Alphonse, duc d’Anjou et de Cadix : Louis XVI et l’expédition La Pérouse
230. Ce sont les années qui nous séparent du glorieux jour où le roi Louis XVI donne officiellement au comte de La Pérouse les instructions d’une expédition à l’issue mystérieuse mais fatale, qui portera à jamais le nom du navigateur. Inutile d’évoquer le célèbre tableau de Nicolas-André Monsiau – peint a posteriori, sous Louis XVIII – car le prince Alphonse de Bourbon, duc d’Anjou et de Cadix le fit admirablement lors de son discours prononcé le 28 mars 1985 à Albi au Colloque du Bicentenaire de l’Expédition La Pérouse. Le voici in extenso pour la première fois sur l’internet (le rare objet a été publié par Diffusion Université Culture en mai 1985 – avant le 28?).
Intitulée Louis XVI et l’Expédition La Pérouse, cette conférence fut entendue avec solennité par d’éminents républicains, mais le silence a diverses natures, nous a confié aujourd’hui le secrétaire habituel, alors présent, lui qui fut inquiet de l’accueil réservé aux paroles de l’aîné des Bourbons quand il prononça ces vérités.
Lesquelles? Vous les lirez une fois atteint le paragraphe où il est question de la destructrice explosion de quatre-vingt-neuf…
Alphonse
duc d’Anjou et de Cadix
LOUIS XVI
ET
L’EXPEDITION LA PEROUSE
Monsieur le Ministre,
Monsieur le Préfet,
Monsieur le Maire,
Messieurs les représentants des Académies,
Messieurs les représentants des Forces armées,
Mesdames, Messieurs,
C’est avec plaisir que je me trouve aujourd’hui en cette belle ville d’Albi, pour y commémorer avec vous ce grand marin qu’était Jean-François de Galaup, comte de La Pérouse.
Comme vous le savez, les organisateurs m’ont confié la tâche d’évoquer le roi Louis XVI dont l’autorité et la science jouèrent un si grand rôle dans la préparation du fameux voyage qui commença il y a deux cents ans.
Deux siècles! Pour une nation aussi ancienne que la France, c’est presque hier, mais l’ombre du passé s’étend si vite sur les actions humaines qu’il reste souvent des secrets que les historiens ont du mal à élucider.
Tel fut le cas du voyage de La Pérouse, dont on ne connut l’issue que quelques dizaines d’années plus tard.
Affaire de famille en quelque sorte, pour moi, que cette expédition, comme l’avait été, sept ans plus tôt, l’aide apportée aux Américains, puisque dans les deux cas, le roi Louis XVI y joua un rôle déterminant et que, la Providence ayant fait de moi l’aîné des Bourbons, je me trouve être le parent le plus proche de ce souverain, selon cet ordre capétien de primogéniture des mâles voulus par les lois fondamentales du royaume. C’est à ce titre et dans cet esprit que j’ai pris place dans la Société des Cincinnati de France pour y représenter mon grand-oncle Louis XVI, et j’ai le plaisir de saluer ici Monsieur le duc de Castries, président de cette société. C’est donc à ce même titre de chef de la Maison de Bourbon que je vais m’efforcer d’évoquer la figure du Roi.
Certes, la chose n’est pas facile, et pour plusieurs raisons. Louis XVI vivait en un monde qui est loin du nôtre. C’était un souverain d’Ancien Régime et en dehors des historiens, rares sont ceux qui, de nos jours, comprennent ce qu’étaient le royaume et la société d’alors. La nation française était fondée sur Dieu, respectant au mieux l’ordre divin et l’ordre naturel, l’Evangile et le Décalogue. Société hiérarchique, dite parfois société d’ordres, elle suivait des principes bien étrangers à notre monde. Tout ce qui était ancien était officiellement respectable. Tradition et coutume régnaient ainsi en maître.
Une bonne partie des institutions venaient du fond des âges : on ne savait jamais trop quand elles étaient nées. Successeur de Clovis, mais aussi du mythique Pharamond, qui aurait vécu paraît-il, en 420, Louis XVI présidait aux destinées du plus ancien royaume d’Occident. Rien que cela permet d’imaginer pesanteurs et blocages, dont beaucoup de contemporains, trop souvent imbus de lumière venues d’outre-Manche, souhaitaient voir la fin de façon trop brutale.
La société devait évoluer, ne serait-ce que pour résoudre des problèmes financiers, et l’on ait que les Etats généraux, convoqués pour appliquer un programme royal, furent balayés par des hommes qui ne voulaient pas être des continuateurs, mais bien des révolutionnaires.
