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Sorcellerie et Inquisition au Pays Basque, par Paul de Lacvivier

[Ex-Libris] Beñat Zintzo-Garmendia, Histoire de la Sorcellerie en Pays Basque, Editions Privat, 2016

Dédicace

Je confesse avoir éprouvé une grande émotion avant d’écrire cette recension, car l’auteur fut mon bien-aimé professeur d’histoire il y a près de vingt ans au collège, qui m’a fait aimé l’histoire, et le pays basque. Son fils devint mon meilleur ami, et il fut aussi mon maître de danse basque.

Je n’ai su que bien plus tard que Beñat a étudié la chasse aux sorcières.

Cela fait maintenant près de dix ans que j’étudie moi-même la question, bien malgré moi, car mon sujet premier est l’Inquisition, et je n’ai eu d’autres choix que de m’intéresser aux chasses aux sorcières afin de dissiper les immenses malentendus qui traînent encore dans le grand public sur ces sujets en rapport avec l’Inquisition.

La Providence a voulu que nos sujets intellectuels se croisent, et je L’en remercie de tout cœur.1

Je dois encore confesser que j’ai eu beaucoup d’appréhension quand j’ai ouvert ce travail de mon professeur, qui est le fruit de près de trente ans de recherches archivistiques : mon professeur, mon ami, est aussi engagé politiquement, et à l’opposé, en apparence, de mon propre engagement politique2.

Ce fut un grand bonheur de constater que nos vues, une fois écartées les précautions de langage qu’il est bien obligé de prendre pour ne pas être inquiété par les nationalistes basques d’une part et la bien-pensance anti-cléricale d’autre part, sont bien plus proches que ce que j’aurais pu espérer.

Quelle agréable surprise de trouver un travail bien documenté, solide sur les archives, et qui confirme toutes mes conclusions sur l’Inquisition en particulier. Quelle joie de constater que, l’un et l’autre à deux bouts du monde, nous avons été confrontés jusqu’au dégoût aux « nationalistes » basques ou japonais, alors même que nous aimons leur pays plus qu’eux. Comme quoi le nationaliste idolâtre, qui fait d’une idole son « pays » au sacrifice de la vérité et de la modération, quitte à mentir s’il le faut, par omission ou frontalement, peut exister tant au niveau régional que national…

Quelle joie de constater nos intérêts communs, en particulier les questions anthropologiques, et donc au fond de ce qui fait que nous sommes des hommes, les mêmes aujourd’hui qu’il y a des siècles.

En attendant de pouvoir discuter au coin du feu, je prends la plume pour rendre hommage au seul professeur que je peux appeler maître – car, pour le reste, à part quelques exceptions peut-être, j’ai eu le malheur de devoir me faire tout seul, en autodidacte.

Qu’il sache que sa recherche n’a pas été perdue pour tout le monde, et qu’au moins une personne l’a lue de bout en bout et en a usé pour ses propres recherches.

Les conclusions seront peut-être différentes, mais il est rassurant de pouvoir au moins se mettre d’accord sur les faits. Je suis impatient, si Dieu veut, de discuter et débattre de ces questions passionnantes.

Introduction

Ce gros pavé de près de 800 pages rassemble une recherche archivistique de près de 40 ans d’histoire locale sur un évènement très précis : les chasses « aux sorcières » de 1609 en France et de 1610-1611 en Espagne. Le livre se compose ainsi de deux parties bien distinctes, et aux couleurs bien différentes : celle sur la France, et celle sur l’Espagne.

La thèse a le grand mérite de bien retracer la généalogie de cette affaire : au fond une histoire de jalousies et de combats locaux entre factions qui dégénèrent et deviennent incontrôlables. La folie collective contamine une partie de la Navarre espagnole, d’où les affaires de 1610 en Espagne.

Les deux parties sont au fond deux thèses différentes, car se fondant sur des sources de nature très différente. Je ne peux que préférer la seconde partie sur l’Espagne, car les sources inquisitoriales sont bien fournies, et l’historien, guidé par de bonnes sources, garde un ton plus modéré et posé.

