Il y a cent ans, mourait l’empereur François-Joseph d’Autriche
En termes statistiques purs, le règne de François-Joseph (du 2 décembre 1848 au 21 novembre 1916) ne se place qu’au douzième rang des règnes connus les plus longs de l’Histoire. Cependant, si l’on observe que tous les monarques demeurés plus longtemps sur leur trône régnèrent, à l’exception de Louis XIV, sur des principautés mineures et que le roi de France qui hérita de la couronne le 14 mai 1643 ne devint souverain majeur que onze ans plus tard, on peut affirmer que l’empereur d’Autriche, qui lui avait déjà dix-huit ans à son avènement, détient bien à ce jour le record mondial de longévité effective dans sa fonction, même si celui-ci pourrait être battu par Elisabeth II d’Angleterre le… 24 janvier 2020 – God save the queen.
Une longévité exceptionnelle que l’Histoire fit durement payer à son titulaire.
Son couronnement intervint sur fond de troubles politiques et économiques, allumés depuis le début de l’année 1848, d’abord par l’épidémie révolutionnaire née de la révolution de février en France, qu’attisa le problème de la pluralité des nations de l’empire des Habsbourg – que l’avocat et journaliste hongrois Louis Kossuth baptisa « printemps des peuples » -, ensuite par la crise agricole et, consécutivement, manufacturière, due aux récoltes catastrophiques de 1847. Bousculé par les mouvements révolutionnaires de Vienne et de Budapest, le gouvernement du baron Pillersdorf, conscient de la nécessité d’une évolution des structures de l’empire, fit approuver, en avril, une constitution qui, d’une part, établissait bicaméralisme et suffrage censitaire, d’autre part reconnaissait implicitement la possibilité d’une plus grande autonomie des nations, à commencer par la Hongrie. L’empereur conservait cependant un droit de veto absolu sur les décisions des Chambres : le précédent de la Constitution française de 1791 n’avait pas servi de leçon. Cette avancée fut considérée comme insuffisante par les élites nationales et, bien qu’ayant dû consentir de surcroît l’abolition du régime seigneurial, qui détacha les masses rurales de la bourgeoisie et les rapprocha de la couronne, l’empereur Ferdinand, qui régnait depuis 1835, dut, dans un climat de continuelle agitation, abdiquer en faveur de son neveu, l’archiduc François-Joseph.
Devenu empereur, celui-ci présida pendant près de soixante-huit ans à ce qu’on pourrait appeler le paradoxe autrichien. Pour ses anciens sujets – et des traces en subsistent jusqu’ à nos jours – son règne est assimilé à celui de la belle époque, au cours de laquelle l’Autriche fut riche, paisible et brillante, somme toute heureuse. Alors que l’examen objectif de la période ne fait quasiment ressortir que des faiblesses, des erreurs et des menaces qui, en 1918, engloutiront le vieil empire qui n’avait pas su s’adapter.
François-Joseph était un souverain honnête, loyal et modeste, désireux de bien faire, peu influençable. Et se considérant comme le premier serviteur de l’État, à l’instar de Louis XI de France que, on le sait rarement, il admirait beaucoup. Mais aussi un homme peu visionnaire et terriblement conservateur. Dès le début de son règne, assumant la répression en Hongrie, il opta clairement pour un modèle de gouvernement composé de trois éléments indissociables : l’absolutisme, cependant tempéré par un Parlement avec lequel il « joue le jeu » ; la bureaucratie allemande, dont son imagination est trop faible pour s’affranchir ; et l’armée, pilier de tout le reste. Système faussement indestructible – comme les forteresses réputées imprenables – tombant sous les irrépressibles coups de boutoir, en 1859 de la campagne d’Italie, et en 1866 du nationalisme prussien. De ces deux phénomènes traduisant l’émancipation européenne des derniers reliefs de l’Europe féodale, François-Joseph n’aura rien vu.
Moins aveugle sur le plan interne, et grâce notamment à l’impératrice Elisabeth, plus perméable au phénomène des nationalités et pressentant que de la solution de ce problème dépendait peut-être le sort de l’empire, François-Joseph voulut tirer les leçons de l’éviction de l’Autriche des affaires allemandes comme italiennes et de son cantonnement dans l’Europe danubienne. Par ce qu’on appela le « compromis » de 1867, il consentit finalement à la Hongrie l’autonomie que réclamait la classe dirigeante du pays, mais en marchant à reculons et en refusant de concéder les mêmes libertés aux autres nations, telles que la Croatie, la Bohême et la Moravie, simplement parce qu’elles se montraient moins revendicatrices. Tel est souvent le point faible des régimes conservateurs : se résigner aux évolutions nécessaires mais de la façon la plus étriquée possible au lieu d’en prendre la direction. De sorte que le problème des nationalités continua d’empoisonner la vie politique autrichienne jusqu’en 1914. L’idée de création des « États unis de Grande-Autriche », conçue en 1906 par l’avocat viennois Aurel Popovici, séduisit l’héritier du trône, l’archiduc François-Ferdinand, mais se heurta à l’immobilisme de l’empereur.
Depuis 1873, l’Autriche ne faisait plus figure que de « brillant second » de l’Empire allemand. La seule zone d’influence internationale qui lui restait résidait dans « la poudrière » des Balkans mais l’annexion, en 1908, de la Bosnie-Herzégovine ne fit que jeter de l’huile sur le feu, tendre encore davantage les relations avec la Serbie, et poser le premier pavé de la route qui conduirait à la guerre de 1914.
L’échec politique de François-Joseph ne fut cependant consommé qu’après sa mort et l’homme conserva une indéniable popularité due à sa personnalité propre en dehors du champ du pouvoir. François-Joseph était un homme simple, affable avec les gens du peuple, proche de la nature et des paysans, surtout à travers sa passion de la chasse, et très attaché à la religion catholique, tout en se montrant tolérant envers les autres cultes, notamment juif et protestant. Sa bonhomie, associée à un sens très aigu des traditions et à un goût prononcé pour les célébrations cérémonieuses, plaisait à la société viennoise qui voyait en lui le bouclier de l’Empire et de ses immuables intérêts. Quelques grains en plus de fantaisie, de curiosité et, surtout, d’imagination, en auraient fait un très grand prince.
Daniel de Montplaisir
novembre 2016