Les cahiers de doléances étaient cependant remplis de dévotion envers la royauté. Autant en emporta le vent. On comprend alors le comte de Chambord, qui voulut reprendre les choses d’une toute autre façon, en s’inspirant de ce qui avait été vraiment souhaité par le peuple français. Celui-ci ne souhaitait certes pas l’explosion de quatre-vingt-neuf, si destructrice pour la démographie, le commerce, la religion, les liens sociaux… Imaginons les centaines de milliers de morts, les départements ravagés, la guerre portée à l’étranger, puis en France, et, pour plusieurs générations d’ouvriers, l’anéantissement de toute possibilité d’association, ce qui engendra au XIXe siècle, libéralisme aidant, l’effrayante condition des travailleurs.
Nous voilà loin de La Pérouse et de l’océan Pacifique, mais revenons au principal protagoniste de ce drame fondateur de la France moderne pour essayer de le définir. A son sujet, les thèses sont plus divergentes. On peut cependant, sans trop s’aventurer, penser que Louis XVI n’avait pas la forme de caractère voulue pour affronter les difficultés qu’il rencontra. Il était certes capable de vouloir et même de commander, on en a des exemples, mais il semble bien que ce souverain épris de justice, aimant son peuple, désirant bien faire et profondément religieux, n’avait pas la fermeté de caractère désirable. Son mentor, le ministre Maurepas, disait de lui qu’il manquait de principe de décision. La reine Marie-Antoinette écrivait que son époux avait un grand courage passif, mais que ce timide se méfiait grandement de lui-même. L’Eglise catholique, quant à elle, estime, par la voix du pape Pie VI, que Louis XVI est pour ainsi dire un saint, ayant été mis à mort par haine de la religion, puisqu’il résista à plusieurs mesures iniques décrétées par les assemblées révolutionnaires. Le destin du fils de saint Louis, qui monta au Ciel le 21 janvier 1793, fut d’affronter une tempête alors que ses principales qualités le portaient vers l’étude, les travaux manuels et surtout la chasse véritablement quotidienne. A ce propos on peut s’étonner du peu de curiosité qu’il avait pour son royaume. Craignait-il le contact physique avec son peuple, l’inconnu des provinces? Qui le saura? Alors que Louis XV alla au Havre, dans les Flandres et dans l’est de la France, son petit-fils ne connut que les forêts de l’Ile-de-France, où le menaient ses chasses à courre. Il ignorait la plupart des grandes institutions parisiennes, fait qui étonna son beau-frère l’empereur Joseph II, venu visiter incognito le royaume de France. Son seul voyage officiel le conduisit à Cherbourg, j’en reparlerai ; celui qui le mena à Varennes fut d’une autre nature et causa sa perte.
Sachant que Catherine de Médicis fit voyager son fils Charles IX à travers tout le royaume (un livre vient de nous le rappeler)1 et que mon ancêtre Hugues Capet connaissait la France du Nord, l’Allemagne de l’Ouest et la ville de Rome, donc une bonne partie de l’Italie, Louis Capet – qu’on me permette ici ce nom qu’il récusa à jute titre – nous paraît bien casanier. Pensons aux incessants voyages de Charlemagne et d’Henri IV, aux croisades de Louis VII, de Philippe Auguste et de saint Louis, aux campagnes d’Italie de Charles VIII, de Louis XII et de François Ier… Ne semble-t-il pas que Louis XVI craignait d’abandonner sa cour à elle-même et l’appareil de l’Etat devenu trop complexe? A moins que les seuls voyages qui l’eussent tenté fussent ceux vers des pays inconnus que lui interdisaient son rôle à la tête de la nation. Car ce Roi curieux de géographie, qui aimait les cartes dont il avait une grande collection, ce voyageur en chambre s’était passionné pour l’aventure du capitaine James Cook, cet infatigable découvreur de terres lointaines, qui trouva et baptisa la chère Nouvelle-Calédonie. On a dit que Louis XVI aurait aimé rencontrer l’illustre navigateur, et je suis tout disposé à le croire.
Le thème de la mer revient d’ailleurs plus d’une fois dans la vie du Roi. La France pouvait alors s’enorgueillir d’une flotte créée par Choiseul et dont les vaisseaux furent payés par l’argent des Etats du Languedoc, de Bourgogne, d’Artois, de Flandre, par la Bretagne, les villes de Paris, de Marseille, de Bordeaux, les chevaliers du Saint-Esprit, les financiers et les fermiers généraux ; de simples particuliers réunis firent ainsi construire L’Union. Incroyable élan patriotique pour donner une marine à la France et au Roi!
Par ordre de Luis XVI, les ministres Sartines et Castries firent en sorte que des escadres puissent soutenir les Américains en lutte contre la Grande-Bretagne. Les noms d’Orvilliers, d’Estaing, de Latouche-Tréville, La Motte-Picquet, Guichen, Ternay, Barras, du Chaffault s’illustrèrent après que l’héroïque combat de La Belle-Poule contre L’Arethusa eût mis le feu aux poudres. La France fut ainsi la première nation à reconnaître l’indépendance des Etats-Unis et à combattre à leurs côtés, l’Espagne la rejoignant ensuite.
