[Lettre du Cambodge] De la décadence
Depuis deux semaines, je parcours à nouveau avec un immense bonheur ce magnifique pays qu’est le Cambodge. J’éprouve un profond respect pour cette vieille nation d’Asie du Sud-Est, liée à la France par un passé qui ne fut pas que colonial. C’est la France qui permit au Cambodge de survivre aux appétits de ses puissants voisins, en particulier celui du Siam qui avait entrepris, depuis le XVe siècle, de le vassaliser. C’est la France qui fit connaître au monde entier les merveilles d’Angkor, l’ancienne et glorieuse capitale de l’empire khmer, laissée à l’abandon et à la végétation conquérante depuis le sac siamois de 1431. C’est aussi la France, en particulier l’Ecole Française d’Extrême-Orient qui permit de commencer à sauvegarder et à restaurer les innombrables et magnifiques temples de pierre de ce site. Le Musée Guimet, constitue une formidable ambassade culturelle de la civilisation khmère à Paris. Les incomparables statues qu’il contient ont pu échapper, grâce à leur exil parisien, à la barbarie khmère rouge et au vandalisme de l’occupant vietnamien, ainsi qu’au pillage qui proliféra durant ces terribles périodes de l’histoire récente.
Mon amour de l’Histoire me fait tout naturellement aimer ce pays, et j’ai eu une nouvelle fois la joie de pouvoir admirer ses temples et de me plonger dans le souvenir du règne de l’incomparable Jayavarman VII, dont j’ai pu à nouveau contempler les traits sereins en regardant les tours aux quatre visages du célèbre temple du Bayon. Mais ce n’est pas seulement l’Histoire qui me fait aimer le Cambodge. J’affectionne aussi son petit peuple de paysans, je m’épanouis en marchant sur les diguettes de ses rizières inondées, j’adore déguster les délicieux mets traditionnels avec des amis khmers et, je l’avoue, partager avec eux une ou deux bouteilles de bière « Angkor » bien frappées. On l’aura compris, j’aime la douceur de vivre – malgré les difficultés de la vie quotidienne – de ce peuple et surtout sa gentillesse.
Pour toutes ces raisons, même si je souhaite ardemment que le Cambodge puisse se développer harmonieusement, je m’indigne quand on lui manque de respect. Lors de chacune de mes visites, j’avoue avoir honte d’être Français, d’être « Occidental ». J’ai honte de ces hordes de jeunes « backpackers » tatoués et percés, aux tenues indécentes, qui déferlent sur ce pays, important avec elles tous les vices de l’Occident, toutes les dépravations de la « mondialisation ». Ce déferlement n’épargne malheureusement pas le site d’Angkor et surtout la grande ville voisine, Siem Reap, dont la vie nocturne effrénée donne le spectacle de toutes les débauches. Ces jeunes Occidentaux boivent et fument des « joints » sans retenue et publiquement, sans la moindre honte. Ils ont amenés avec eux leur infernale « musique » techno qui a remplacé les douces mélopées khmères.
J’écris ces lignes depuis Koh Rong, une île cambodgienne au large du port de Sihanoukville. Cette île, longtemps préservée, offre au visiteur d’immenses plages de sable blanc et fin, une eau turquoise, des montagnes couvertes d’une impénétrable forêt tropicale et des fonds sous-marins somptueusement beaux. Malheureusement, celle île merveilleuse est à son tour livrée en pâture à la horde barbare venue d’Occident. Lorsque l’on descend du catamaran à Koh Toch, on est assailli par le son violent de la prétendue musique qui jaillit des multiples « guest houses » et autres tripots qui bordent la plage. Ce hameau, situé dans une cadre paradisiaque, a été transformé en une véritable enclave occidentale arpentée par des jeunes hommes mal rasés, aux torses nus et tatoués, aux oreilles percées, et par des jeunes femmes en mini shorts et mini débardeurs. Elles aussi sont souvent tatouées et percées (nez, oreilles, nombrils). Tous fument ce qui ne semble pas toujours être du tabac. On peut les voir attablés dans les tripots, avalant des frites et des hamburgers, abrutis par la musique que crachent les hauts parleurs. Nombre de ces établissements sont même tenus par leurs congénères, tout aussi tatoués et percés que leurs clients. Je me suis empressé de me rembarquer, afin de gagner Soksan, un village de pêcheurs plus éloigné. J’ai retrouvé mon modeste bungalow sur pilotis, au bord de la plage, ainsi que le calme et la sérénité, seulement troublés par le bruit des vagues. Cependant, la horde barbare a également atteint Soksan. Ici aussi, les « backpackers » ont débarqué, certes en moins grand nombre qu’à Koh Toch. D’ailleurs de plus en plus de petites guest houses ont vu le jour, depuis ma dernière visite. Hier soir, en dégustant un plat de calamars sautés, dans le petit restaurant sur pilotis plantés dans la mer, où j’ai mes habitudes, j’observais le couple assis à la table voisine. Quel âge pouvaient avoir ces deux jeunes gens ? 22, 24 ans ? Leur blondeur semblait trahir une origine scandinave, mais je devais découvrir qu’il s’agissait en fait de Londoniens. Le garçon, au visage poupin rougi par les coups de soleil, avait le regard dans le vague et il éprouvait les plus grandes difficultés à se concentrer pour se rouler un joint. La fille tripotait son i-pad afin de pouvoir écouter – et faire écouter à son compagnon – son infâme musique techno, dont je profitais également largement, pour mon malheur. Ils venaient d’avaler une assiette de frites et buvaient de la bière. A mon grand soulagement, ils finirent par s’en aller, disparaissant en titubant dans l’obscurité de la moite nuit tropicale. En les observant, je me mets à penser à ces Français d’Indochine qui, en toutes circonstances, dînaient en tenue de soirée, dans les années 20 et 30. Autres temps, autres mœurs…
Que viennent chercher ces jeunes Occidentaux au Cambodge ? Ils ne semblent apprécier ni la culture ni la nourriture locales. Ils polluent ces endroits paradisiaques par leur seule présence. Apprécient-ils seulement la beauté de ces sites qu’ils envahissent ? Ont-ils une idée de la récente histoire tragique du Cambodge ? Connaissent-ils la glorieuse saga des empereurs d’Angkor ? J’en doute fort. Ils semblent venir sur ces terres à seule fin de pouvoir se « lâcher » sans retenue, faire tout ce qu’ils ne peuvent pas encore faire en toute liberté chez eux. Et ils apprécient par-dessus tout de pouvoir se retrouver en bandes d’origines diverses (mais toujours occidentales) pour se livrer à leurs excès en tout genre.
Oui, en les rencontrant, j’ai honte d’être moi aussi un « Occidental ». J’ai honte de l’image qu’ils donnent de notre civilisation, de notre mode de vie. Et je n’en admire que davantage les Cambodgiens pour leur tolérance et leur gentillesse envers cette faune occidentale. Il est vrai que les quelques dollars que ces hordes dépensent, durant leurs périples asiatiques, sont toujours bons à prendre…
Plus grave peut-être, ces rencontres me désespèrent et ce, pour deux raisons. D’abord parce qu’elles me rendent pessimistes pour l’avenir du Cambodge, ce pays que j’aime tant. Mais aussi parce qu’elles me laissent entrevoir avec effroi ce pourrait être le futur du monde occidental. Mais cela est un autre sujet. Loin de moi l’idée d’écrire un sermon sur la chute de Rome.
Hervé Cheuzeville