Histoire

Le Sébastianisme, ce survivantisme portugais

Lorsqu’il monte sur le trône du Portugal en 1557 comme « Roi de Portugal et de Algarves, de chaque côté de la mer en Afrique, duc de Guinée et de la conquête, de la navigation et du commerce d’Ethiopie, d’Arabie, de Perse et d’Inde par la grâce de dieu », dom Sebastião Ier (Sébastien) d’Aviz n’a que 3 ans. Son père est mort 18 jours avant sa naissance, faisant de lui l’héritier direct du roi Jean III et de cette maison de Bourgogne qui descend en ligne directe du roi Robert II de France.

Elevé à la fois par les jésuites et les dominicains, il subira l’influence des frères Gonçalves de Camara tout au long de sa vie et grandira avec l’image d’un Portugal puissant grâce à son vaste empire conquis en Asie ou en Afrique. Pourtant si le royaume s’épuise à garder ses possessions et entame doucement son déclin, Sébastien Ier ne rêve que de l’étendre et surtout de conquérir cette Afrique du Nord. Depuis 1414, les portugais ont pris pied dans l’actuel Maroc, s’emparant de la ville de Ceuta. Agadir, Casablanca, Essaouira ne tarderont pas à tomber dans leur escarcelle coloniale leur permettant rapidement de contrôler le passage et les accès de la Méditerranéedu détroit de Gibraltar. Le royaume des Algarves d’Outre-mer était né et le roi Sébastien entendait bien évangéliser toutes ces terres, régies par la foi du prophète Mahomet, afin d’instaurer une monarchie chrétienne universelle. La Reine Catherine de Médicis lui propose alors un mariage avec sa fille Marguerite, afin d’éviter que celle-ci ne tombe dans les bras du futur Henri IV, mais Sébastien refusera. Il est vrai que le roi n’était guère porté sur le beau sexe. Ce qui lui valut d’ailleurs le pudique surnom de « roi vierge » ou  « roi chevalier » tant il préférait plus la compagnie des hommes que celles des dames de la cour royale. Chevalier, dom Sébastien l’était incontestablement tant il excellait également dans les joutes et autres tournois à la mode de son temps. Doté d’un caractère ambigu, allant tantôt de la douceur à la violence, aussi bien emporté qu’austère, il se voulait un champion de la foi catholique.

Il débarque au Maroc en 1574 mais cette première expédition n’est pas couronnée de succès. Il va persister. Un an plus tard, le royaume du Maroc est la proie d’une rivalité pour la succession au trône. Sébastien profite de cette guerre civile et promet son aide au Sultan détrôné, Mohamed Al Moutawakkil. Après avoir tenté vainement d’obtenir l’aide de Philippe II d’Espagne, il obtient du Saint-Siège une bulle de croisade. C’est donc une armée hétéroclite de 15000 hommes qui débarque en Afrique du Nord, dont la moitié n’est même pas portugaise. En dépit des avertissements répétés de son allié musulman, Sébastien se met à la tête de ses troupes et va se gargariser d’une petite victoire contre ses ennemis en juillet 1578. Le 4 août suivant, c’est l’affrontement entre les forces du sultan Abd El Malik Ier et celles de dom Sébastien et son allié, Mohamed Al Moutawakkil. C’est par une chaleur écrasante que débute la fameuse « bataille des trois rois » (ou de Ouel Al-Makhazin). Lancée à toute allure sur leurs ennemis, la chevalerie portugaise charge glorieusement les premiers rangs du prince héritier Moulay Ahmed, couverts par les milliers de balles des arquebusiers. Dans ce cliquetis des armes, le vent balaye ce sable qui se colore rapidement de rouge sang. Les charges portugaises sont dévastatrices et si violentes qu’elles provoquent la débandade de l’ennemi. Du haut de la colline, le sultan Abd El Malik est tellement furieux qu’il est pris soudainement de convulsions et s’écroule, foudroyé. On camoufle alors sa mort prenant soin de n’informer que son frère, le prince héritier. Ce dernier s’empresse alors de galvaniser ses soldats en proclamant le djihad tant et si bien que les portugais vont perdre le contrôle de la bataille. La situation devient rapidement critique. Dom Sébastien crie des ordres, porte haut dans le ciel l’étendard sur lequel figure la croix de Saint Benoît d’Aviz, perd 3 successivement 3 chevaux sous lui. Son arrière-garde commence à fuir, laissant le roi seul à son sort. Peu protégé, il est atteint par une lance, en plein torse et se retrouve désarçonné sous le choc. Les musulmans se précipitent sur son corps, le soleil est encore à son zénith. Un voile obscurcit bientôt les yeux du souverain, dom Sébastien est achevé alors qu’il agonise dans le désert. Mohamed Al Moutawakkil, quant à lui, se noiera dans sa fuite dans l’oued Makhazine, laissant Moulay Ahmed Al Mansour (le victorieux) célébrer sa victoire contre ces croisés.

