La grande parabole de l’enfant prodigue (1/2)
Nous entrons dans le 4ème dimanche de Carême. L’exode d’Israël prend fin. La fidélité de Dieu ne lui a jamais manqué et ne lui manquera jamais. Elle est miséricorde et elle nous concerne: “Laissez-vous réconcilier avec Dieu”, insiste Paul. Ce dimanche marque une étape dans le cheminement de l’Église vers la joie pascale. Comme le marcheur qui, le temps d’une halte, contemple émerveillé la beauté de l’univers qui lui parle de Dieu (Laudato si’), le peuple en marche est invité à se réjouir en se découvrant dans la nouvelle création. Laetere ! Réjouissez-vous ! Vous êtes déjà réconciliés ! Consentez à en vivre pleinement, à vous laisser toucher par la miséricorde, à vous laisser transformer, à laisser le Christ vivre en vous. Le temps est offert aujourd’hui pour cela : écouter, au milieu de l’agitation du monde et de nos combats, la Parole nous révéler la miséricorde.
Il semblerait que dans ce texte de l’Évangile de saint Luc (15:11–32), le message central soit le pardon, alors qu’il s’agit aussi de la relation, la relation entre tous les êtres (Dieu et l’homme, entre hommes) et sous toutes ses formes, le pardon n’en étant qu’une parmi d’autres. Ce texte si bref aborde des questions religieuses ou morales, mais également au niveau de la sagesse, de la philosophie. On peut dire que ce texte de l’Évangile est un véritable “prodige”, dans le sens de chef d’œuvre. Mais ça n’aurait pas de sens de se priver des autres textes extraordinaires de la Bible.
Le départ coïncide avec la chute : l’homme est au paradis, symbolisé par la maison de père. Comme dans Adam et Ève, on peut plus parler de cohabitation que de relation forte : aucun sentiment d’amour n’a l’air d’être exprimé par l’homme, plutôt un lien de dépendance d’un être créé ou engendré, vis-à-vis de son « père ». Et l’homme ne peut se contenter de cet état de dépendance. Il veut avoir les mêmes pouvoirs que Dieu, être comme Dieu. Dans la parabole, ces pouvoirs sont symbolisés par la richesse du père, terme beaucoup plus vague que dans l’ancien testament. Le Christ respecte tout au long de l’Évangile le chemin fait par l’homme : il cite régulièrement la Bible.
L’homme de l’Ancien Testament a vu juste, pas besoin de redéfinir. Ce que l’homme a voulu pour ne plus dépendre de Dieu, c’est de ne plus se voir imposer la notion de bien et de mal, de pouvoir la définir lui-même, d’être donc libre de tout « commandement » moral. Et dans les deux cas, Dieu rend ce choix possible. En effet, si dans la « chute », Dieu met en garde l’homme des conséquences de ce choix, il lui en laisse quand même la possibilité en incluant l’arbre de la connaissance dans l’Éden. Ce choix entraîne l’homme hors du paradis, dans un monde où il va connaître la souffrance. Mais autant Jésus ne modifie pas les raisons de l’homme, autant il va complètement rectifier le comportement de Dieu. Dieu cède à la demande de l’homme, il lui en fait don, et Dieu ne va pas punir, ne lui fait même pas la leçon, mais le malheur n’est que la conséquence de ce choix. L’homme de l’Ancien Testament, qui avait deviné la bonté de Dieu, désemparé par le mal et la souffrance, avait justifié ceux-ci par la justice de Dieu, une justice aussi dure que la justice humaine. Jésus rejette ici cette interprétation.
Alors que le fils prodigue se met en route vers son Père pour le prier, ce dernier sort de sa maison et descend à sa rencontre. Ce geste ne symbolise-t-il pas l’incarnation où Dieu quitte les cieux pour aller à la rencontre de l’homme qui le cherche ? Au cours de ce mouvement, Dieu révèle sa véritable nature : Il n’est pas un dieu bon, juste et dur. Il est amour infini. C’est la Bonne Nouvelle.
Ce changement ne va pas être accepté par tous. Le frère aîné va non seulement être jaloux de son frère, mais il va aussi se dresser contre cette action de son père. Il refusera cette nouvelle image de lui. Ce geste symbolise la Passion, où ceux qui étaient les plus croyants vont se dresser contre cette nouvelle révélation. Et cette action de Dieu va sauver l’homme, lui permettre de participer à la résurrection : mon fils que voici était mort, et il est revenu à la vie. Bien sûr que si l’on reste sur le plan divin, tout est limpide, mais sur le plan terrestre, il n’est pas facile en étant l’aîné et en ayant travaillé avec le père, de voir revenir ce frère qui a bien profité de la vie et qui revient au bercail comme si rien ne s’était passé. Une parabole se voit toujours au 3e degré avec différentes interprétations et cela demande du temps, de la réflexion.
Marie-Dominique Trébuchet, enseignante à l’Institut catholique de Paris, nous parle avec son cœur de la parabole du père miséricordieux, sans doute l’une des plus connues de l’Évangile, bien au-delà du cercle chrétien, et qui dévoile un mode d’action de Dieu. Tout en offrant au lecteur d’aujourd’hui de se reconnaître dans le récit du fils prodigue et de se laisser interroger à partir de ses propres expériences de vie, la parabole révèle qui est Dieu, quelle est sa justice, sa miséricorde. Elle est celle d’un père qui attend, dont l’espoir de retour du fils ne faiblit jamais, dont le regard ne quitte jamais l’horizon, dont les bras restent ouverts pendant des années. La miséricorde espère parce qu’en chaque homme la parole de réconciliation est déposée. Faire halte aujourd’hui, c’est recevoir le message de miséricorde de la part de celui-là même qui la réalise pleinement, le Christ. Faire halte et se reconnaître devant Dieu comme fils. Laetere !
La figure du fils prodigue occupe une place aussi singulière que matricielle dans notre culture. Singulière, car elle n’apparaît que dans une parabole de l’évangile de Luc et pas dans les autres rédactions synoptiques. Matricielle, car elle a donné lieu cependant à un corpus littéraire et iconographique impressionnant, dans des réécritures parfois bien éloignées du texte lucanien, qui témoignent et de son influence et de sa plasticité. Véritable figure fondatrice, l’image du fils prodigue, loin de tomber en désuétude, n’en finit pas de travailler aujourd’hui encore notre imaginaire et ses représentations, jusqu’en des œuvres musicales, chorégraphiques et cinématographiques. Combien de pères attendent leurs fils, partis on ne sait où et pour quelles raisons ? Combien de fils partent avec toutes leurs illusions et n’osent même plus revenir pour avouer avoir tout perdu ? Combien est-il difficile de vivre dans cette société où les repères familiaux ont une si fâcheuse tendance à fondre comme la neige au soleil ? La figure du fils prodigue a fait l’objet d’une attention particulière, de la part des peintres, qui en ont fait un de leurs sujets de prédilection. Qui ne connaît cette parabole ?
Puissions-nous dans ce magnifique temps du carême rester à l’écoute de ces paraboles qu’avec le temps, l’âge et l’expérience de vie, nous comprenons un peu plus chaque année. Qu’il est long le chemin de l’apprentissage ! Soyez heureux avec ce dont vous disposez, sans jamais rien envier à d’autres, apparemment plus pourvus que vous, mais qu’en est-il vraiment ? Dieu veille sur vous.
Solange Strimon