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La gnose chrétienne, par Paul-Raymond du Lac (2/2)

[Ici, la première partie de l’article] Il faudrait d’abord redéfinir exactement la « gnose », ce qui serait trop long ici. Ainsi, pour ceux qui aimeraient approfondir, nous renvoyons ci-dessous à la bonne présentation de M. l’abbé Bayot :

On remarque d’emblée que la gnose, qui nous empoisonne depuis un demi-millénaire maintenant, est en fait assez marginale par rapport aux gnoses de l’antiquité.

Passons pour l’instant et reconnaissons, à la suite de Joseph de Maistre dans l’œuvre qui termine sa vie, dans une pure foi catholique, « Éclaircissements sur les sacrifices »[2], qu’effectivement, on peut trouver certaines vérités dans le paganisme, à la lumière de la Révélation.

Nous considérons que Joseph de Maistre, dans cet opuscule, outre d’offrir une magistrale explication de la nature des sacrifices et de l’excellence du sacrifice de Jésus-Christ, propose aussi, peut-être sans qu’il en ait eu l’intention, une méthodologie qui s’approche de l’anthropologie — serait-il le père méconnu de cette science ? —, et qui font penser aux travaux d’un René Girard ou à d’un Georges Dumézil, en mieux encore car nourrie par la foi !

Sa thèse est simple : toute vérité se trouve dans le paganisme. Mais tout paganisme est corrompu. Ces vérités sont donc dégradées, déchues, assombries. Or, comme le dit Saint Thomas d’Aquin, comme personne ne saurait accepter une erreur complètement erronée (car le mal et l’erreur absolus sont absolument répulsifs), toute erreur parasite en fait une vérité qu’elle use pour vivre et pénétrer les esprits. En ce sens seulement, toute erreur contient une parcelle de vérité : cela ne change rien néanmoins au fait que ce soit une erreur.

Cette position met dos à dos les positions conciliaristes et gnostiques : les vérités que l’on trouve chez les fausses religions sont non seulement parcellaires, mais corrompues et altérées. Ce serait un peu comme dire que de l’eau salée ou croupie est de l’eau, et qu’on peut donc la boire telle quelle ! Faire cela reviendrait pourtant à s’empoisonner. C’est la même choses avec les religions anciennes, qu’il faut auparavant purifier au moyen de la Révélation.

Joseph de Maistre, dans le même temps, va contre une autre extrémité, bien compréhensible, mais tout aussi fausse : celle qui consisterait à dire qu’il n’y a rien à tirer des paganismes et des traditions païennes.

Dire que l’on peut tirer quelque chose du paganisme ne veut en aucun cas dire que cela est nécessaire ou utile au salut, bien au contraire : dans un monde complétement chrétien comme celui du douzième siècle, on pouvait certainement se passer de l’analyse des mondes païens, qui n’existaient plus sur place depuis longtemps et dont les vérités avaient été purifiées depuis longtemps, au point que plus personne n’y faisait attention.

Mais aujourd’hui, comme dans les premiers siècles et comme les missionnaires des peuples éloignés, nous sommes habituellement et quotidiennement confrontés au paganisme, il faut donc bien en tenir compte !

Les pères de l’Église étaient souvent « gnostiques » (au sens chrétien), tels saint Irénée ou saint Clément d’Alexandrie, convertis du paganisme. Ils tenaient comme d’évidence la position de Maistre citée plus haut : l’horreur du paganisme était une évidence pour eux, car ils l’avaient vécue et sa mémoire était sinon encore présente du moins très proche. De plus, ils voyaient encore sous leurs yeux tous les dégâts qu’elle causait. Néanmoins, ils savaient ô combien les semences de vérité présentes dans ces traditions avaient permis de les guider jusqu’au Christ.

