Cinéma antimilitariste pour société militarisée Cinéma guerrier pour société démilitarisée ?
« J’ai glissé chef », répond avec ses yeux de cocker battu Jean Lefebvre, alias soldat Pitivier, à Pierre Mondy, dans le rôle de l’adjudant-chef Chaudard, au détour des nombreuses scènes bouffonnes de Mais où est donc passée la septième compagnie ?
Sortie en 1973, cette comédie burlesque sur la débâcle de 1940 peut être considérée, aujourd’hui, comme la quintessence du film de bidasses à tendance antimilitariste.
Le bidasse, aussi appelé le deuxième pompe, est le jeune conscrit, appelé pour le service militaire malgré lui. C’est le Français débrouillard et finaud dans tout son éclat. Il est toujours prompt à tirer au flanc, à rechercher toutes les combines pour roupiller tranquille pendant que ses camarades courent à l’exercice. Il n’a pas son pareil pour dénicher du tabac, des jambons et des bouteilles au milieu de nulle part, enfin il court les jupons, avec un succès souvent très variable…
Cet état d’esprit de débineur rusé est parfaitement celui des films de bidasses.
Nous pouvons repérer trois catégories dans ce genre oublié :
– D’une part celui des militaires en société, confrontés à la vie quotidienne et ses aléas. L’atmosphère militaire permet alors de rendre possible les gags propres à la vie en communauté et au détournement de la discipline, parfois par les chefs eux-mêmes. C’est la série des gendarmes de Saint-Tropez, servie par l’incroyable duo Funès-Galabru. Parce que le monde militaire est ici à la jonction avec la vie civile, parce que les enquêtes policières qui servent de toile de fond à ces comédies n’ont pas trop vieilli, c’est la série qui a le mieux résisté à l’injure du temps. Pourtant le monde provincial et bon enfant décrit ici a bel et bien disparu. Mais la nostalgie qu’il évoque, comme dans presque tous les films où apparaît Louis de Funès, est une clef de succès dans notre France qui, faute d’espérance en l’avenir, malheureuse dans son présent, se tourne vers les Trente glorieuses de Papa, mythifiées par le technicolor.
– D’autre part celui des militaires en guerre, face au combat et à l’ennemi. Le soldat est ici dans son élément réputé naturel, en compagnie de ses camarades, sur le front. Mais évidemment, il fait tout pour échapper à la bataille, prompt à se faire porter pâle, à humer l’odeur d’un rôti par la fenêtre de particuliers, à se débiner au premier coup de feu, à se baigner sous prétexte de faire sa toilette. C’est la trilogie de la 7e compagnie, avec le trio Maccione-Mondy-Lefebvre et un second rôle phare du genre bidasse ; Pierre Tornade ! Aldo Maccione fut remplacé par Henri Guybet, le chauffeur de Funès dans Rabbi Jacob, pour les deux opus suivants ; On a perdu la septième compagnie, et La septième compagnie au clair de lune. Si ces trois films passent encore sur les chaînes de télévision malgré un certain vieillissement, c’est, à n’en pas douter, à cause du contexte historique. La seconde guerre mondiale, encore aujourd’hui, fait vendre, et toutes les œuvres de seconde zone parviennent à se frayer un chemin vers le public dans le sillage des monstres sacrés, tels que la Grande vadrouille ou la Traversée de Paris, un peu comme des ersatz.
– Enfin, la troisième catégorie est celle des militaires issus de la conscription. Genre le moins répandu auprès du public, il a pourtant donné lieu à une production importante durant les années 1970 et au début des années 1980, avec Les bidasses en folie, Les bidasses en vadrouille, Les bidasses s’en vont en guerre, Arrête ton char bidasse !, etc. L’intrigue se renouvelle peu. Un groupe de jeunes copains se retrouve appelé au service militaire dans le même régiment ; bien décidé à en faire le moins possible il mène la vie dure aux sous-officiers et aux officiers brillant tous par leur sens crétin de la discipline. La vie de caserne apparaît plus alors comme une immense colonie de vacances pour baba-cools auxquels on a coupé les cheveux. Les grandes manœuvres se terminent toujours par un incident burlesque et les gradés, incarnés le plus souvent par Pierre Tornade ou Jacques Dufilho en perdent leur latin sous le rire des loustics vainqueurs. Ajoutez à cela quelques jolies jeunes filles de 22-25 ans succombant aux charmes des jeunes freluquets en uniforme du même âge, saupoudrez avec les remarques attendues sur la mauvaise qualité de la popote, les carences du matériel et les deux tailles disponibles d’uniformes, à savoir « trop grand » ou « trop petit » et vous aurez un aperçu complet de ce type de films, absolument tout public, bon pour la détente en famille après une semaine difficile, mais définitivement vieillot et indiffusable à la télévision, même pour Arte lors de ses soirées si snobinardes qu’elle a décidé de faire peuple avec un train de retard sur le peuple authentique.
Comment se fait-il que ce genre de films ne fasse plus recette aujourd’hui ? Qu’il ne s’en produise plus de nouveaux dans la même veine ?