Alors que ses troupes réembarquent vers un Portugal qui ne tarde pas à apprendre les nouvelles de cette désastreuse défaite, un mythe messianique prend forme tout aussi rapidement dans le royaume. Disparu mystérieusement sans laisser de cadavre ni de traces, on espérait, on priait pour le retour du roi. Le Sébastianisme était né. Nul ne doutait que ce prince chrétien allait bientôt resurgir et préparer l’instauration du Quint-empire universel sous le double signe du Christ et de la patrie portugaise. Non seulement ici mais également dans les possessions impériales. Une crise de succession éclate à la disparition du souverain. Cette période d’incertitudes, qui voit les règnes successifs du roi-cardinal Henri Ier (qui n’arrive pas à renoncer à la pourpre cardinale devant les pressions des Habsbourg d’Autriche et du Saint-Siège) puis brièvement en 1580 de dom Antoine, se termine avec la prise de pouvoir de Philippe II sur le trône du Portugal dont il était l’un des nombreux candidats. Jusqu’en 1640, le royaume du Portugal allait rester une partie intégrante de son voisin espagnol (Union ibérique).

Avec ce mythe naissant du survivantisme portugais, sa cohorte de faux prétendants qui se feront acclamer sur la base de récits contradictoires de la mort du roi et flirtant avec la fibre nationaliste accrue des portugais. Avec l’annexion du royaume par Philippe II, ce dernier se garde bien de respecter ses promesses qui devaient garantir la conservation des lois portugaises et auraient permis au Portugal de garder une certaine indépendance vis-à-vis des espagnols, accentuant leur ressentiment vis-à-vis d’eux. En juillet 1584, un novice du couvent dédié à Notre Dame du Mont Carmel, et qui grandit sous la protection d’une veuve d’un chevalier du roi disparu, se fait rapidement reconnaître comme dom Sébastien et s’installe à Penamacor. Trahi, livré, torturé, envoyé sur une des galères de l’invincible Armada, le faux Sébastien réussira à se sauver et se réfugier en France où nul n’entendra plus parler de lui. Un an plus tard, c’est au tour d’un autre novice du couvent de San Miguel  de se faire proclamer Roi dans la ville d’Erceira. Le gouvernement s’alarme de ce mouvement qui commence à s’armer, d’autant que ce prétendant fait afficher qu’il est le « roi ressuscité » dans tout le Portugal. Battu, emprisonné, il sera démembré et une partie de son corps pendue à une des portes de Lisbonne. Encore faut-il citer Gabriel de Espinosa, pâtissier de son état dans la ville de Madrigal, qui avait bénéficié de l’appui du confesseur de Sébastien Ier (il avait reconnu en lui le roi disparu dans des visions mystiques) et Dona Anna, fille naturelle de Juan d’Autriche. Un cas qui va profondément diviser le pays autant qu’il touche des ministres déchus de la cour de Philippe II. Mis à la question le prêtre et le « roi » seront confondus et pendus en 1595.