Les missionnaires de tous les siècles, dont les jésuites furent de fiers représentants, avaient aussi la grande capacité de convertir les cœurs païens. Ils savaient trouver, dans les traditions et cosmogonies païennes, ce qu’il y avait de plus proches de la Révélation, soit via les « parcelles » de vérité présentes ici et là et dont le message évangélique incarnait la perfection, soit en relevant la grossièreté des erreurs du paganisme, qui contrastait avec le témoignage de l’esprit de sacrifice et de charité des missionnaires.

Qu’est-ce alors qu’une « gnose » chrétienne et en quoi diffère-t-elle des fausses gnoses ? Prenons, pour faire simple, le terme gnose au sens de connaissance.

Les pères de l’Église qui se disaient « gnostiques » ne pensaient pas qu’il y avait une vérité cachée, ésotérique. Rien de tel chez les chrétiens ! Toute la Vérité est révélée et publique, accessible à tous les hommes. C’est ce point qui fait la différence absolue entre la gnose chrétienne et les autres gnoses qui considèrent qu’il y a une vérité cachée, des « secrets », que seuls les initiés peuvent acquérir, ce qui flatte l’orgueil et le sentiment d’être importants pour ces initiés.

Cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas s’initier dans la Vérité. Expliquons-nous : les anciens voyaient cette « initiation » comme une relation d’apprenti à maître ; elle existe encore aujourd’hui sous la forme de la direction spirituelle, c’est-à-dire une formation et une transmission directe d’homme à homme, ajustée à l’élève, pour le faire avancer sur la voie de la Vérité donnée et révélée par le Christ, par l’augmentation de la grâce et l’avancée dans les vertus.

En ce sens, les catholiques ont bien raison face aux protestants : les Écritures ne donnent que le strict minimum, le strict nécessaire pour le Salut, mais il faut en plus la Tradition, la sainte Tradition qui se transmet depuis les apôtres jusqu’à nous, ainsi que dans l’octroi de la grâce, véritable vie divine, via les sacrements institués par Jésus-Christ, qui nous initie directement par la grâce dans sa vie.

Les anciens pensaient que Jésus-Christ avait pu transmettre aussi aux apôtres certains secrets qui n’avaient pas forcément été retranscrits dans les Évangiles ou dans les Dogmes, car non nécessaires au Salut. Rien de moins, rien de plus. Mais on peut aussi dire que toute cette sagesse est en fait bien présente, puisque les Évangiles en font écho par exemple dans l’enseignement de Jésus-Christ sur l’interprétation des Écritures (l’explication du passage de Jonas, de la parabole du semeur, ou encore les explications non précisées de Jésus aux disciples d’Emmaüs sur les Écritures). Cela nous conforte encore plus dans l’unanimité des pères de l’Église sur les techniques d’interprétation de l’Écriture, certainement pas inventées, mais bien apprises auprès du Christ.

Répétons-le encore : que ce genre d’initiation chrétienne existe, comme travail et exercice de la Vérité pour grandir sur le chemin de l’imitation de Jésus-Christ et qui suppose une médiation aussi par des maîtres spirituels n’impliquent en aucun cas un esprit « élitiste » dans le mauvais sens du terme et encore moins des « secrets » qui ne sont pas pour tout le monde.

Non, il faut voir la chose comme un très bon vin. Imaginez que ce vin soit donné à tout le monde de la même façon. Et qu’il suffise de le boire pour être sauvé (vivre chrétiennement, de façon minimale). Simplement, tout le monde ne l’appréciera pas de la même façon. Celui qui boit quotidiennement du soda et mange au fast-food trois fois par semaine ne se rendra pas compte de ce qu’il boit, peut-être même le trouvera-t-il mauvais — c’est le chrétien qui souffre de sa vie chrétienne. Mais l’œnologue, ou le grand amateur de vin, bien formé, en goûtera toute sa saveur, jusqu’à ses amertumes cachées. L’initiation consiste ici à apprendre à apprécier ce bon vin, qui n’est pas caché, ni dissimulé.

Les fausses gnoses, elles, disent : « il existe un super vin que j’ai chez moi, il est plus excellent que tout, mais personne ne peut le boire. Moi-même, je n’ai pu en sentir que de lointaines effluves. Si vous vous soumettez à moi vous pourrez peut-être un jour y goûter… » Libre à tous de croire les charlatans, mais c’est très dangereux !