Le nom fameux du comte de Grasse devrait être cher au cœur des Français : artisan de la victoire finale dans la baie de Chesapeake, sa brillante action navale permit au comte de Rochambeau d’avoir les mains libres pour aider George Washington à vaincre Cornwallis enfermé dans Yorktown. Washignton n’aura pas de mots assez élogieux pour glorifier la victoire du lieutenant-général des armées navales, comte de Grasse.
A l’autre bout de la terre, si j’ose dire, un autre Provençal, le bailli de Suffren Saint-Tropez luttait magnifiquement, lui aussi, contre les Britanniques.La Varende a retracé avec panache l’épopée de cet illustre marin. Il faut que tous les jeunes Français sachent les noms glorieux de La Playa, Provédien, Trinquemalé, Gondelour… Connus en France, ces combats firent du retour de Suffren un véritable triomphe. Bien que bailli de l’ordre l’ordre de Saint-Jean, dit de Malte, Suffren devint vice-amiral et chevalier du Saint-Esprit.
Certes tout ne fut pas aisé et nos escadres furent souvent malmenées par le mauvais temps et les Britanniques, soit seuls, soit en compagnie des vaisseaux de mon aïeul Charles III, l’Espagne participant à la lutte pour respecter le pacte de famille des Bourbons et récupérer Gibraltar. Il n’en resta pas moins que l’adversaire trouva plus d’une fois ses maîtres et qu’il fallut bien une bien plus grande tempête pour briser la marine française. Dans son livre sur l’histoire de notre marine, René Jouan écrit au sujet de la Révolution : “Trois ans suffirent pour faire de celle qui était devenue une redoutable rivale pour la flotte britannique, un ramassis d’hommes et de vaisseaux. Toute l’œuvre de Choiseul, tous les résultats de la guerre d’Amérique se trouveront anéantis”2.
Parlons maintenant du voyage de La Pérouse. Une dernière étude de Paul et Pierrette Girault de Coursac vient de paraître à ce sujet3. Lecteur de King qui avait relaté le dernier voyage de Cook, Louis XVI voulut lancer à travers les mers une expédition française continuant l’œuvre du marin britannique. Ainsi fut organisée, avec le plus grand soin, l’expédition confiée à La Pérouse. Le roi géographe en jeta les bases et le maréchal-marquis de Castries, ministre de la marine, en étudia les modalités avec le capitaine de vaisseau comte de Fleurieu : directeur général des ports et arsenaux ; auteur des plans des opérations navales lors de la dernière guerre, c’est lui qui établit ceux des voyages de La Pérouse et d’Entrecasteaux.
Vous verrez dans l’exposition qui vous sera présentée, un tableau que Louis XVI voulait faire peindre par Mme Vigée-Lebrun, mais qui ne sera exécuté qu’en 1817 par Nicola-André Monsiau sur l’ordre de Louis XVIII. Ce tableau évoque bien notre propos : Louis XVI, assis à une table que surmonte un globe terrestre, donne ses ordres à La Pérouse vêtu de son uniforme d’officier de marine et qui s’incline pour scruter respectueusement un point de l’océan Indien sur lequel est posé le royal index. Derrière le Roi, très attentif, le maréchal de Castries porte un habit de cour comme il sied à un ministre ; sa main gauche tient un mémoire de l’Académie des sciences relatif à ce voyage. Dans le fond, on découvre le visage éclairé du chevalier Fleuriot de Langle, autre marin qui eut un destin tragique.
Cette scène se passe le 29 juin 1785. Le 1er août suivant, les frégates La Boussole et L’Astrolabe sortirent du port de Brest pour cingler vers le large, commençant un long périple que le Roi voyait durer trois ans.
Je suis certain que vous serez tous bien renseignés sur la nature des instructions royales quand vous quitterez ce colloque. Je me borne à vous rappeler l’intérêt soutenu de ce souverain pour l’expédition dont les modalités étaient fermement tracées, ce qui ne veut pas dire qu’elles furent toutes suivies. Le Roi était très conscient de la nature spéciale d’une telle expédition. Il désirait qu’elle se déroulât avec le minimum de pertes humaines. Roi humain, social dirions-nous maintenant, Louis XVI ne voulait pas que ses marins souillassent l’honneur du pavillon blanc, l’enseigne immaculée qui représentait la France Très-Chrétienne et royale à travers les mers.
L’expédition devait faire d’innombrables constatations scientifiques, médicales, diététiques, ethnologiques, commerciales, stratégiques. Les instructions étaient précises sur les rapports que nos marins devaient avoir avec les indigènes. Détestant le sang, on le vit plus tard, le Roi voulut que le sieur de La Pérouse agit aimablement avec les autochtones, les conseillant de multiples façons pour améliorer leur existence, ne devant recourir aux armes qu’à la dernière extrémité.
