Sur les traces de saint Ignace de Loyola (3), par le Père Jean-François Thomas
III. Inigo étudiant, 1524-1535
La longue durée de la formation intellectuelle est une caractéristique bien connue de la Compagnie de Jésus. Il suffit de se tourner vers l’expérience personnelle de saint Ignace pour en comprendre l’origine : dix années d’étude. À trente trois ans, de retour de Jérusalem à Barcelone, sans ressources, Inigo prend conscience qu’il ne pourra jamais réaliser aucune œuvre apostolique sans une solide formation philosophique et théologique. Aussi va-t-il commencer par apprendre le latin dans la capitale catalane durant l’année 1525, tout en poursuivant la direction spirituelle d’un certain nombre d’âmes, même s’il n’a aucun mandant pour cela. Un premier compagnon se joint à lui, mais comme d’autres par la suite, il ne le suivra pas dans sa longue quête aboutissant à la création d’un nouvel ordre religieux. Impressionnant de constater que cet homme de plus de trente ans, sans éducation, s’attelle ainsi à des études difficiles en partant de zéro. Cela souligne bien un de ses traits de caractère : l’entêtement pour atteindre un but fixé et la poursuite de ce but quels que soient es obstacles.
Muni de rudiments de latin, il dirigea alors ses pas vers Alcala et sa célèbre université en 1526 afin de s’inscrire au cours des Arts, c’est-à-dire de philosophie. Étudient en cet endroit, au même moment, bien des futurs jésuites de la première époque, mais le courant ne passe pas entre eux en cet instant précis, sauf pour trois d’entre eux. En revanche, ce sera le début des ennuis, répétitifs, de ce « vieil » étudiant avec l’Inquisition. En novembre, deux officiers de cette instance juridique mènent une enquête sur le comportement de cet étrange personnage, sans se pencher sur sa « doctrine ». Inigo ne reçoit aucune peine de leur part, mais le vicaire général d’Alcala rend une sentence bénigne contre ce petit groupe d’originaux : faire teindre de couleurs différentes leur habit de laine afin qu’ils ne se considèrent pas comme une nouvelle communauté religieuse. Quelque temps plus tard, ils reçoivent l’ordre de ne plus aller nu-pieds ; L’année suivante, Inigo a de nouveau maille à partir avec ce vicaire général. Il est accusé d’avoir envoyé en pèlerinage deux femmes seules et est arrêté. Comme ces deux pèlerines, rentrant chez elles, le dédouanent il est relâché, mais, désormais, le groupe n’a plus le droit, sous peine d’excommunication, d’enseigner quiconque avant d’avoir accompli trois années d’études. Cette interdiction ne s’appliquant qu’au diocèse de Tolède, Inigo et ses compagnons partent alors pour Salamanque. La situation empire dans cette ville où ils sont arrêtés par les dominicains et enchaînés les uns aux autres. En août 1527, Inigo est interrogé en détail sur sa doctrine et une sentence absolutoire est prononcée, toutefois assortie de l’interdiction d’enseigner « la différence entre le péché mortel et le péché véniel » avant d’avoir accompli quatre ans de théologie. Les exigences de l’Église espagnole de l’époque sont fortes. Inigo proteste mais obéit… en changeant encore une fois d’université puisque cette sentence ne vaut que pour Salamanque ! C’est ainsi qu’il part, seul, pour Paris où il demeurera jusqu’en 1535.
Paris ! Centre intellectuel de la chrétienté où l’Université est plus puissante que la hiérarchie catholique et donne des leçons à la papauté ! Inigo, grâce à un bienfaiteur de Barcelone, s’inscrit au collège de Montaigu, dans le Quartier Latin où il prend logement. Ce collège est très strict, rigoriste. Naïf, Inigo confie son argent à un co-chambriste qui s’enfuit avec la bourse, et il se retrouve dans l’obligation de mendier et de loger à l’hôpital Saint-Jacques pour les indigents. Pour alléger cette situation compliquée, il se rend à Bruges afin d’obtenir des subsides de la part des riches marchands espagnols. À Paris, son influence sur certains étudiants, les invitant à embrasser une pauvreté absolue, lui vaut bien des ennemis, à commencer par le principal du Collège Sainte-Barbe, foyer de l’humanisme naissant, qui finira pourtant par l’accepter comme pensionnaire interne. Moment crucial car il se retrouve en chambrée avec un Savoyard, Pierre Favre, et un Navarrais, François-Xavier de Jassu. Trois futurs saints dont les relations sont faciles avec le premier et très conflictuelles avec le second qui ne suivra enfin Inigo qu’en 1535. Les amitiés spirituelles se construisent peu à peu et les caractères affirmés de chacun ne facilitent pas l’union des cœurs !
