Massacre des innocents et victoire de la marmaille
Le scandale absolu de notre époque, -qui n’en manque point-, scandale qui attire sur nos têtes la colère de Dieu, est le massacre des innocents. Son évocation renvoie aussitôt au meurtre des enfants dans le sein de leurs mères, populations décimées avant d’avoir vu le jour, ceci sous le couvert de la légalisation des assassinats et avec le silence complice ou apeuré de ceux qui auraient le pouvoir de s’y opposer. Ce crime sans cesse recommencé, étendu et favorisé dans tant de pays de la planète, financé par les grands bienfaiteurs de l’humanité et les organisations internationales, fait pleurer les anges chargés de protéger ces enfants. Pourtant cette abomination cache en amont, dans son outrance et sa sauvagerie, d’autres formes de massacre des innocents.
Philippe Muray, dans son superbe XIX° siècle à travers les âges, avait introduit sa réflexion par une description saisissante du déménagement des morts du cimetière parisien des Saints-Innocents en 1786. Onze millions de cadavres et de squelettes furent ainsi déterrés et enfouis dans ce qui est appelé aujourd’hui les catacombes de Paris, lieu tant prisé des touristes et des fêtards en manque de sensations fortes. Les corps de ces défunts, protégés par les Saints Innocents, avaient été jusque-là, et ce depuis le Moyen-Age, conservés et respectés au cœur de Paris car la foi vivante n’avait pas peur de la mort. Au siècle du libertinage et de l’athéisme encyclopédique, l’homme eut soudain horreur de la mort et il désira se débarrasser de la vision de ce cimetière regorgeant de corps qu’il ne regardait plus que comme de la pourriture. Il s’engagea dans la désacralisation et dans la profanation qui connurent leurs heures de gloire à la révolution lorsque furent exhumés avec violence, et dispersés aux quatre vents, les corps des souverains, des princes et des prélats, lorsque furent jetés dans des fosses communes les victimes des sanglantes persécutions. Ce goût révolutionnaire pour le massacre des innocents conduisit l’homme à aimer la pourriture. Plus il voulut détruire la mort en exécutant à tour de bras, en réduisant en cendres les os et la chair, plus il se condamna à être poursuivi par les spectres de sa culpabilité. Inéluctablement, il aboutit à la constatation, -brandie comme une victoire de la raison-, que Dieu Lui-même était rongé par la vermine, comme l’affirmera Victor Hugo en 1835 dans les Chants du crépuscule : « Nous portons dans nos cœurs le cadavre pourri
De la religion qui vivait dans nos pères. »
Notre massacre des innocents ne date donc pas d’aujourd’hui et comme il existe une mystérieuse et effrayante logique du mal où chaque acte est lié à tous les autres, ceux du passé et ceux de l’avenir, il n’est pas étonnant que l’épopée maléfique préfigurée par le transfert des ossements du cimetière des Saints-Innocents, nous ait conduits peu à peu à massacrer les innocents. Hérode ne manque pas d’imitateurs et de disciples. Nous nous défendrons bien sûr d’être des persécuteurs et nous montrerons nos mains pour prouver qu’elles ne sont point ensanglantées. Pourtant, même si nous ne sommes pas directement des bourreaux, nous ne pouvons pas prétendre à l’innocence. Nous sommes marqués par ce monde qui tue ses enfants et qui rejette ses morts en niant la vie éternelle. Telle est la victoire de la marmaille : vous savez, ces enfants insupportables, non point directement par leur faute mais à cause de la tare de leurs parents. Nous sommes une marmaille gesticulante, hurlante, intenable, jalouse de ses caprices et de ses exigences, celle dont parle Notre Seigneur lorsqu’Il se lamente devant Jérusalem infidèle : « Quoties volui congregare filios tuos, quemadmodum gallina congregat pullos suos su balas, et noluisti ? » (« Que de fois ai-je voulu rassembler tes enfants comme la poule rassemble ses petits sous ses ailes, et tu ne l’as pas voulu ! ») Mt XXIII.38
Nous sommes des poussins récalcitrants, désobéissants, irresponsables, au lieu d’être des innocents régénérés par le Sang du Christ. Il y a plus de deux siècles, nous avons tourné le dos à notre liberté et nous nous sommes réfugiés dans les sinistres catacombes où nous avons entassé nos morts et enchaîné notre vie.
Le Paul Verlaine de la conversion écrivait à la fin de sa vie dans ses Liturgies intimes, en 1892 :
« Cruel Hérode, noir Péché,
De tes sept glaives tu poursuis
Les innocents, lesquels je suis
Dans mes cinq sens, — et, qu’empêché
Me voici pour, las ! me défendre !
L’argile dont Dieu les forma,
Leur faiblesse à ces tristes sens
Par quoi je suis les innocents
Que l’on immole dans Rama,
Trahissent leur âge trop tendre.
Nulle fuite. Mais mon Sauveur,
Assumant mon sort et ma mort,
Vit en Égypte dont il sort
À temps pour l’insigne faveur
Qu’il me fait de donner sa vie
Et sa pensée à mon bonheur
Éternel, et, par l’action
Sûre de l’absolution
De son prêtre à lui, le Seigneur » Saints Innocents
En 1786, la France a soudain tourné le dos, après bien des hésitations, à ce qui fondait sa liberté (la seule vraie, pas celle frelatée inscrite dans la pierre des hôtels de ville), cette liberté intérieure apportée par le salut de la Croix. Elle a cru pouvoir jouer à l’innocente et s’en tirer à bon compte en ne s’appuyant que sur ses maigres prétentions. Cette inanité ne trompe plus personne. Quand retrouverons-nous notre attitude d’enfants, d’innocents, en abandonnant nos poses de marmaille ?
Charles Péguy, en 1912, dans Le Mystère des Saints-Innocents, donnait ainsi la parole à Dieu :
« Et combien de fois quand ils peinent tant dans leurs épreuves
J’ai envie, je suis tenté de leur mettre la main sous le ventre
Pour les soutenir de ma large main
Comme un père qui apprend à nager à son fils
Dans le courant de la rivière
Et qui est partagé entre deux sentiments.
Car d’une part s’il le soutient toujours et s’il le soutient trop
L’enfant s’y fiera et il n’apprendra jamais à nager.
Mais aussi s’il ne le soutient pas juste a bon moment
Cet enfant boira un mauvais coup.
Telle est la difficulté, elle est grande. »
Retrouver l’innocence est chose possible puisque le Fils de Dieu s’est incarné pour nous revêtir de ce nouvel habit. La marmaille n’est pas aussi victorieuse qu’elle le croit.
P.Jean-François Thomas s.j.
Saints Innocents 2016