Il se trouve en effet que la chasse aux sorcières dans le Labourd français de 1609 est très mal documentée : toutes les pièces du procès sont perdues, a priori. Il serait utile de faire un tour aux archives nationales pour au moins savoir s’il existe des pièces, puisque le juge était un commissaire royal envoyé par Henri IV pour répondre à une demande pressante et inquiétante des autorités locales, il semblerait logique que des lettres aient pu être conservées à Paris.

La seule source est ainsi le livre publié par Pierre de Lancre, le juge principal de l’affaire, qui est en fait une sorte de traité de démonologie. L’auteur y trouve beaucoup de renseignements ethnographiques précieux, mais la nature même du document d’une part (qui n’est pas d’ordre juridique), et d’autre part ce qui semble une haine ancrée chez une certaine frange de basques nationalistes contre Pierre de Lancre, ont peut-être trop poussé l’auteur à se justifier systématiquement « d’être équitable », comme historien devant les sources et les hommes : en bref, il a été obligé de s’excuser de ne pas affirmer à toutes les lignes que Pierre de Lancre est un malade mental dégénéré (ce qu’il n’est pas)… On ne peut ainsi que regretter quelques excès de langage, que je comprends bien néanmoins, connaissant l’historiographie des années 70 et 803.

La thèse apporte des éclairages tout à fait intéressant, en particulier avec des analyses géopolitiques utiles, et une fine connaissance des oppositions personnelles et claniques sur place.

Quelques questions restent cependant en suspend :

– Pourquoi une commission royale pour cette affaire ? C’est une exception dans la chasse aux sorcières en France, puisque les affaires sont souvent le fait de petits juges de première instance sans contrôle royal direct via l’appel, justement.

– Quel serait le lien avec les foyers de protestantisme que fut le Béarn, et cette peur panique qui se répand comme une maladie infectieuse ?

– Ne peut-on pas, en reprenant les dossiers juridiques, tout de même trouver des cas de satanisme avéré ? La question est tabou encore aujourd’hui, mais lorsqu’on connaît les développements présents du spiritisme, de l’ésotérisme et du satanisme dans notre société qui ne croit pas au diable, on voit mal comment ce genre d’excès n’existeraient pas dans des temps anciens qui y croyaient.

 

Quel est l’intérêt de cette recherche ?

Elle est un exemple concret et particulier qui illustre les conclusions des récentes recherches sur l’Inquisition : tribunal équitable, rigoureux, et juste, qui n’a rien à voir avec la chasse aux sorcières et qui est à l’origine des procédures modernes de la justice.

Expliquons-nous : la thèse de l’auteur, dans ces deux parties, a pour objet le Labourd et la Navarre espagnole. Le pays basque donc, homogène par la langue et la culture, mais divisé entre royaume de France et d’Espagne : nous sommes ainsi à la jonction de deux justices différentes. L’Inquisition a disparu depuis longtemps en France, qui se remet à peine des guerres de religion. L’Inquisition est institutionnelle et puissante en Espagne, qui a évité les guerres de religion.

Chronologiquement, cette recherche vient de plus confirmer ce que j’avais pu glaner ici et là : la chasse aux sorcières fut tout de suite arrêtée en Espagne grâce à l’Inquisition, et les explosions de folie populaire cherchant des bouc-émissaires réduites au minimum, et limitées à ces régions limitrophes, par contamination de ce qui se passait en France.

Cette recherche locale m’intéresse d’autant plus qu’elle est en lien direct avec mes recherches sur le 16e siècle nippon : Saint François-Xavier est presque contemporain et vient de la même région, et elle permet aussi d’éclairer les Inquisitions en Amérique du Sud, extensions de l’inquisition péninsulaire.

L’auteur conclut lui-même : « (…) l’Inquisition espagnole est la première de toutes les justices européennes à mettre un terme définitif à la traque des sorcières. Surtout, elle interdit à tous ses inquisiteurs de condamner à mort une personne accusée de sorcellerie. Cet acte d’humanisme est signé le 29 août 1614. Soixante-dix ans avant la première remise en question du bûcher en France pour crime de sorcellerie ! » (p.18)

Rentrons un peu dans les détails en se concentrant sur quelques points.

Lien entre démonologie débridée et « humanisme »

Je retiendrais un premier point qui est marquant : les intellectuels et les juges laïcs de ces temps-là, qui ont écrit encore et encore sur la sorcellerie et encouragent à la poursuivre, sont tous des humanistes, voire des protestants (comme la Mirandole, ou Luther tout simplement).