Les annotations portées par le Roi sur les mémoires révèlent sa profonde connaissance de la géographie et de la navigation. Ces messieurs de la marine n’avaient pas à rougir d’un tel maître.
Il ne m’appartient pas d’exposer en détail le destin de La Bousole commandée par La Pérouse et de L’Astrolabe commandée par le chevalier de Langle. Les deux navires avec leurs savants et leurs deux cents hommes allèrent vers une navrante tragédie. Le Roi reçut des nouvelles par le baron de Lesseps venu de Kamtchatka et put faire savoir à La Pérouse qu’il l’avait nommé chef d’escadre. Une lettre de La Pérouse expédiée de Botany-Bay au ministre de la marine fut la toute dernière nouvelle avant le silence. En 1791, on envoya d’Entrecasteaux explorer le Pacifique pour retrouver des traces de La Pérouse, mais l’expédition fut infructueuse et il fallut attendre la fin de la Restauration pour savoir ce qui s’était effectivement passé. Louis XVI ignora toujours le sort de ses marins. Nul doute que prisonnier aux Tuileries puis au Temple, il dut souvent penser à son expédition, en une bien mélancolique évasion imaginaire.
Je ne voudrais pas vous quitter sur une si triste vision du règne de mon grand-oncle, marqué d’une autre façon par la mer en 1786. Cette année-là, le Roi fit un voyage en Normandie qui fut un vrai triomphe. Un livre de Jeanne-Marie Gaudillot4 a relaté ce voyage dont la visite à Cherbourg était le motif. On équipait alors le port et sa rade était garnie de cônes énormes qu’on immergeait pour établir une digue. Le prince de Condé et le comte d’Artois avaient déjà inspecté les lieux et travaux peu d’années auparavant. Le Roi vint enfin se montrer et prouver son intérêt. Ne le cachons pas, sa “prestation” comme on le dirait de nos jours, fut parfaite. Louis XVI savait beaucoup de choses, s’en fit expliquer beaucoup d’autres, nota le nom de ceux à qui il parlait, décerna de nombreuses grâces, disant toujours ce qu’il fallait, accomplissant les gestes voulus. Le Roi confondit d’admiration ses marins, stupéfaits de les voir si savant, même en manœuvres de vaisseaux. Il vit tout, visita tout, offrant ainsi un incroyable contraste avec le souverain sédentaire de ses châteaux de l’Ile-de-France.
Ce qui se passa à Cherbourg, à Honfleur, au Havre en cette fin juin 1786 démontra avec éclat que la présence du Roi bouleversait les foules. Louis XVI le comprit et déclara que désormais il lui fallait voyager.
Le fracas de l’artillerie saluant le Roi apparaissant en rade et montant sur Le Patriote, les cris répétés de “Vive le Roi!”, sortis des poitrines de milliers de marins, accompagnaient comme ils le devaient les fastes nautiques rehaussés par les pavois et les brillants uniformes. Mais les cris spontanés des marins, hors de tout protocole, et ceux de la foule immense, n’étaient pas trompeurs. Le cœur du Roi, du père qu’il voulait être (“ce sont mes enfants” disait-il à ses gardes voulant écarter les gens d’Honfleur accourant vers lui), ce cœur y répondait par ces mots d’une simplicité touchante : “Vive mon peuple! Vive mon bon peuple!”.
Il me paraît bon de vous montrer que l’intime union devant régner entre la nation et le Roi, entre le corps politique et sa tête, se manifestait trois ans avant la tourmente qui allait tout emporter. Ces trouvailles entre le Bourbon et la province se déroulèrent au vent du large et comme salées par les embruns. La monarchie en aurait été bien tonifiée si elle avait continué ainsi.
Cette image mérite d’être la dernière d’un discours qui ne prétend rien enseigner à ceux qui comme vous sont déjà familiarisés avec les difficiles problèmes de la navigation maritime. Dans quelques jours, nous serons tous plus savants, grâce à certains d’entre vous. Merci d’avance et merci de m’avoir écouté.
Alphonse, duc d’Anjou et de Cadix
Source : Les Rois Souterrains du 29 juin 2015
1Jean Boutier, Alain Dewerpe, Daniel Nordman, Un tour de France royal. Le voyage de Charles IX (1564-1566), Paris, 1984
2René Jouan, Histoire de la marine française, Paris, 1950, p. 175.
3Paul et Pierrette Girault de Coursac, Le voyage de Louis XVI autour du monde : l’expédition La Pérouse, Paris, 1985.
4Jeanne-Marie Gaudillot, préface de Charles H. Pouthas, Le voyage de Louis XVI en Normandie, 21-29 juin 1786, Caen, 1967.