Sur les traces de saint Ignace de Loyola, par le R. P. Jean-François Thomas. Partie 1 : L’homme d’un nouveau monde
Partie 1. 1491-1523 : L’homme d’un nouveau monde
La mode est aux séries et les histoires qui sont la trame de ces divertissements souvent bien médiocres sont loin de pouvoir rivaliser avec la réalité, toujours plus riche, plus palpitante. Il suffit, comme catholiques, de se pencher sur la vie des saints, des fondateurs des grands ordres religieux. Il a semblé que quelques épisodes sur saint Ignace de Loyola et la Compagnie de Jésus qu’il fonda seraient peut-être utiles pour nous éclairer sur les bouleversements actuels. L’expérience de nos grands ancêtres, pas toujours tissée de sagesse mais aussi parsemée de tâtonnements, d’erreurs et d’échecs, est bien précieuse pour guider n’importe quelle génération.
À la veille de la découverte des Antilles par Christophe Colomb et alors que Grenade est enfin libéré par les rois catholiques mettant fin à la Reconquista, la naissance d’Inigo Lopez de Loyola à une date inconnue de 1491, septième garçon d’une fratrie de onze enfants, sans compter les bâtards, passe bien inaperçue. La noblesse de la famille n’est pas des plus éminentes, d’où l’ambition d’ascension sociale qui habitera très tôt celui qui sera orphelin à quatorze ans. Il est bien sûr catholique, comme peuvent l’être les Basque de son temps. L’Église brille de tous ses feux de la Renaissance, sous la houlette, en 1492, d’Alexandre VI Borgia fameux pour autre chose que ses mœurs. Ce dernier partagera les nouveaux mondes entre l’Espagne et le Portugal un an plus tard. Le jeune Inigo demeurera à l’écart de tous les bouleversements politiques et religieux. Il ne sait pas qu’Érasme publie son Enchiridion militis christiani en 1503, que Calvin naît en 1509, que Luther devient prieur des Augustins de Wittenberg en 1511.
Pauvre mais désireux de se faire une place, il devient page de Juan Velasquez de Cuellar, ministre des finances et dont la femme est proche de la reine Germaine de Foix. Suivant la cour dans ses pérégrinations, il compose des poèmes d’amour, inspiré par les romans de chevalerie qu’il dévore. En 1515, au cours du carnaval, il est arrêté avec son frère Pedro, qui est prêtre, pour des « crimes énormes et prémédités », selon les termes du procès-verbal. Les jésuites auxquels il fera plus tard des confidences sur cette époque troublée diront, comme le P. Ribadeneyra, qu’Inigo était alors « un soldat déréglé et vain », ou comme le P. Polanco, qu’il était « particulièrement adonné au jeu, aux femmes, au duel et aux armes. Bref, un courtisan ordinaire, soucieux de ses plaisirs et de sa carrière. Dieu n’occupe dans cette vie que la part qui lui revient officiellement dans une Espagne fort catholique, mais aucun élan personnel ne le pousse à s’amender et à mettre en pratique les vertus.
En 1516, son protecteur connaît la disgrâce et il se met au service d’Antonio Manrique, vice-roi de Navarre, ceci jusqu’à l’âge de vingt-six ans. En 1521, le roi de France décide de conquérir la Navarre. Il échouera dans cette tentative. Inigo empêche la reddition de Pampelune que les Français attaquent. Dans l’armée ennemie se trouve la famille de François de Xavier qu’il ne connaîtra que plus tard à Paris. Ce siège sera l’instrument du retournement de sa vie. Le 24 mai, Inigo se confesse à un de ses compagnons d’armes, comme cela était d’usage sans valeur sacramentelle, et se lance dans la mêlée. Un boulet providentiel arrête sa course vers les honneurs mondains et le fauche, brisant une jambe et blessant l’autre. Il est ramené agonisant à Loyola où il reçoit les derniers sacrements le 24 juin. Ayant conservé pour saint Pierre une grande dévotion, il commence à se sentir mieux lors d la Vigile de sa fête. Toujours aussi vain, ne voulant pas boiter, il se fait opérer une seconde fois, avec les conditions chirurgicales de l’époque, pour briser de nouveau sa jambe mal ressoudée. Pendant les mois qui suivent, il se morfond, immobilisé sur son lit de douleur, dans le sinistre château familial, et il veut se faire apporter des romans, mais aucun n’est à disposition dans la demeure. Deux livres sont dénichés, qui vont œuvrer à sa conversion : la Vie du Christ de Ludolphe le Chartreux, et le Flos sanctorum de Jacques de Voragine. Ce dernier ouvrage, vie des saints, lui donne le désir d’imiter le parcours spirituel de saint François d’Assise, de saint Dominique et de saint Onuphre l’anachorète. Il commence à recevoir des grâces insignes comme une vision de la Sainte Vierge portant l’Enfant Jésus. Comme il le racontera plus tard dans son Récit du Pèlerin, autobiographique, son ambition était « d’aller à Jérusalem nu-pieds, de ne se nourrir que d’herbes et de faire toutes les autres mortifications qu’il voyait que les Saints avaient faites ». Il se nourrit de tous ces faits et gestes et prend des notes au sujet de la vie du Christ et de la Sainte Vierge, volume qui ne le quittera plus.