En 1532, Inigo obtient le grade de bachelier ès-arts et il embraye directement sur la licence qu’il décroche en 1533, reçu 30e sur une centaine d’étudiants, ce qui est fort honorable puisque, en 1530, Pierre Favre avait décroché la 24e place et François-Xavier la 22e. Pour enseigner à l’Université de Paris, la maîtrise ès-arts est nécessaire. Inigo attendra deux ans avant de la prendre, mais il poursuit ses études en vue du sacerdoce. En 1534, il donne les Exercices pendant un mois à Pierre Favre, puis à deux autres des premiers compagnons, Diego Laynez, – qui sera un des théologiens du concile de Trente -, et Alphonse Salmeron, – lui aussi théologien à Trente – (tous deux seront successeurs de saint Ignace à la tête de la Compagnie). Le 15 août 1534, alors que Pierre Favre est nouvellement ordonné et le seul prêtre du groupe, les sept premiers « jésuites » se réunissent dans la chapelle du martyrium de saint Denis, au pied de Montmartre, alors dans la campagne. Au moment de la communion lors de la messe célébrée par Favre, à genoux devant l’hostie consacrée présentée par le prêtre, ils prononcent le vœu de chasteté, de pauvreté (remise à la fin des études), plus un vœu très spécial, embryon de ce qui deviendra ensuite le vœu d’obéissance au pape pour la mission : ils iront à Jérusalem s’ils le peuvent et, au retour, ils s’en remettront au Souverain Pontife pour choisir le lieu et le type de leur apostolat. Ce groupe comprend, outre Inigo : Pierre Favre le prêtre, François-Xavier (qui n’a toujours pas fait les Exercices ; cela se produira à la fin de l’année), Diego Laynez, Alphonse Salmeron, Nicolas Bobadilla, et Simon Rodriguez, portugais.
Début 1535, Inigo devient maître ès-arts, et quelques jours plus tard, il est dénoncé à l’inquisiteur dominicain de Paris qui demande communication du livre des Exercices Spirituels, mais qui en fera l’éloge, aussitôt transcrit devant notaire par Inigo qui, prudent, prévoit d’autres ennuis possibles dans l’avenir. Dans les premiers jours d’avril, les sept compagnons quittent Paris, bardés de diplômes et remplis d’un zèle brûlant pour évangéliser les païens et convertir les hérétiques. Inigo retourne à Loyola pour régler des affaires familiales tandis que les six autres, sous la responsabilité de Pierre Favre vont directement à Venise où ils attendront une possibilité pour partir en Terre sainte. Trois nouvelles recrues s’agrègent à leur « communauté ».
Les vœux de Montmartre sont regardés comme une première fondation de la Compagnie de Jésus, fondation encore informe et informelle. Ils sont, en tout cas, la signature d’une lente maturation durant toutes ces années d’études. Le fait que saint Ignace ait pu fréquenter l’Université de Paris en ces années de bouleversement humaniste l’a sans doute préparé à une attention très pointue des questions théologiques concernant le dogme et la morale. Il n’est pas étonnant de retrouver sur les bancs de Trente, quelques années plus tard, tant de ces jeunes jésuites ardents, orthodoxes, défenseurs de la foi, envoyés là pour conseiller les Pères du concile. Se définit ainsi le profil intellectuel propre aux jésuites pendant des générations à venir : mettre l’intelligence au service de la foi, ceci dans tous les domaines. Le jésuite n’étudie pas par passion de la recherche pure mais en gardant toujours en vue ce qui peut être directement utile à l’Église sur le terrain. En cela, ce n’est pas un « ordre intellectuel » du même type que l’Ordre des frères prêcheurs ou l’Ordre de saint Benoît en certaines de ces congrégations. Ce premier groupe de compagnons de Jésus ne sait pas encore qu’il ne partira pas pour Jérusalem mais que Rome sera le lieu où se définira enfin le contour de leur vocation pour la gloire de Dieu. (À suivre)
Jean-François Thomas s.j.
2 octobre 2022
XVIIe dimanche après la Pentecôte