En 1596, la dynastie Aviz enterre son dernier roi. Deux ans plus tard, Philippe II disparait à son tour. Les portugais croient enfin leur heure venue et s’arment de nouveau secrètement. Un homme, résidant à Venise, affirme à son tour être le vrai « roi Sébastien », qui aurait fui, pris par la honte de la défaite, jusqu’au royaume du « prêtre Jean » (actuelle Ethiopie) avant d’avoir été convaincu de revenir pour revendiquer son trône. Son aura auprès des indépendantistes inquiète l’Espagne alors qu’il tente de se faire reconnaître en vain par la France,  l’Angleterre et le Saint-Siège, mais avec plus de succès dans les Provinces Unies du prince Nassau. Expulsé de Venise en 1600, il rejoint ses partisans, déguisé en prêtre. Arrêté dans les états de Toscane, il est remis entre les mains de Naples, alors possession espagnole. Condamné aux galères à perpétuité, de son vrai nom Mario Tulio Catizone, ce calabrais qui ressemblait vaguement au roi défunt, sera finalement pendu en septembre 1603… Ce que certains historiens contestent encore aujourd’hui.

Le mythe survivantiste va continuer de perdurer au Portugal et se propager de manières diverses dans les colonies du royaume ibérique. On murmure que le Portugal ne saurait rester indéfiniment dans les mains de l’étranger. D’ailleurs lors de la libération du pays par Jean IV de Bragance, ce dernier dut promettre d’abdiquer en cas de retour du roi légitime. Malgré lui, Sébastien devint une sorte de Jeanne d’Arc qui se décline au masculin.  Dans le Mozambique en devenir du XVIIe siècle, c’est Kimpa Vita devenue Dona Béatrice qui, inspirée par le mythe, va le transposer sur la figure de Saint Antoine de Padoue et prendre les armes pour restaurer le légitime souverain de Kongo. C’est à la fois une rébellion nationaliste et mystique contre la présence portugaise qui finira tout aussi tragiquement. Lors de l’invasion du Portugal par Napoléon (1807), on crie encore  « vive dom Sébastien » en tirant sur les français. Et les prêtres se cousent des croix d’Aviz comme signes de reconnaissance. Au Brésil, spiritisme africain et sébastianisme se côtoient notamment dans le Nord du pays. Sept ans après le coup d’état qui renverse la monarchie (1889), c’est un prophète, Antonio Conselheiro, qui soulève ses partisans contre la république. Véritable guerre de Vendée locale dans l’état de Bahia et symbole de révolte sociale, il faudra un an à la république militaire pour mettre fin à ce soulèvement de cristeros messianiques teinté de références apocalyptiques, qui réclamait « le retour paternel de dom Pedro II », incarnation vivante de dom Sébastien pour ses adeptes.

Et bien que le Maroc et le Portugal démontreront fermement la mort du roi Sébastien en faisant authentifier sa dépouille, sur le champ de bataille, puis lors de son rapatriement en décembre 1578 au Portugal, le mystère de son vrai lieu d’enterrement demeure encore entier. Une stèle en ruine au Maroc pouvait encore être vue dans les années 1930 et certains paysans affirmaient qu’il s’agissait là de la vraie tombe du roi dormant. Une question se pose alors : le corps enterré dans le caveau de l’église des Jeronimos est-il bien celui de Sebastião I Rex ?  Ne serait-il pas enterré au couvent des Augustins de Toulouse,comme l’historienne Maria Luísa Martins da Cunha semble le croire ?  Devenu personnage récurent de romans ou de saudades en tout genre, peint sous les traits de saint Sébastien non sans une certaine connotation sexuelle, le mystère du roi-chevalier caché demeure.

Aujourd’hui, dépassant les clivages sociaux et 438 ans après sa disparition, le mythe continue de fasciner des générations de portugais, qui prient encore le roi dans une sorte de croyance rédemptrice christique, afin qu’il les sauve du marasme économique dans lequel le pays est plongé.

Ficar a espera de dom Sebastião ! (Nous attendons dom Sébastien !). Au Portugal, un roi, toujours,  attend de renaître !

Frédéric de Natal

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