L’auteur apporte en particulier un éclairage tout à fait marquant : le second juge, discret et oublié par l’historiographie, Jean d’Espaignet, est, selon les conclusions de l’auteur, bien plus aux commandes et à l’origine de la sévérité de la chasse que le second juge, Pierre de Lancre. Or, ce personnage important, parlementaire, qui a permis d’ailleurs la carrière de Pierre de Lancre, est aussi hermétiste et touche aux sciences, dont les sciences occultes… Quand on sait qu’il avait des relations familiales et d’affaires importantes avec les Montaigne, il semble bien placé dans l’humanisme de l’époque…

Cela confirme dans un cas particulier le lien potentiel entre humanisme, ésotérisme et l’explosion de la superstition « scientiste » en haut, et des superstitions populaires en bas du fait d’un recul de la saine théologie catholique dans un contexte de déchirure protestante.

Il est d’ailleurs marquant que malgré la thèse de la « peur » d’un Delumeau par exemple, il ne se passe rien dans certaines régions et, mieux, que par exemple le 14e siècle, très catholique, n’a rien vu de semblable malgré les pestes et les guerres… Ces phénomènes extérieurs ne suffisent ainsi pas à expliquer la chasse aux sorcières, que l’on sait être protéiforme, et limitée à l’époque précise 1550-1650 pour l’essentiel.

Il faudrait creuser du côté du protestantisme et de la plus ou moins grande avancée des réformes de Trente : l’Espagne avait procédé à ses réformes dès Isabelle la Catholique, en avant-première si on peut dire (disons que son expérience fut le laboratoire de ce qui fut décidé plus tard au concile de Trente4), et la péninsule fut épargnée tant par les guerres de religion que par ces chasses aux sorcières. Ce n’est pas un hasard.

Il serait intéressant de mieux comprendre ce qui se passe au Béarn, le fief protestant en France, d’où vient Henri IV d’ailleurs.

Chiffres et sorciers

L’autre grande confirmation est que l’Inquisition espagnole tue beaucoup moins, elle est bien miséricordieuse, et « laxiste » selon sa réputation de l’époque chez les juges laïcs : 11 morts (dont 6 brûlés en effigie) après deux ans de procédures contre environ 80 morts du côté français en 4 mois.

Le chiffre 11 est certain. Le chiffre 80 non. Notons un autre phénomène intéressant : dans les années 70, certains disaient que 1000 sorcières avaient été tuées au Labourd, aujourd’hui, les estimations basses parlent de 50, et même de 15 (si on se borne aux noms que Pierre de Lancre cite explicitement). Nous n’avons pas les archives donc nous ne savons pas. Retenons ici le chiffre de 80, que l’auteur argumente de façon convaincante, et qui semble être un maximum sur cette affaire (c’est un inquisiteur espagnol qui donne ce chiffre, et comme les informations données par les inquisiteurs sont fiables, on peut le retenir, c’est ce que fait l’auteur en tout cas).

Dans tous les cas, même sur les poursuites laïques, les chiffres sont bien moins importants que ce qu’on dit. Alors pourquoi en faisons-nous tant de bruit ? Outre l’ambiance délétère d’une certaine époque dans la recherche historique, il y a un fait : là où les justices du moyen-âge avant la renaissance étaient extrêmement équitables et tuaient peu, et ne laissaient ni les criminels courir, ni les populations lyncher, ces phénomènes de l’ère moderne ont dû choquer les mémoires, et pour cause : c’est une décadence comparée au Moyen-âge.

Remettons néanmoins en perspective : il semblerait, aussi paradoxal que cela paraisse, que les procédures-mêmes des juges laïcs, sur demande de la population (c’est important à comprendre) ont été défaillantes à faire la distinction entre faits criminels et folie collective. Comme quoi la bonne vieille double justice temporelle et ecclésiastique, avec les tribunaux d’église s’occupant des affaires religieuses, avaient le soin de freiner les excès potentiels du bras séculier, qui a tendance à avoir la main plus lourde5, là où l’église est connue pour son laxisme proverbial. La renaissance est encore en ce sens une décadence : les laïcs s’arrogent le droit de juger du religieux, et nous revenons lentement vers un stade païen de fusion du religieux et du politique, que nous vivons aujourd’hui malheureusement.