Fin février 1522, rétabli, il revêt son habit de chevalier, prend ses armes et gagne Montserrat, haut lieu marial de pèlerinage en Catalogne, entretenant en lui « un désir très vif de faire de grandes choses pour Dieu ». Notons qu’il pense toujours « grand » : ce sera une caractéristique de l’Ordre qu’il fondera plus tard. Sur le chemin, il prononce un vœu de chasteté. Ayant atteint la célèbre abbaye bénédictine, réformée depuis la sainte reine Isabelle la Catholique, il y demeurera un mois, commençant par une confession générale qui durera deux jours (la lessive est sérieuse et dans le moindre détail) auprès de Jean Chenon, autrefois curé en France. Il n’est pas anecdotique qu’il reçoive alors, comme tous les hôtes, un petit livre rédigé par le Père Abbé réformateur du lieu, Garcia de Cisnéros, neveu du célèbre cardinal Ximenès qui travailla à réévangéliser l’Espagne lors de sa libération du joug musulman : Exercitatoire de la vie spirituelle. Ceux qui sont familiers avec les Exercices Spirituels reconnaîtront là le terreau qui conduisit bientôt le Pèlerin à de telles pratiques. L’ouvrage, tout à fait dans la veine de la devotio moderna, notamment de l’Imitation de Jésus-Christ de Thomas a Kempis. L’Imitation deviendra le livre de chevet de saint Ignace jusqu’à sa mort et il la conseillera à tous les jésuites après lui. Dans la nuit du 24 au 25 mars, il décide de devenir chevalier du Christ par une veillée d’armes et une scène d’adoubement inverses à celles qu’il avait connues bien des années plus tôt pour se mettre au service des princes de la terre. Il se dépouille de ses vêtements, revêt une tunique de pèlerin, échange son épée contre un bourdon, laissant ses armes comme ex-voto. Donnant sa mule aux moines et ses habits à des pauvres, il part pieds nus, avec toutefois une sandale pour son pied infirme. Il n’ira pas très loin dans un premier temps, s’arrêtant à Manrèse pour y noter quelques impressions rassemblées à Montserrat.
En fait, il y demeurera presque un an, jusqu’en février 1523, et ce sera le lieu de sa véritable et profonde conversion, de la purification de son désir de servir Dieu en l’allégeant de toutes les scories héritées de son passé mondain. Ce sera, comme il l’avouera ensuite, son « noviciat », sa « primitive Église ». Au départ, réfugié dans une grotte,, il vit comme saint Onuphre, le moine égyptien des premiers siècles qu’il avait découvert dans la Légende dorée : prières, pénitences, austérités, mortifications, mendicité. Il croit avoir atteint la perfection, commençant la rédaction de ses Exercices Spirituels. Cependant cette période faste de joie et de consolation est perturbée bientôt par toutes sortes de tentations le conduisant au désespoir, aux scrupules, à des visions diaboliques et même au désir de se suicider. Il a du mal à comprendre tous ces mouvements de l’âme contradictoires. Il s’accroche, et, en août ou septembre, le long de la rivière Cardoner, il est élevé en esprit. Cette grande illumination du Cardoner est la seconde et définitive conversion d’Inigo. Dans son Autobiographie, il dira qu’« il lui paraissait être un autre homme », qu’« il lui semblait qu’on lui avait changé l’esprit ». Il peut alors mettre la dernière main à ses Exercices, fruit de ce combat entre les esprits, celui tendu vers Dieu et celui esclave du Malin. Il abandonne ses excentricités et ses excès de pénitence, se coupe les ongles et les cheveux, se lave, tout en demeurant attaché aux véritables mortifications, invisibles à l’œil et insensibles à l’odorat ! Nous allons le quitter momentanément alors qu’il se dirige vers Barcelone, avec le projet de partir à Jérusalem. Celui que nous voyons s’éloigner sur le chemin menant à la mer est un homme nouveau, déjà armé pour conquérir de nouveaux mondes pour un Maître et Seigneur dont les armées sont célestes et les armes celles de la Croix.
P. Jean-François Thomas, s. j.