamais le suject n’est recevable de rien attendre contre son Prince souverain, pour meschant et cruel tyran qu’il soit ». t. IV, liv. IV, chap. 3, p. 108 : « le plus seur moyen de l’oster, si le tyran n’a point d’enfans ni de frères (faisait-il allusion à Henri III ?), c’est de supprimer la tyrannie advenant la mort du tyran, et non pas s’efforcer par violence de luy oster la puissance, au hasard de ruïner l’estat ».
7 Dupuy, op. cit., t. I, commentaire du chap. XV, p. 63.
8 Ibid, t. I, commentaire du chap. XV, p. 63.
9 Ibid, t. I, commentaire du chap. XV, p. 64.
10 Pasquier, Le catéchisme des jésuites, liv. II, chap. IX, p. 349 : « Je suis honteux qu’il ne faille prouver que nul suject ne se doit attaquer à son Prince, quelque personnage qu’il joue. (…) Nous devons obeir à nos Rois, quels qu’ils soient, je veux dire soient bons ou mauvais. (…) Tels que Dieu nous donne les Rois, tels nous les faut-il recevoir, sans entrer en connaissance de cause ».
11 Ibid., liv. III, chap IX, p. 348: « Maistre Jan Gerson Chancelier de l’Université de Paris (l’un des plus grands Theologiens qui se soit jamais trouvé en l’Eglise) ».
12 Ibid., liv. III, chap IX, p. 348 et 349.
13 G. Alberigo, dir., Les conciles oecuméniques, t. II : Les Décrets, Paris, 1994, vol. 1 : Constance, Session XV (6 juillet 1415), p. 890/891 : l’affirmation suivante était déclarée erronée et hérétique « Quilibet tyrannus potest et debet licite et meritorie occidi per quemcumque vassalum suum vel subditum, etiam per insidias, et blanditias vel adulationes, non obstante quocumque praestito iuramento, seu confoederatione facta cum eo, non expectata sententia vel mandato iudicis cuiuscumque. / Tout tyran peut et doit licitement et méritoirement être té par n’importe lequel de ses vassaux ou sujets, même en recourant à des pièges, à la flagornerie ou à la flatterie, nonobstant tout serment ou alliance contractée avec lui, et sans attendre la sentence ou l’ordre de quelque juge que ce soit. »
14 Cf. L’Estoile, op, cit., t. VI, juillet 1593, p. 68.
15 Voltaire, Prix de la justice et l’humanité (1777), Paris, 1999, art . XXIV, p. 81.
16 F.-A. Isambert, et alii, éd., Recueil général des anciennes lois françaises, depuis l’an 420 jusqu’à la Révolution de 1789, Paris, 1821-1823, 29 vol., t. XV, pièce 77 ; « Arrêt du parlement de Paris, qui condamne à mort Jean Châtel (…) et qui chasse les jésuites du royaume comme corrupteurs de la jeunesse et perturabateurs du repos public », Paris, 28 décembre 1594, p. 92.
17 Ibid, p.92.
18 Ibid, p.92 : « son corps tire et démembré avec quatre cheveaux, et ses membres et corps jetez au feu et consumez en cendres, et les cendres jetées au vent ».
19 Institutes de l’empereur Justinien, éd. B. Teissier, Paris, 1833, p. 384/385 : « Publica sunt : lex Julia majestatis, quae in eos qui contra imperotarem, vel rempublicam aliquid moliti sunt, suum vigorem extendit. Cujus poea animae amissionem sustinet, et memoria rei etiam post mortem damnatur. / Aux jugements publics appartiennent : la loi Julia pour lèse-majesté ; cette loi frappe de sa rigueur ceux qui trament quelque complot contre l’empereur ou contre l’Etat ; la peine qu’elle inflige est la perte de la vie, et la mémoire du coupable est condamnée même après sa mort. »
20 Isambert, op, cit., t. XV, pièce 77 : « Arrêt du parlement de Paris, qui condamne à mort Jean Châtel (…) et qui chasse les jésuites du royaume comme corrupteurs de la jeunesse et perturbateurs du repos public », Paris, 28 décembre 1594, p. 92.
