Il y a 70 ans, Winston Churchill prononçait « le discours du rideau de fer »
Le 5 mars 1946, Winston Churchill prononçait « le discours du rideau de fer »
Sévèrement battu aux élections législatives, dont les résultats furent proclamés le 25 juillet 1945, en pleine conférence internationale de Postdam, Winston Churchill quitta la scène avant l’achèvement complet de la deuxième guerre mondiale et accusa mal ce coup totalement imprévu. D’abord menacé par le retour de sa vieille tendance à la dépression, il y échappa en voyageant à la suite d’un grand nombre d’invitations, notamment en Italie, en France, en Belgique et, surtout, à celle d’Harry Truman, qui lui proposa de venir s’adresser aux étudiants et aux professeurs du prestigieux Westminster College de Fulton, dans le Missouri, dont le nouveau président américain regrettait de n’avoir pu autrefois compter parmi les élèves.
Sous le soleil de Miami, Winston peaufine son discours dont il pressent l’importance. Il travaille seul, sans l’aide du moindre « nègre » mais, prudemment, il en soumet le projet à Harry Truman, qui doit assister à la conférence, ainsi qu’à James Byrne, secrétaire d’État, et à l’amiral William Leahy, conseiller du gouvernement américain pour les affaires militaires. Tous le trouvent excellent, du moins selon son auteur …
Le jour venu, et après quelques paroles aimables, y compris à l’intention de Staline, « camarade de guerre », Churchill entre dans le vif du sujet d’une voix de tonnerre : « une ombre s’est répandue sur la scène si récemment illuminée par les victoires alliées (…) De Stettin sur la Baltique à Trieste sur l’Adriatique, un rideau de fer est tombé sur le continent (…) Quelles que soient les conclusions que l’on tire de ces faits, ce n’est certainement pas là l’Europe libérée pour laquelle nous avons combattu ; et ce n’est pas non plus celle qui porte en elle les ferments d’une paix durable (…) Je ne pense pas que la Russie soviétique veuille la guerre ; ce qu’elle veut, ce sont les fruits de la guerre et l’expansion sans limites de sa puissance comme de ses doctrines. »
Pour Churchill il ne sert donc à rien de vouloir mener une politique d’apaisement. De celle-ci, il a déjà dit qu’elle consistait à « nourrir un crocodile en espérant être mangé en dernier. » Leçon toujours d’actualité. Il a compris, alors presque seul, que les Soviétiques ne respectent rien tant que la force et ne méprisent rien tant que la faiblesse. Plus tard, il résumera ainsi la philosophie diplomatique communiste : « ce qui est à nous est à nous, ce qui est à vous est négociable. »
La parade est évidente : elle réside tout naturellement dans l’union des démocraties occidentales, notamment sur le plan militaire, afin d’occuper une position de force qui, seule, autorise la négociation. Trente cinq ans plus tard, on apprendra, grâce à Ronald Reagan, que cette position était très largement dominante.
À y regarder de près, le contenu du discours de Fulton n’apporte rien de bien nouveau par rapport à ce qui, depuis plusieurs mois, se disait dans toutes les chancelleries. Ce qui change, c’est la franchise et le ton. Comme De Gaulle, visionnaire de l’avant-guerre, Churchill se pose en visionnaire de l’après-guerre qui ose dire les choses comme elles sont. Qualité si rare chez les responsables politiques en place. Non l’URSS, n’est plus un allié. Relayé par les partis communistes du monde entier, elle est même devenue un danger, peut-être mortel, pour nos démocraties et nos libertés, ainsi que pour nombre de pays du tiers monde que les sirènes du socialisme à masque humanisé pourraient séduire.
Or, c’est un message que les citoyens, comme les dirigeants et les média de l’Ouest, ne sont nullement disposés à entendre. Voilà quatre ans que la propagande alliée chante les louanges du vaillant peuple soviétique et les sacrifices consentis dans la résistance au nazisme par de nombreux militants communistes. Les esprits en sont fortement marqués et, plus encore, réticents à l’idée que le deuxième conflit mondial à peine éteint, on le rallumerait sous une autre forme. Ce qui peut se comprendre. La lucidité est souvent désespérante.
La presse, comme les autorités politiques accueillent donc très mal les propos de Churchill. À Londres, le Times qualifie son raisonnement de « rien moins qu’heureux » et estime que les credo politiques, occidental et soviétique, « ont beaucoup à apprendre l’un de l’autre. » À New York, le Wall Street Journal estime que « les États-Unis ne souhaitent aucune alliance avec une autre nation. » Deux guerres mondiales n’ont pas servi de leçon aux « penseurs » du Stock Exchange et à leurs affidés.
Du côté des dirigeants en fonction, les réactions sont à peine plus sobres. À Londres, si le Premier ministre travailliste Clement Attlee qui, fondamentalement, admire Churchill, et refuse de le blâmer, ce sont les conservateurs qui réclament qu’on le censure à la Chambre des Communes ! Ah, la cohérence des droites ! À Washington, le président Truman organise une conférence de presse pour nier avoir eu connaissance du discours, ce qui constitue un piteux mensonge. À Moscou, on feint l’indignation la plus vive mais on se frotte les mains en cachette : une telle lâcheté des Occidentaux était certes espérée, mais pas à ce degré qui frise absurdité et veulerie.
Deux ans plus tard, les yeux enfin ouverts, la plupart des gouvernements du monde libre réviseront leur position de fond en comble et décideront la création de l’OTAN. En 1951, Churchill est rappelé au pouvoir et salué pour sa clairvoyance, notamment par le futur président Eisenhower.
« C’est avoir tort que d’avoir raison trop tôt » disait Marguerite Yourcenar. Churchill, comme la plupart des grands hommes d’État, vérifièrent cette maxime. Elle se vérifie encore.
Daniel de Montplaisir