On aurait aimé avoir les sources des jugements, pour savoir si oui ou non la procédure a été respectée ou pas, car si oui, cette procédure romano-canonique qui avait cours en France aurait dû permettre de ralentir la chasse. Il faut aussi se poser la question, tout de même, de savoir si les procédures étaient respectées, de la matérialité de certains faits… Le satanisme existe malheureusement.

Il est intéressant de constater aussi que quand le juge condamne en matière de sorcellerie, il y a comme un appel d’air : la situation ne se calme pas, elle empire. De plus en plus de sorciers apparaissent : ce qui se passe en Espagne après l’autodafé de novembre 1611 ; devant l’épidémie la Suprema met le « hola » et tout s’arrête.

Autre fait marquant : en France au moins quatre prêtres ont été exécutés ! Cela semble complètement fou : un prêtre ne pouvait pas être jugé en droit par des tribunaux laïcs. Cela tend à prouver la faiblesse des institutions catholiques en France à ce moment-là, qui ont du mal à imposer leurs prérogatives, et la soumission ancienne des évêques au temporel… Mais cela témoigne aussi d’un étrange acharnement contre le clergé catholique, une grande victime de cette chasse aux sorcières…

Les chiffres confirment aussi que ce n’est pas spécialement une affaire contre les femmes, et qu’en moyenne il y a plus d’hommes, comme le prouvent les recherche d’Alfred Soman pour la France : sur ce cas particulier, c’est clair pour l’Espagne (presque 50-50), pour la France, disons que sur les 15 personnes citées par Pierre de Lancre qui ont été pour sûr exécutées nous sommes aussi près de la parité, soit au-dessus de la moyenne nationale (40 % de femmes selon Soman) et évidemment plus que la moyenne habituelle de condamnations criminelles à l’encontre des femmes (15 % pour des affaires autres selon Soman toujours).

Quand la torture sauve

Remarquons aussi qu’en Espagne la mise à la question, sur demande de l’inquisiteur, qui sera d’ailleurs la cheville ouvrière qui ensuite permettra de mettre fin à toute poursuite en sorcellerie en Espagne, permet de sauver des prévenus. C’est logique car la question, très encadrée, et partie de la procédure, n’a rien à voir avec l’image que nous en avons et qui projette plutôt les horreurs du vingtième siècle sur le passé6. Dans ce cas précis, la torture sauve !

Comprendre Pierre de Lancre

L’effort de comprendre Pierre de Lancre est louable, surtout vu le contexte de sa détestation générale localement. Mon impression est qu’il ne faut pas le prendre pour un fou, mais pour au contraire quelqu’un de bien intelligent et équitable.

Alors comment en est-il arrivé là ?

A la différence des inquisiteurs espagnols, solides en théologie, et sachant qu’en la matière le décret Canon Episcopi est la référence, Pierre de Lancre était baigné dans la démonologie exagérée de la renaissance. Alors qu’aujourd’hui le diable fait croire qu’il n’existe plus, à l’époque, il a réussi à faire croire qu’il avait bien plus de pouvoir qu’il n’en a réellement.

Que dit la doctrine catholique et sa jurisprudence en matière de droit canonique ? Qu’il ne faut pas croire les témoignages trop délirants, par exemple le vol dans les airs et le changement de lieu quasi-instantané. Ce n’est pas en soi impossible, en théorie (Jésus a bien été transporté pour de vrai en haut du temple par Satan lors de la tentation au désert), mais c’est extraordinaire et jamais récurrent. Pourquoi ? Que dit la théologie sur le diable en quelques mots ?

Ange déchu, il peut agir sur la matière. Mais il ne peut jamais tenter, ni agir, sans l’autorisation divine. De plus, cette autorisation est toujours donnée pour un plus grand bien : quand il y a des vexations diaboliques, comme l’ont subi par exemple Padre Pio, le curé d’Ars ou Sainte Thérèse d’Avila, c’est pour leur sainteté.

Mais en général, sans consentement à la tentation, sans pacte, sans invocation, rien ne peut se passer.

Et le diable, de plus, a déjà perdu, donc il n’est pas si effrayant que cela, si on est fidèle à Jésus-Christ. Il est comme un chien méchant à l’attache, il aboie beaucoup, mais si on ne l’approche pas, qu’on l’ignore, aucun danger.