21 Ibid., p. 93.
22 Ibid., p. 93.
23 Ibid., p. 93.
24 Cf. Platons, Apologie de Socrate, in Œuvres complètes, I, éd. M ? Croiset, Paris, 1920, 23 b et c, p. 149.
25 Isambert, op, cit., t. XV, pièce 170 : « Edit de rétablissement des jésuites, sous la condition d’un serment et d’autres obligations », Rouen, septembre 1603, registré au parlement de Paris en janvier 1604, p. 288-290.
26 Pasquier, Le catéchisme des jésuites, liv. II, chap. 1, p.222 : « toutes les miseres et calamitez, qui nous testé par eux procurees en nos derniers Troubles ».
27 Ibid, liv. I, chap. XVI, p. 208.
28 Ibid, liv. III, chap. V, p. 336: « par le conseil express, de tes Compagnons et confrères »
29 Ibid, liv. III, chap. I, p. 322-323: “Ne furent-ils complices avec le Jacobin, de l’assassinat du feu Roy ? N’ont-ils par plusieurs fois voulu attenter sur la vie de Royne Élisabeth d’Angleterre. Et finalement ne l’ont il sur nostre Roy, tant par Pierre Barriere, que Jean Chastel ? dont Dieu miraculeusement le conserva ? »
30 Ibid, liv. III, chap. VIII, p. 346; chap. IX, p. 346: « il ne faut point douter qu’ils n’ayent fait non seulement profession, mais gloire des parricides des Rois et Princes souverains ».
31 Ibid, liv. III, chap. XI, p. 357.
32 Ibid, liv. III, chap. XI, p. 353; liv. III, chap. XXI, p. 414: « ils ayent esté le premiers entrepreneurs et conducteurs de nos Troubles ».
33 Ibid, liv. III, chap. XIV, p. 364.
34 Henri IV, « Discours de Henri IV ç Messieurs du Parlement, le 16 février 1599 », in Cottret, op, cit., p. 385 ; p. 386 : « Je vous dis encore : je suis roi catholique, et non catholique jésuite. »
35 Ibid, p. 385 : « Je connais les catholiques jésuites ; je ne suis pas de l’humeur de ces gens-là, ni de leurs semblables qui sont des tueurs de rois. »
36 Ibid, p. 386 : « c’est la couleur de piété des jésuites qui a corrompu cet assassin ».
37 Th. Basin, Histoire de Louis XI, éd. Ch. Samaran, Paris, 1963-1966, 2 vol., t. I, liv. I, chap. XXVII, p. 152/153-154/155, p. 158/159, p. 168/169: cette tyrannie se traduisait par le non-respect de la religion, la négligence de la justice et l’excès des impositions.
38 Ibid, t. I, liv. II, chap. III, p. 178/179, p. 182/183-184/185 : le recours au droit de résistance se faisait par nécessité.
39 J. de Terrevermeille, Les Tractatus de Jean de Terrevermeille, éd. J. Barbey, Paris, 1979, 2 vol., dactyl., t. II, p. 124-125, tract. II, art. 3, concl. 1-2.
Publication originale : Guillaume Bernard, « Les doctrines du tyrannicide au temps des guerres de religion », dans Collectif, Actes de la XVIIe session du Centre d’Études Historiques (8 au 11 juillet 2010) : Henri IV, le premier Roi Bourbon, CEH, Neuves-Maisons, 2011, p. 37-56.
Consulter les autres articles de l’ouvrage :
► « Henri IV et Sully : un « couple politique » exemplaire ? », par le Pr. Bernard Barbiche (p. 21-35).
- Partie 1 : Sully, un Premier ministre avant la lettre ?
- Partie 2 : Sully a-t-il toujours été fidèle à Henri IV ?
► « Les doctrines du tyrannicide au temps des guerres de religion », par Guillaume Bernard (p. 37-56).
- Partie 1 : Tyrannicide et contractualisme
- Partie 2 : Tyrannicide et parricide
Consulter les articles des sessions précédemment publiées :
► Articles de la XVIIIe session (7 au 10 juillet 2011) : 1661, la prise de pouvoir par Louis XIV
► Articles de la XIXe session (12 au 15 juillet 2012) : Royautés de France et d’Espagne
► Articles de la XXe session (11 au 14 juillet 2013) : Les Bourbons et le XXe siècle