Ils correspondent à une société particulière et désormais disparue, celle des Trente glorieuses et de l’esprit d’impertinence qui caractérisa les années 1960-1970, disons grosso modo de la fin de la guerre d’Algérie à la création de SOS Racisme. Cette période d’insouciance où la France ne faisait plus la guerre, ne doutait pas d’elle-même parce que ronflant paisiblement autour des fruits de son labeur, était propice à ce regard bon enfant ; et ce d’autant plus que cette société pacifique était encore largement militarisée. Avec un service militaire de deux ans, puis d’un an et des régiments dans toutes les grandes villes de France et d’Allemagne du sud, l’armée faisait partie du paysage normal de tout Français, et l’expérience militaire était intégrée à la vie.
La France était une société d’uniformes. On portait l’habit de son rang ou de sa fonction, qui marquait les distinctions de tous genres. L’habit ecclésiastique, la robe du professeur d’université ou du magistrat, l’uniforme du fonctionnaire ou du soldat, la manière de porter le costume selon que l’on était médecin ou agent de change, tout cela distinguait. Cet art de paraître était une survivance de toujours, aujourd’hui éteinte, même pour les yeux les mieux aiguisés. Elle cohabitait avec la moquerie, comme tous les régimes qui pensent n’avoir rien à craindre parce qu’ils se croient éternels.
En outre, la guerre était encore dans les souvenirs. Aux deux guerres mondiales avaient succédé l’Indochine et l’Algérie. La France avait ainsi vécu au rythme permanent du canon de 1939 à 1962. Entièrement en paix, les sacrifices n’étaient pas loin, et il ne faut pas être grand clerc pour deviner la fonction cathartique de ce genre de films à l’air bonasse.
Mais, contradiction supplémentaire, l’insolence des écrase képis avait rompu avec le goût d’héroïsme de la génération précédente. En un sens, la France était lasse de se battre. C’est un sentiment qui ne l’a pas quitté.
Ainsi, les films militaires héroïques des années 1970-1980 nous venaient d’outre-Atlantique, nous parlant de la seconde guerre mondiale, des aventures coloniales ou de la cavalerie repoussant l’assaut fantastique des indiens. La production héroïque française était bien plus discrète et seul un public averti a vraiment connu les films de Pierre Schoendoerffer. Le héros viril français était déjà un héros seul, un « flic » de préférence, incarné alors par Belmondo au sommet de son art.
Les films de la génération précédente, comme Trois de Saint-Cyr ou Bataillon du Ciel étaient bien loin et oubliés.
La crise économique persistante depuis la fin des années 1970, les maux identitaires liés à la montée de l’immigration, le désabusement vis-à-vis de l’avenir et l’effacement dans la tourmente post-68 des repères sociaux de la période précédente ont rendu ce cinéma à la Papa tout à fait obsolète.
Le cinéma de bidasses a disparu. Le cinéma guerrier ne parle plus d’héroïsme grandiloquent en costume et de charges épiques, mais d’hommes de l’ombre, de soldats seuls dans des guerres dures où toute fraîcheur est absente, dont le film Forces spéciales, sorti en 2011, est le plus éloquent produit. Même si cette production se voulait un hommage aux soldats qui se battent en Afghanistan, elle est surtout à l’image d’une société devenue triste et qui ne croit plus en l’avenir.
A la différence de la génération précédente, la France actuelle est complètement démilitarisée, sans repères guerriers, mais elle fait la guerre sur tous les fronts, là où le jeune homme de 1970 portait l’uniforme dans un pays en paix.
Il n’est guère surprenant, dès lors, que nous retrouvions cette mutation dans les arts cinématographiques.
Les arts littéraires populaires, comme la bande dessinée en sont également un bon exemple. Parallèle du film de bidasses, la série des Tuniques bleues, née dans le même temps, en est un bon exemple. Bande dessinée se moquant de la vie militaire et de ses aléas, elle ne vit plus désormais que sur sa longue histoire, ne correspond plus à aucune actualité et d’ailleurs s’est muée, peu à peu, d’une BD satirique en une BD historique à caractère humoristique. Ce n’est plus un ouvrage d’actualité, mais de témoignage.
Que sont les nouvelles BD guerrières d’aujourd’hui ? Elles parlent d’espionnage, de commandos secrets et mêlent, dans un dessin hyperréaliste, la violence au sexe, refoulant dans le grenier des bibliothèques de patronages les Buck Danny, les Barbe rouge et autres Chevaliers Ardent.
Il ne s’agit pas de sombrer dans le : « c’était mieux avant ». Bien sûr.
Pour revenir au cinéma, il se fait toujours de belles comédies bon enfant, les aventures du Petit Nicolas ou Bienvenue chez les Chtis en sont l’exemple récent. Tout comme il se faisait des films noirs jadis, à l’image du Corbeau, sorti en 1943.
Mais dans le domaine strict du cinéma militaire qui nous occupe aujourd’hui, la disparition d’un genre, celui de la comédie de bidasses, nous éclaire sur les mutations d’une société démilitarisée à l’heure où la guerre approche en Occident. L’Ukraine ou la lutte anti-terroriste en Afrique du Nord, au Sahel et au Proche-Orient le montrent chaque jour.
Les arts reflètent leur temps, et si nous voyons un jour revenir des films de guerre héroïques dans la veine de la Charge de la brigade légère, nous saurons que nous sommes aux portes du conflit ; enfin, si nous avons l’amusement de redécouvrir, plus tard, des films de bidasses nouveaux, cela signifiera, à n’en point douter, que nous serons en train de pousser le soupir soulagé des vainqueurs survivants.
Gabriel Privat