« La nation dans le siècle »
Toute clôture symbolique, dans l’espace social, possède ses gardiens du Temple. La République, comme les autres régimes, possède ses saints protecteurs : Voltaire ne serait-il pas le dernier garant de notre honneur national, à l’heure où la « liberté d’expression » semble si menacée ? Pourfendeur des injustices sociales et judiciaires, ennemi de l’intolérance et de la superstition, le Bien sembla trouver en Voltaire son porte-plume le plus illustre. Un hiatus pourtant bien fâcheux vient opposer l’homme historique de son totem aujourd’hui iconique ; dansent les thuriféraires de l’affairisme, autour d’un pilier aux mille mensonges.
Il serait bien fastidieux de rappeler la longue liste des vices personnels de Voltaire. Et nous ne comptons pas les auteurs sérieux qui, de Henri Guillemin hier à Marion Sigaut aujourd’hui, en ont souligné quelques-uns des moins négligeables. Sérions-les plutôt. Voltaire fut un antisémite notoire, et ses propos sur les « Nègres » n’étaient pas des plus flatteurs ; mais le peuple contre lequel il vociféra le plus reste encore le peuple de France, cette « chiasse de l’Europe », comme il l’affirma si élégamment dans l’une de ses lettres. Les institutions anglaises et la banque genevoise, heureusement, constituèrent toujours pour lui un horizon heureux pour sortir de la complaisance royale envers les affèteries ecclésiastiques ; la contemplation et le rite, après tout, ne rapportent guère de profits. Il faut lire, dans son Essai sur les mœurs, ses éloges réguliers envers les Chinois, ce peuple industrieux et pragmatique, dont la religion même ne partagea jamais les ridicules superstitions de sa cousine catholique. Voltaire est d’ailleurs si attendri par sa connivence inattendue envers cette civilisation, qu’il se laisse aller à cette petite confession : « Quand nous parlons de la sagesse qui a présidé quatre mille ans à la constitution de la Chine, nous ne prétendons pas parler de la populace ; elle est en tout pays uniquement occupée du travail des mains : l’esprit d’une nation réside toujours dans le petit nombre, qui fait travailler le grand, est nourri par lui, et le gouverne. Certainement cet esprit de la nation chinoise est le plus ancien monument de la raison qui soit sur la terre ». Voilà bien, en effet, l’esprit des Lumières : la promotion d’une élite bourgeoise cultivée, dont le rôle historique consisterait avant tout à exploiter la misérable et superstitieuse populace.
Mais Voltaire, nous rétorqueront sans doute les plus convaincus des progressistes actuels, est le fils malheureux de son temps : il n’en resta pas moins un authentique défendeur de la liberté d’expression. La liberté de mentir et de manipuler, certainement. La liste des mensonges de Voltaire se confond avec celle de ses œuvres. Considérons seulement ce fait édifiant : le jour même de sa réception à l’Académie française, Voltaire mit en œuvre une vague de perquisitions et d’arrestations d’ampleur, à Paris, contre tous les auteurs et possesseurs des libelles et autres épigrammes qui eurent le malheur de railler son personnage. Le héraut de la liberté d’expression offrit alors son énergie entière à ne laisser s’exprimer aucune voix discordante à la sienne. Nous faudrait-il évoquer l’acharnement de Voltaire contre les infortunés Maupertuis, qui ne lui fut même jamais défavorable, ou contre Lefranc de Pompignan ? Voilà bien assez : la Révolution, notamment par le biais de Condorcet, aura indissolublement mêlé l’hostile et le pragmatique Voltaire à l’idéal républicain. Ne cherchons pas plus loin l’origine du décalage actuel entre les mots et les faits : Marianne, dont le socle moral est constitué par l’individualisme hédoniste, est en effet la fille aînée de notre homme des Lumières.
La nation française entra dans le siècle en y déracinant l’Eglise. Rappelons que ce ne sont pas les théories politiques concrètes de Rousseau, à l’inverse de ce qu’affirme la doxa actuelle, mais bien celles de Sieyès qui l’emportèrent sous la Révolution : une même défiance envers le peuple que Voltaire, alors, et une même volonté de détruire tout rapport à la transcendance. C’est au nom des valeurs spécifiquement bourgeoise et protestante du travail et de la production, que Sieyès proclama l’inutilité de l’aristocratie, et sa disparition souhaitée. Il est également étonnant de lire quelques pages racistes, au détour de son fameux Qu’est-ce que le Tiers-Etat ? L’aristocratie française, d’origine germaine, ne descendait-elle pas des « forêts de la Franconie », tandis que le peuple, lui, restait dans la droite ligne de la race gallo-romaine ? Il est bien dommage que la raison ne puisse défendre le peuple qu’en distinguant de lui une élite, au sein de sa propre race, qui devrait le « représenter » ; la domination n’est-elle pas plus douce, lorsqu’elle est légitimée par le travail ? Les contradictions concernant Sieyès sont tout aussi savoureuses que celles de Voltaire : l’apôtre de la destruction des privilèges finit par devenir lui-même… comte d’Empire. Et l’homme qui rédigea le fameux « serment du jeu de paume » jouera dix ans plus tard les premiers rôles pour clore la Révolution et la lancer sur la voie de l’autoritarisme bonapartiste, celui-là même qui musela toute forme de liberté d’expression pendant l’Empire. Platon et sa théorie de l’évolution naturelle des régimes : toute démocratie enfante une tyrannie. Voltaire put bien railler le « sottisier platonicien », la Révolution suivit bien -et plus d’une fois dans notre histoire- une loi transcendance qu’elle ne saurait reconnaître sans faire vaciller ses propres fondements.
En entrant dans le siècle, la nation comprit qu’apprendre à parler en public, c’était apprendre à mentir et à tromper. Bien éloignées furent alors les authentiques prescriptions humanistes d’un Cicéron, lequel nouait toujours l’usage rhétorique du logos à la préoccupation ultime de la sophia. La République française n’aura rien à voir, malgré sa volonté parodique, avec la République romaine. Le régicide devint un déicide, et l’amour de l’Eternité se convertit en appétit frénétique de temporalité. Et tant pis si le Temps est un dévorateur de ses propres enfants. Nous n’en sommes plus à une contradiction près.
Louis Chassenay