Le Canon Episcopi explique que dans le cas de témoignages de téléportation par exemple, ou de vols dans le ciel, il ne faut pas les croire sans preuve matérielle : le démon peut suggérer ce genre de vision à l’imagination, et donc, si ce n’est pas un mensonge, c’est au mieux un rêve.

Pour cette raison, il n’a jamais existé au Moyen-âge d’abus ressemblant de près ou de loin aux « chasses aux sorcières » : les gens étaient raisonnables, les juges de bon sens et la jurisprudence très prudente. Ce qui se passe du côté espagnol en définitive.

L’ère moderne a fait basculer un pan important des intellectuels et de prédicateurs protestants dans une sur-importance du diable, oubliant leur théologie, perdant confiance en Dieu.

La différence de réaction en Espagne et en France est symptomatique sur ce point. Les premiers sorciers en Espagne viennent se livrer eux-mêmes à l’Inquisition ! Ils savent que l’Inquisition peut plus les sauver que les condamner et l’enquête avance.

Comme en France, il se passe un phénomène vraiment étrange : des dizaines, des centaines de témoignages absolument concordants et troublants se multiplient. De plus, ces témoignages confirmaient des liens de familles entre les suspects, appuyant la suspicion d’une secte hérétique (beaucoup d’hérésies fonctionnent en organisations fondées sur des réseaux familiaux, par exemple les « bons chrétiens » du moyen-âge).

Enfin, et surtout, des enfants témoignent de choses qu’ils ne devraient pas pouvoir savoir, et effrayantes de plus : comment un enfant de 10 ans peut-il savoir cela s’il ne l’a pas vu ? C’est au moins troublant, et la masse de témoignages rend difficile de conclure à un mensonge collectif prémédité… Au minimum, il y a des adultes tordus qui parlent de cela aux enfants. Si mon enfant revenait à la maison et me racontait ce genre de choses, je pense qu’en tant que père j’aurais très envie d’aller voir l’Inquisition pour faire cesser la menace pesant sur mes enfants… On comprend mieux d’où pouvait venir la demande populaire de justice…

Sauf que les grands en Espagne, au plus haut niveau de pouvoir, freinent la folie locale (comme l’explique l’auteur), là où les élites en France mettent de l’huile sur le feu…

Il est naturel, dans le contexte de l’époque, qui admet la foi, d’au moins voir une action diabolique dans un certain nombre de ces affaires.

Mais normalement, avec le canon episcopi, tout s’arrête là (et en Espagne c’est ce qui se passera) : pourquoi ? Car aucune preuve matérielle n’émerge ! Ni crapauds, ni butin, ni trace des sabbats, ni balai, ni rien.

C’est d’ailleurs le raisonnement de la Suprema, dans la lignée de l’inquisition médiévale, qui va après coup tout arrêter.

Mais sur place, avec la pression populaire d’une part, et l’intime conviction d’autre part « qu’il se passe quelque chose », est-il facile de garder la tête froide ? Pas évident…

Si même à trois inquisiteurs, sur deux ans d’enquête, ils ont condamné 11 prévenus pour hérésie (et non pour sorcellerie précisons-le, c’est important, car ce délit n’existe pas en droit canonique, il a été inventé par la renaissance et les laïcs), c’est que vraiment, raisonnablement, les charges étaient lourdes.

Alors côté français, le juge seul, avec ses prérogatives de commissaire royal envoyé pour faire plaisir à la population locale demandant justice, imbibé des thèses de la renaissance sur le sujet, a pu prendre peur et avoir la main lourde.

Je ne cherche pas à réhabiliter Pierre de Lancre, mais la fin de sa vie, à la différence d’Espaignet, semble indiquer qu’il est mort en bon chrétien : on peut se demander s’il n’est pas un des manipulés de l’affaire…

Je suis d’accord avec l’auteur : il faut creuser le cas d’Espaignet ; cela ne m’étonnerait qu’à moitié qu’il ait des pratiques non seulement ésotériques, mais satanistes, et que discrètement il ait profité de la situation pour « bouffer du curé », mais aussi des « sorciers », ses « concurrents populaires », qui font de la magie pas chère et pour le peuple.

