Vientiane, capitale en pleine métamorphose
Le Laos d’autrefois réapparaît sous le vernis superficiel et craquelé du communisme imposé à cette nation de l’Asie du Sud-Est depuis quarante années déjà. Certes, des drapeaux rouges frappés de la faucille et du marteau continuent à flotter au vent, un peu partout. Certes, on aperçoit encore aux façades de nombreux édifices des banderoles, rouges elles aussi, portant des slogans révolutionnaires en lettres dorées. Mais la douceur de vie lao semble avoir bel et bien repris le dessus. Les haut-parleurs de rue, crachant la propagande de « Mac-Lénine[1] », ont fort heureusement disparu. On peut à nouveau entendre, çà et là les mélodieuses chansons laotiennes qui, elles, n’évoquent que l’amour et la beauté. Ces chants « contre-révolutionnaires » avaient tous été impitoyablement bannis, après 1975.
Vientiane, la capitale, autrefois cité endormie au bord du Mékong, figée sous la chape de plomb communiste, est devenue une capitale presque trépidante, malgré la chaleur implacable de ces journées de février. J’ai bien du mal à reconnaître la ville où je vécus, jadis. Des milliers de touristes venus d’Europe, d’Amérique, d’Australie et bien-sûr d’Asie (Chine, Corée-du-Sud, Japon) déambulent sur les trottoirs encombrés et occupent les nombreuses terrasses de cafés branchés, équipés de l’indispensable WIFI. Les Occidentaux se caractérisent souvent par leurs tenues plus que négligées et par l’exposition indécente de leurs épouvantables tatouages et autres, non moins épouvantables, « piercings ». Les Thaïlandais, venus en voisins, reconnaissables à leur accent et à leurs manières se voulant plus sophistiquées, sont massivement présents. Comme il est loin le temps où les seuls Européens visibles étaient les « conseillers » soviétiques ou est-allemands. Les établissements de massage et autres lieux de plaisir sont innombrables, sans doute plus encore qu’à l’époque lointaine où Gérard de Villiers narrait les aventures de son aristocratique héros autrichien dans « L’héroïne de Vientiane » ! Les avenues sont encombrées, la circulation est presque devenue infernale, réglementée par de nombreux et modernes feux tricolores. Beaucoup de gros véhicules 4×4 ou de voitures japonaises flambant neuf ne passent pas inaperçus. Partout, on peut voir de nouveaux et luxueux immeubles ultra-modernes, abritant des administrations étatiques, des banques, des hôtels ou des agences de voyage. La présence de jolies maisons de l’époque coloniale, rongées par l’humidité et peu entretenues, semble désormais presque incongrue. Peu à peu, ces reliques du passé cèdent la place au modernisme conquérant. Le long des rues, on ne compte plus les distributeurs automatiques de billets. Oui, le doute n’est plus permis, si Vientiane est entrée de plein pied dans le capitalisme, c’est la version sauvage de ce dernier qui semble s’être emparé d’elle.
La religion bouddhiste a elle aussi effectué son grand retour. En 1975, les nouveaux dirigeants la regardaient avec la plus grande suspicion, et les pratiques religieuses avaient été sévèrement réglementées et encadrées. A présent, les temples sont restaurés, embellis, tandis que de nouveaux sont construits, avec le soutien du régime. Les jeunes hommes et les adolescents peuvent à nouveau devenir bonzes, pour des durées variées. La quasi disparition du monde communiste a-t-elle contraint le parti à tenter de raffermir son assise idéologique en essayant d’intégrer le Bouddhisme, fondation culturelle et religieuse de la nation lao ?
S’il est un aspect de l’ancien Laos qui, lui, semble avoir irrémédiablement disparu c’est le français. Dans les rues de Vientiane, c’est dans un anglo-américain approximatif que l’Occidental de passage se fait désormais apostropher. Les enseignes des ministères, des administrations et des magasins sont en langue lao sous-titrée en anglais. Depuis mon arrivée au Laos, je n’ai pas eu une seule fois l’occasion de converser en français. L’ancienne élite parfaitement francophone de ce pays est soit réfugiée à l’étranger, soit trop âgée. Seuls les noms de rue sont encore bilingues, lao et français. La République Démocratique Populaire Lao fait pourtant partie de l’Organisation Internationale de la Francophonie !
Cependant, Vientiane n’est qu’une trompeuse vitrine du communisme mâtiné de capitalisme à la laotienne. Le Laos reste un pays très sous-développé, où le petit peuple continue à vivre dans une extrême pauvreté. Les campagnes, en particulier, sont très déshéritées. La situation au sein des minorités montagnardes est encore plus alarmante. Les écoles n’y sont que de bien précaires abris au sol en terre battue. L’accès à l’eau potable, la malnutrition, le manque de structures sanitaires adéquates continuent d’être des problèmes essentiels, bien loin des beaux magasins et des restaurants raffinés de la capitale.
Alors, au-delà des drapeaux rouges et des slogans révolutionnaires, que reste-t-il du communisme à la sauce soviéto-vietnamienne établi à la suite d’un coup de force, en 1975 ? Un régime à parti unique[2], dirigé par un groupe d’apparatchiks se cooptant les uns les autres, supervisé de manière étroite par le « grand frère » communiste vietnamien. Ce dernier utilise le Laos comme un Etat tampon vassal et sous-peuplé, grand fournisseur de matières premières bon marché, telles que le bois, fourni par les vastes forêts laotiennes, exploitées, pour ne pas dire saccagées, sans vergogne. Un régime qui, s’il a fait énormément de concessions en matière économique, n’en a fait aucune au niveau politique. Un régime dont la propagande n’avait pas de mots assez durs pour dénoncer la corruption de l’ancien pouvoir mais qui est sans doute devenu encore plus corrompu que l’ancien. L’équipe au pouvoir a su mettre en place à temps quelques « soupapes », qui ont permis à la population de retrouver un peu de sa légendaire joie de vivre. Mais en mettant entre parenthèses ses grands principes d’égalité et de justice sociale, en permettant aux riches de devenir toujours plus riches, de manière de plus en plus ostentatoire, et aux pauvres de rester pauvres, les dirigeants communistes n’ont-ils pas miné le fondement idéologique de leur pouvoir ? Combien de temps encore cette situation de capitalisme revêtu d’oripeaux marxistes va-t-elle perdurer ? Aussi longtemps, sans doute, que le voudront bien les trois grands voisins qui trouvent chacun leur intérêt dans la situation actuelle : Viêt Nam, Chine et Thaïlande. J’espère seulement que le petit peuple lao puisse bénéficier de quelques retombées positives de cette fièvre mercantile qui semble avoir gagné Vientiane. Déjà, le fait que le pays soit plus ouvert qu’autrefois est un grand progrès. Pourvu que la jeunesse lao ne soit pas contaminée par l’exemple exécrable donné par cette jeunesse occidentale tatouée qui envahit ses antiques monastères et ses sites naturels incomparables.
Hervé Cheuzeville
[1] Les Laotiens ayant des difficultés avec les « r » et les « x », Marx est devenu « Mac », dans leur langue. Beaucoup de Laotiens sont d’ailleurs persuadé que « Mac-Lénine » ne formait qu’une seule et même personne, ou que « Mac » était un grand ami de Lénine…
[2] Le Parti Révolutionnaire du Peuple Lao, qui célèbre cette année le soixantième anniversaire de sa fondation.