[Exclusif] Entretien avec Frère Jean-Pierre Schumacher, le dernier survivant de Tibhirine
Le frère Jean-Pierre Schumacher était alors portier de nuit au monastère de Tibhirine, non loin d’Alger. C’est lui qui, en fin d’après-midi du 26 mars 1996, avait verrouillé les portes qui ne devaient être réouvertes qu’à 7h30 le lendemain. Il est 1h15 du matin quand il est tiré de son sommeil par une discussion en arabe dans l’enceinte du monastère. Il reconnaît aussi la voix de Dom Christian le prieur qui parle couramment l’arabe. Lorsque le calme est revenu, frère Amédée (décédé en juillet 2008) sort de sa chambre et retrouve frère Jean-Pierre à la porterie. Hébétés. Ils ne sont plus que tous les deux. Les sept autres moines ont été enlevés par des islamistes. A l’annonce de l’assassinat des sept frères, le 26 mai 1996, frère Jean-Pierre devient successeur de Christian de Chergé, jusqu’en 1999, terme de son mandat, ayant atteint l’âge limite de 75 ans. Il est au monastère Notre-Dame de l’Atlas au Maroc.
Après le décès du frère Amédée Noto, le frère Jean-Pierre Schumacher, 92 ans, est le dernier survivant du monastère de Tibhirine en Algérie. Il continue de témoigner sa vie au Christ et a fêté son anniversaire le 15 février dernier depuis Midelt au Maroc.
A Midelt, le Monastère Notre-Dame de l’Atlas abrite depuis l’an 2000 une petite communauté de la stricte observance (trappistes), issue de Tibhirine en Algérie et initialement fondée à Fès en 1988.
Eric Muth
Eric Muth. Frère, vous êtes un rescapé de Tibhirine, vous avez eu bien des aventures dans votre vie, des dangers, et vous êtes toujours là. On raconte que la Vierge vous protège ?
Frère Jean-Pierre Schumacher. En 1942, les jeunes mosellans et aussi les Alsaciens étaient mobilisés par les Allemands, d’abord pour l’Arbeitsdienst, sorte de service militaire préparatoire, qui au terme de 6 mois débouchait dans la Wehrmacht. Durant le déroulement du conseil de révision, je regardais par la fenêtre vers l’église de la ville de l’autre côté de la place, et je confiais ainsi à la Sainte Vierge tout l’avenir qui, contre mon gré, allait s’engager. Oui, je crois qu’elle m’a protégé puisque une maladie des yeux arrivée à point a provoqué 1 an plus tard, août 1943, ma démobilisation de l’armée allemande à l’heure même où mes camarades quittaient la caserne de Heidelberg pour le front russe où la bataille faisait rage.
E.M. La vie monastique est-elle, selon vous, le seul chemin crédible menant à Dieu ?
J.P.S. Bien sûr que non. Le chemin qui mène à Dieu c’est la docilité à son Esprit-Saint, ce chemin est offert à tous, c’est aussi la reconnaissance de notre petitesse jointe à la confiance en la divine miséricorde selon l’incomparable parabole de l’enfant prodigue. C’est l’obéissance au commandement de l’Amour comme nous l’a demandé Jésus : “Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés”.
On le voit, les chemins en ce sens sont très nombreux, car les applications de ces paroles sont innombrables et applicables pour chaque personne sans exception et quelle que soit son insertion dans la vie.
E.M. Pourriez-vous me décrire l’emploi du temps d’un moine en 2016 ?
J.P.S. 4h00. Office des Vigiles suivies du temps de l’Oraison et de la ” lectio divina “.
7h15. Laudes avec Eucharistie intégrée
8h45. Tierce puis temps de travail
12h30 Sexte
12h45 Repas de midi suivi d’un temps libre de lectio divina ou repos (au choix).
14h45 None puis temps de travail
18h00 Vêpres suivies de 1/4 d’heure d’Oraison, puis repas
19h45 Réunion communautaire chapitre
20h00 Complies, couvre-feu
E.M. La vie monastique a-t-elle encore un sens ?
J.P.S. Tout dépend du sens que l’on donne à l’expression “Vie monastique”, s’il s’agit de vie totalement consacrée à Dieu dans la solitude avec Dieu comme l’indique le mot “monastique” lui-même (monos = seul), la vocation monastique existe et existera aussi longtemps qu’il plaira à Dieu d’appeler des âmes à une telle union avec lui et dans n’importe quel contexte économique ou culturel. Et cela est un bonheur pour l’humanité entière car “les âmes contemplatives sont pour elle comme les arbres de la forêt qui produisent l’oxygène et assainissent l’air qu’elles respirent”.
S’il s’agit de la vie monastique communautaire institutionnalisée dans les monastères et qui forment autant d’écoles de divines charité, il est possible qu’elles soient sujettes au devoir de se soumettre régulièrement à des réadaptations pour accorder leur charisme originel aux variations culturelles ambiantes.
E.M. Pour les simples citoyens que nous sommes, le moine attire, interpelle. Vous apparaissez comme “hors du monde”, et pourtant vous prenez en vous toutes les misères, toutes les souffrances humaines ?
J.P.S Pour répondre, je cite un religieux, membre de notre Eglise du Maroc, ce qu’il dit correspond bien à notre propre implantation de moines à Midelt dans notre monastère en plein milieu musulman, nous nous proposons bien de vivre comme jadis à Tibhirine sous le signe marial du Mystère de la Visitation à Elisabeth : “C’est au nom de ceux qui m’entourent que je prie, que j’adore. Devenu en quelque sorte marocain par mon incorporation à ce peuple auquel je vis très mêlé, et par ailleurs devenu membre du Christ par ma foi, j’ai l’impression qu’en moi, le Christ s’est fait marocain, qu’en moi il aime à prier lui-même pour ses frères marocains.”
E.M. Selon vous, la prière est-elle le seul remède aux maux qui nous rongent ?
J.P.S Oui la prière peut effectivement guérir dès lors qu’elle est le fruit de l’Esprit-Saint. Elle a pour effet également de nous conformer peu à peu à l’image de Dieu ; et encore de nous rendre participants en quelque manière au progrès du Règne de Dieu dans le monde.
E.M. Vous venez d’avoir 92 ans, avec le recul, pensez-vous avoir été comblé par la vie ?
J.P.S. Sainte Claire d’Assise laissa échapper de ses lèvres en un murmure les paroles suivantes : “Pars en Paix. Ne crains pas. Tu es bien gardée. Celui qui t’as créée t’a sanctifiée et t’aime d’un grand amour comme une mère chérit son enfant.”
Une religieuse lui demande : “Ma mère, à qui parlez-vous ainsi ?”
“Je parle à mon âme bénie de Dieu.”
J’aimerais moi-même que par la grâce de Dieu, il me soit permis de pouvoir dire de semblables paroles. Comme ce serait beau.
E.M. Nous venons d’entrer dans le Carême, auriez-vous un message particulier pour les lecteurs de Vexilla Galliae ?
J.P.S. Le Carême est un combat ; ce combat est d’abord abandon à l’amour qui dénoue doucement l’écheveau de nos souffrances, de nos blessures, de nos larmes secrètes, des entraves qui nous empêchent de nous épanouir. Il est offrande à celui qui nous renouvelle par sa présence intime dans notre quotidien. Il est notre secours, notre espérance dans l’adversité. C’est ainsi que nous marchons ensemble vers notre seconde naissance, réalisée par le renouvellement des promesses baptismales.