Je suis encore d’accord avec l’auteur : il faudrait creuser la question du Béarn, des liens avec Henri IV, la faction protestante et toute cette histoire. Au moins pour comprendre pourquoi le roi a usé de ce moyen extraordinaire, en passant au-dessus du parlement de Bordeaux, ce qui est anormal dans le contexte coutumier de l’époque.

La bonne et douce Inquisition

Dans tous les cas, la partie sur l’Inquisition espagnole apporte beaucoup, à travers ce cas particulier qui montre in situ le fonctionnement de l’institution dans une affaire concrète.

Les relations incessantes avec la Suprema, qui obligent à modérer les décisions et de ne pas aller trop vite, la rigueur des inquisiteurs et leur

respect de la procédure malgré les oppositions personnelles, les jalousies et autres scories de « l’hommerie ».

Notons surtout (p.463 et sq) l’existence et le fonctionnement des Cartas accortadas qui créent une jurisprudence obligatoire pour les inquisiteurs, en incluant ainsi l’expérience et corrigeant les erreurs et les abus observés : l’Inquisition ne fait pas semblant d’être parfaite, elle sait que les hommes sont pécheurs, elle regarde donc objectivement les situations et cherchent à améliorer les procédures et les règlements pour rendre une justice toujours plus équitable.

Le questionnaire rationnel de l’Inquisition est aussi absolument clef pour illustrer l’équité de ce tribunal (p.467)7 : déjà méfiant sur ces affaires de sorcellerie, la Suprema fournit des questionnaires types pour vérifier que la procédure peut commencer. C’est très factuel, très rationnel : il s’agit de déterminer, avant même l’introduction des examens psychiatriques obligatoires par une bulle de pape en 1657, si les témoignages sont plausibles, s’il y a matière à commencer une instruction.

Nous sommes bien loin de la vision de ces questionnaires comme « lavage de cerveau dirigé sous la torture pour obtenir une réponse type », comme j’ai eu pu l’entendre par un chercheur japonais, de bonne volonté.

Corrigeons une erreur sur le Malleus Maleficarum : il est affirmé p.474 qu’il se substituerait au canon episcopi. C’est le contraire : cet ouvrage a été mis à l’index, et en tout cas interdit peu après 14878 ! Le pape avait ainsi clairement condamné la pénalisation proposée de la sorcellerie en tant que telle, en tout cas ne l’a jamais reconnue.

La bulle de 1484 Summis desiderantes afflictibus, soutenant les deux auteurs dominicains avant qu’ils n’écrivent le livre, n’a en fait rien à voir avec le Malleus : c’est juste un soutien de principe à des inquisiteurs officiels sur des affaires qui semblent préoccupantes sur place ; ce soutien est fait sur la demande des inquisiteurs qui arguent qu’on leur fait obstruction. Le pape ne s’engage pas sur la réalités des faits de sorcellerie, ne parle pas spécialement des sorcières d’ailleurs, et souligne qu’il faut poursuivre ceux qui font des pactes avec le diable.9

Chronologiquement, c’est imparable : cette bulle vient avant le Malleus, et ce livre fut condamné ; le point à éclaircir est qu’il semble y avoir eu une véritable campagne d’opinion pour cette pénalisation de la sorcellerie dans l’Eglise. Les éditions plus tardives du Malleus mettent en exergue la dite bulle, et une approbation de l’université de Cologne… C’est pour le moins troublant : il aurait fallu publier le texte de condamnation de l’auteur et de mise à l’index : il y a donc une manipulation.

Le travail à faire est important, mais il demande de refaire une généalogie précise des bulles, et de leur contenu, tout en ayant en perspective le dogme sur la question, et la réaction de l’Église contre ces erreurs.

Cela dit la présentation des autres textes espagnols sur la sorcellerie est intéressante, et nous aimerions voir le contenu précis, et le mettre en perspective justement avec le Marteau des sorcières mais aussi avec les œuvres plus récentes outre-Pyrénées.

Quand on sait qu’en Amérique, les inquisiteurs sont très coulant avec la sorcellerie, et font bien la différence entre connaissances médicales et invocations du démon10 : ils sont très prudents et ne croient pas facilement les racontars, et même quand les cas sont prouvés et matériels, ils sont très miséricordieux. On se demande pourquoi tout d’un coup dans la péninsule, les mêmes inquisiteurs deviendraient inflexibles et superstitieux.