Ce n’est pas parce qu’il y a eu une tradition primitive, celles des patriarches — qui s’oppose déjà aux fausses traditions réfutées par Dieu dans le refus du sacrifice de Caïn — que ces traditions sont plus « pures ». Le Deutéronome (seconde loi) a déjà remplacé la Tradition (Loi) donnée aux patriarches, et la loi de Jésus-Christ, si elle est dernière temporellement, est première en soi puisque donnée par Dieu directement. Et à la lumière de ces principes évangéliques, divins et premiers, on comprend a posteriori les principes déchus des « traditions ».

Paul-Raymond du Lac

Pour Dieu, pour le Roi, pour la France !


[1] Qui se trouve par exemple accessible sur Gallica dans l’œuvre suivante : Joseph de Maistre (1753-1821), Œuvres complètes ([Reprod. En fac-similé]). Nous recommandons la lecture de cet opuscule, riche, très bien documenté et fort éclairant sur la façon sainte d’approcher les paganismes pour mieux éclairer notre foi, via l’exemple magistral des sacrifices.

2 réflexions sur “La gnose chrétienne, par Paul-Raymond du Lac (2/2)

  • Merci beaucoup pour cette réflexion d’un extrême intérêt, cependant, malheureusement, nous n’en sommes plus là, depuis que nous sommes en présence d’hommes d’Eglise qui ne veulent plus avant tout évangéliser, en direction des personnes croyantes non chrétiennes, mais qui veulent avant tout consensualiser, en direction des traditions croyantes non chrétiennes, et qui n’en font pas mystère ou ne s’en cachent pas, à telle enseigne que l’on est en droit de se demander si nous sommes encore en présence d’une gnose, en l’occurrence panchristique et postmoderne, et si nous ne sommes pas plutôt en présence d’une praxis langagiere, non avant tout spéculative, mais avant tout operative, dans le cadre du déploiement d’une “pastorale”.

    Par ailleurs, faisons donc un peu de théologie de la révélation, de la révélation chrétienne, et nous nous rendrons compte, assez rapidement, du fait que les conceptions actuellement dominantes de la révélation chrétienne sont presque toutes assez éloignées de la conception d’après laquelle la révélation chrétienne est explicitable et objectivable au moyen de propositions doctrinales, auxquelles l’intelligence peut accorder son assentiment, en prenant appui sur la foi et la raison, et en les faisant coopérer. Or, c’est le “dépassement” du “modèle de foi propositionnel” qui a rendu possible la “crise de l’Eglise”…

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  • Il est tout à fait possible que des personnes croyantes non chrétiennes soient inspirées par Dieu, en puissance, mais il est tout aussi possible que des chrétiens catholiques orthodoxes et réalistes, et non modernistes ni irénistes, aient raison de dire qu’il est improbable que les traditions croyantes non chrétiennes soient avant tout ou seulement inspirées par Dieu, en acte.

    Dans cet ordre d’idées, à qui donc fera-t’on croire que l’imagination humaine ne constitue pas une source d’inspiration bien plus importante que l’illumination divine, notamment à l’intérieur du l’animisme, du chamanisme, du fétichisme, du panentheisme et du polythéisme ?

    Il existe une autre manière de s’introduire, en un seul coup, à l’intérieur du thème : sommes-nous plutôt pour ou plutôt contre l’apostasie d’Assise, laquelle a été amplement préparée, non seulement par Nostra aetate, mais aussi par une partie non négligeable du Magistère et de la pastorale de Jean-Paul II, de l’année 1979 à l’année 1986 ?

    Sommes-nous plutôt pour ou plutôt contre les expressions et les omissions de Jean-Paul II, à l’intérieur de son discours de tentative de justification de la journée d’Assise 1986, ce discours à la Curie romaine étant daté du 22 décembre 1986 ?

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