Histoire

Il y a 450 ans, mourait Georges Cassander

Le 3 février 1566, mourait Georges Cassander

S’il existe un personnage oublié de l’Histoire et à qui cette chronique peut servir à rendre hommage, c’est bien Georges Cassander qui peut la justifier. Qui, en effet, se souvient aujourd’hui de l’irénisme, cette doctrine à mi-chemin entre théologie et philosophie politique qui, la première depuis l’Antiquité grecque, plaida la tolérance ? Non pas, comme aujourd’hui, une tolérance passive qui tend à mettre sur le même pied toutes les écoles de pensée au motif de ne choquer personne, mais une tolérance active considérant que, dans l’ignorance de son destin et en face de l’inéluctabilité de la mort, seule certitude, l’humanité a un intérêt évident à essayer de rapprocher toutes les croyances puisque, que l’une ou l’autre triomphe, rien ne changera, au fond, quant au sort des peuples, des communautés et des individus.

Georges Cassander naquit le 15 août 1513 à Pittem, en Flandre occidentale (aujourd’hui en Belgique flamande). D’un nom prédestiné puisque provenant, comme Cassandre, du grec Kassandra, « celle qui protège ». Fils aîné d’une famille de riches drapiers, il poursuivit ses études à l’université de Louvain, alors l’une des plus réputées de la Chrétienté. D’abord attiré par les lettres, dont il fut professeur à Bruges puis à Cologne, il prit conscience, vers l’âge de trente-cinq ans, que celles-ci ne valaient qu’au regard des apports de la théologie et se consacra dès lors à l’exégèse de la Bible.

Après une dizaine d’années de réflexions, il lui apparut que les Saintes-Écritures, en dépit, notamment dans l’Ancien-Testament, de leur rejet, souvent violent, des croyances étrangères, formaient au contraire un message, que l’on pourrait presque qualifier de subliminal, en faveur du respect dû à la foi des hommes quelle qu’en soit la forme du moment qu’elle répondait, ou tentait de répondre, à la seule énigme qui vaille, celle d’une espérance après la mort.

Cette révélation, elle-même largement inspirée par Érasme, dont les travaux remontaient à une trentaine d’années, se trouva chez lui renforcée par les guerres de religion, à ses yeux artifice et prétexte à camoufler des enjeux de pouvoir purement séculiers. Car, à y bien penser, la querelle entre catholiques romains et protestants pouvait facilement se régler par une lecture objective des Évangiles et un minimum de charité chrétienne. C’est pourquoi il publia, en 1561, anonymement du fait du délire des passions et des haines du temps, un traité de tolérance, De officio pii ac publicæ tranquillitatis vere amantis viri in hoc religionis dissidio. Si Cassander estimait, à l’encontre des protestants, que nul ne devait tenter de subvertir l’Église, en dépit de ses abus et de son éloignement de l’idéal d’amour du prochain, il considérait aussi, à l’encontre des catholiques conservateurs, que l’intransigeance papiste afin de couvrir et de poursuivre lesdits abus devait prendre fin. Le traité fut diffusé, examiné et discuté au colloque de Poissy, tenu du 9 au 14 octobre 1561 à l’initiative de la régente Catherine de Médicis, dont le souci de concorde dans le royaume fut souvent sous-estimé par les historiens. Bien que bénéficiant de l’appui de François Baudouin, un des juristes les plus respectés de son temps et très écouté de la Cour de France, les thèses de Cassander furent attaquées par les intransigeants des deux bords. Pour Jean Calvin, théocrate aussi obtus que totalitaire, la vérité de la foi excluait la tolérance. Du côté opposé, on ne publia rien d’aussi outrancier mais le rejet de tout rapprochement était aussi vif.

La sagesse de Cassander inspira néanmoins les princes. Malgré l’échec du colloque de Poissy, Catherine de Médicis promulgua, en janvier 1562, le premier édit de tolérance. Du côté germanique, Guillaume de Clèves demanda, en 1563, au théologien de rédiger un traité contre les positions, alors en plein essor, des anabaptistes, qui ne concevaient le baptême que conscient et volontaire. Puis, un an plus tard, un texte en faveur de la communion sous les deux espèces, conformément aux paroles du Christ pendant la Cène. Intéressé par l’ensemble de ses travaux et désireux de mettre fin aux ravages des guerres de religion, l’empereur Ferdinand Ier  fit venir Cassander à Vienne afin de le consulter sur la meilleure façon d’obtenir, sur le plan théologique, la réconciliation de tous les Chrétiens. Malades l’un et l’autre, leur rencontre ne put avoir lieu mais le philosophe, avant de mourir, écrivit, en 1565, un nouveau traité à l’intention du nouvel empereur Maximilien II, Consultatio de articulis religionis inter catholicos et protestantes controversis. Qui, lui non plus, ne convainquit nullement les enragés des deux camps, d’autant plus aveuglés par la haine qu’elle constituait une négation parfaite et intégrale du message de Jésus.   

L’œuvre écrite de Cassander ne fut rassemblée, et encore de façon incomplète, que cinquante ans après sa mort, en 1566, et aussitôt mise à l’index par Rome. Au siècle suivant, elle fut résumée par Wilhelm Leibniz, un des ses disciples les plus marquants, par le nom d’irénisme, issu du grec eirèné, « la paix ». Soit la volonté de préserver celle-ci, non à tout prix comme l’ont souvent dit ses détracteurs, mais grâce à la conscience que ce qui rapproche les hommes est, ontologiquement, supérieur à ce qui les sépare. Dès lors, toute activité humaine doit se focaliser vers l’acceptation et la compréhension des autres selon une démarche obligatoirement mutuelle. La solution des conflits reposant en grande partie sur l’effort de conciliation d’idéologies apparemment inconciliables mais nécessairement conciliables dès le moment où elles prétendent améliorer la vie en société. 

Aujourd’hui comme hier, comment éviter de penser que les hommes économiseraient bien du sang et des horreurs en relisant, ou en lisant – car qui le fait vraiment ? – Érasme, Cassander et Leibniz, la sage trilogie du pacifisme lucide et redécouvrir avec eux que ce qui divise les hommes, quelle que soit l’apparence trompeuse d’une conjoncture dramatisée, est bien moins important que ce qui les unit. 

Daniel de Montplaisir

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