La description de l’autodafé est aussi précieuse car précise, et confirme certains points sur l’aspect rituel et de réconciliation du rite, tout en réaffirmant la Foi11. Notons aussi une autre cérémonie, côté français, de dégradation du prêtre, qui agit comme une sorte d’ordination inversée, où l’évêque enlève un à un les signes sacerdotaux du prêtre, pour marquer sa condamnation (p.240 et sq), et avant de le céder au bras séculier.

Conclusion

Cette belle recherche confirme non seulement que l’institution de l’Inquisition était équitable en droit et en pratique, mais apporte des éclairages complémentaires sur les questions de procédures, comme le questionnaire préalable par exemple, ou le travail à trois inquisiteurs.

Cette recherche permet de mieux comprendre ces phénomènes de chasse aux sorcières, et combien le substrat institutionnel est capital pour arrêter des phénomènes de lynchage qui trouvent leur origine dans des haines locales : l’Eglise catholique faible en France, et un roi encore peu assuré au milieu d’un climat intellectuel hétérodoxe contre une Inquisition puissante en Espagne et un roi fort dans un climat très catholique. Dans le premier cas, la « chasse » dégénère, dans l’autre elle est réduite à son minimum.

Paul de Lacvivier

Université Kokugakuin, Doctorant

1Qui aurait cru que sa recherche tombe parfaitement à point pour mes propres recherches… Il y a des signes qui sont parfois invisibles mais bien plus forts que d’autres plus spectaculaires.

2 L’auteur a été éduqué à une époque où la religion fut niée de front, et cette génération ne connaît pas bien le catéchisme, ne comprend souvent que fort mal le fonctionnement d’un ordre catholique, considère que le diable n’existe pas, et a été nourrie d’une vision du Moyen-âge toute noire.

Par exemple l’auteur décrit le Biltzar, organisation coutumière dans les villages prenant des décisions pour la communauté, et puissant : il s’oppose au seigneur quand il faut, et tient ferme sur ses privilèges. L’auteur en fait une particularité basque, là où ce genre de fonctionnement était tout à fait classique au Moyen-âge et partout en Europe de l’Ouest : la subsidiarité étant reine, chacun réglait ses affaires à son niveau, le « haut » ne venant que comme arbitre des querelles, ou pour s’occuper des affaires plus élevés. L’auteur remarque d’ailleurs que toutes ces coutumes furent détruites par la Révolution française…(p.33)

On confirme encore ce que l’on savait par ailleurs : 110 jours de vacances par an, et encore c’est un minimum (p.36), bien plus qu’aujourd’hui. Ou encore que l’inquisition en Espagne faisait le ménage chez les mauvais clercs (p.39), etc.

Le même constat peut être fait sur les analyses sur la place de la femme au pays basque, pouvant parfois devenir chef de famille par exemple : très vraies, mais non spécifique au pays basque. On sait très bien combien les femmes avaient une grande place au moyen-âge, et ce n’est pas ça qui est important : une famille, une maison, une seigneurie devait être dirigée et transmise, si l’homme fait défaut, c’est la femme qui devient le chef, le seigneur, pour remplir le devoir qui incombe à sa lignée, etc.

Nous remarquons des inexactitudes sur la vision de l’Ancien régime ; par exemple le rôle des Parlements n’est pas bien saisi (p.48) : « Le monarque voudrait que ses volontés royales aient immédiatement force de loi ». Non justement, en France, le roi depuis au moins Saint Louis a tout fait pour limiter au maximum les injustices qu’il pourrait commettre à son insu en instituant les parlements en particulier. Le roi se devait de respecter la constitution coutumière et les privilèges des corps organisés du royaume (voir Philippe Pichot).

Sur la Saint-Barthélémy (p.172), l’auteur affirme que le massacre était planifié par la reine mère, alors que nous savons maintenant que pas du tout (au contraire, le roi et la reine mère ont tout fait pour éviter que cela dégénère, mais ce fut peine perdu).

Ou encore p.250. Un prêtre fraîchement ordonné décide de faire une « répétition générale »  de sa messe en pleine nuit dans l’église, ce qui lui vaut des accusations de sorcellerie. L’auteur le dédouane de toute suspicion, comme s’il n’avait rien fait : c’est symptomatique d’une méconnaissance des sacrements. On ne « répète » pas une messe quand on est prêtre ordonné. Soit on la dit, soit on ne la dit pas. Et si on dit la messe, il y a consécration donc, il y a présence réelle : que sont devenus les saintes espèces ? L’acte de ce prêtre Bocal est ainsi très grave et il est normal qu’il attire l’attention : on ne dit pas une messe en cachette, surtout la veille de sa première messe dans sa paroisse. Serait-ce une messe noire et blasphématoire sur les saintes espèces ? C’est la première question que tout catholique va se poser. De plus la discipline veut qu’on ne fasse pas plus d’une messe par jour et une communion par jour (dans une époque où la communion restait rare comparée à aujourd’hui), et surtout pas la nuit (à part la messe de minuit, ou par nécessité), sauf indult, là encore il y a désobéissance à la discipline, c’est très louche. Bref, il est normal que les agissements de ce prêtre aient attiré l’attention, et les circonstances le rendent au moins coupable de grave désobéissance à la discipline.

3Nous pensons que la thèse mériterait une autre édition, pour atteindre un public plus large, qui serait plus compacte, et inversant l’ordre des parties, en épurant quelques excès de langage, afin d’être plus convaincant et plus accessible tant aux chercheurs qu’aux néophytes, car, je le répète, le travail est sourcé et fondé.

4Voir Jean Dumont, L’« incomparable » Isabelle la Catholique, Critérion, Paris, 1993.

Ex-libris. « L’incomparable Isabelle la Catholique », par Jean Dumont (vexilla-galliae.fr)

5Sévérité toute relative quand on compare avec des pays païens, comme la Rome antique ou le Japon médiéval.

6Nous renvoyons ici à une série d’article sur l’inquisition, Inquisition : Mensonges et vérités sur la torture, par Paul de Lacvivier (vexilla-galliae.fr) , en attendant de publier en français le fruit de nos recherches publiées en Japonais (魔女狩りと宗教裁判を巡って(その2)通説の見直しに関する研究 : 現代訴訟制度の起源に迫る | CiNii Research ).

7Il est demandé de façon récurrente de vérifier les dires par des preuves matérielles, de recouper les témoignages, de chercher les contradictions dans les témoignages.

8Personne n’a, à ma connaissance, creuser cela. Je me propose de le faire, et je suis à la recherche de la notice de l’index qui indique pourquoi le livre est interdit, mais aussi de la bulle qui l’aurai condamné.

La question peut paraître plus difficile qu’il n’y paraît. Selon quelques sondages grossiers, le livre apparaît à l’index deux fois semblent-ils en 16e siècle, mais pas forcément pour lui-même. La condamnation après la publication de 1487 viserait l’auteur pplus que l’oeuvre, et serait le fait du Saint Office lui-même et non du pape.

Le Malleus semble surtout problématique dans la lourdeur des sanctions recommandées, tout à fait inhabituel. A creuser.

9Cf l’édition de Jérôme Millon.

10Par exemple les recherches de Pierre Ragon ou Eric Roulet. Ragon Pierre. « Démonolâtrie » et démonologie dans les recherches sur la civilisation mexicaine au XVIe siècle.(16世紀のメキシコ文明についての研究における悪魔論と「悪魔崇拝」) In: Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 35 N°2, Avril-juin 1988. Des Européens dans l’Amérique coloniale et aux Caraïbes, XVIe-XIXe siècles. pp. 163-181

Roulet Éric. Les missionnaires et les rituels de guérison indiens en Nouvelle-Espagne dans la première moitié du XVIe siècle.(16世紀前半の新スペインにおける宣教師とインディオ人の治療儀礼についてIn: Perception de l’altérité culturelle et religieuse. Actes du 130e Congrès national des sociétés historiques et scientifiques, « Voyages et voyageurs », La Rochelle, 2005. Paris : Editions du CTHS, 2011. pp. 180-188. (Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques, 130-13)

Une réflexion sur “Sorcellerie et Inquisition au Pays Basque, par Paul de Lacvivier

  • Madeleine

    C’est passionnant ! Merci pour tout le travail effectué !

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