Adresse aux Immortels
Très respectés Immortels,
Souffrez qu’un modeste auteur tel que votre serviteur ose s’adresser à vous qui, depuis Richelieu, êtes les dignes défenseurs du français. Vivant loin de la terre de France, je n’y reviens qu’épisodiquement. Malheureusement, chacun de ces séjours me met au supplice car je reconnais de moins en moins la langue de Ronsard et de Rabelais. A chaque retour, je découvre avec effroi les dommages que la langue de Molière et de La Fontaine subit, année après année. Les habitants de ce vieux pays semblent se complaire à dénaturer le langage dont ils ont hérité de leurs aïeux. La langue de Châteaubriand et de Lamartine, telle qu’elle est pratiquée par nos contemporains, me semble de plus en plus incompréhensible, avec sa grammaire approximative et ses tournures hasardeuses. Le journal télévisé biquotidien m’est une épreuve douloureuse. Ces journalistes et autres présentateurs, loin de montrer l’exemple, semblent au contraire éprouver un plaisir malsain à écorcher la langue d’Hugo et de Zola. Quant au Français moyen, tel qu’on le découvre au hasard de reportages, quel mal n’a-t-il pas à construire des phrases complètes, préférant les ponctuer de « voilà » répétitifs autant qu’intempestifs. Ajoutant l’insulte à la blessure, chaque déclaration télévisée est lardée de mots empruntés au sabir universel auquel on ne saurait plus donner le nom d’ « anglais », tant cela serait insultant pour les amoureux de langue de Shakespeare. Pire, d’authentiques mots français sont à présent dénaturés, transformés, afin de rendre, sans doute, la langue de Baudelaire et de Verlaine plus compatible avec ce galimatias venu d’ailleurs.
Aujourd’hui ne suffit plus à qualifier le jour que nous vivons. Il convient, pour être à la page, de parler du « jour d’aujourd’hui » ! Les évènements quotidiens n’ont plus d’impact sur la société ; non, ils « l’impactent » ! Les Français n’ont plus de programme, ils ont un « planning ». Ils ne font plus suivre de courrier, ils « forwardent » des « mails » ! Ils ne règlent plus leurs problèmes, ils préfèrent « gérer » leurs « soucis ». Les gens que nous fréquentons ne sont plus détendus ou pressés, ils sont « cools » ou « speedés ». Leurs difficultés quotidiennes se sont transformées en « galères », alors que les utilisateurs de ce mot ignorent pour la plupart tout du sort tragique qui, durant des siècles, fut celui des malheureux galériens. Nos chaînes de télévision ne programment plus de débats ni d’émissions consacrées à la vie quotidienne ; par contre, elles diffusent de nombreux « talk shows » et autres « reality shows ». Il n’y a plus d’émissions en direct à heure de grande écoute, seulement des reportages en « live » et en « prime time ». Nos magazines ne couvrent plus l’actualité mondaine, ils préfèrent couvrir l’actualité « people ». Les tueurs en série ne font plus recette, on leur préfère de loin les « serial killers ». Il n’y a plus de retours en arrière dans les films à succès mais les « flash backs » abondent dans les « blockbusters ». A l’aéroport, plus personne ne se rend au comptoir d’enregistrement, mais tout le monde va au « check-in ». En cette triste période de crise, le travail au noir n’est plus de mise car le travail au « black », c’est beaucoup mieux. Ce mot désigne d’ailleurs aussi les personnes de couleur au sein de notre population. Quant aux équipes de football, elles sont désormais privées d’entraîneurs : elles n’ont plus que des « coaches ». Les amoureux de ce sport ont cessé de soutenir leurs équipes préférées : ils préfèrent les « supporter ». Les commis boursiers et autres agents de change, se sentant sans doute dévalorisés par rapport à leurs collègues new-yorkais ou londoniens, se font maintenant appeler des « traders ». Pour qu’un article fasse vendre de la copie, il ne suffit plus qu’il soit épicé ou qu’il couvre l’actualité chaude : il vaut mieux que le sujet soit sexy et qu’il touche un « topic » bien « hot ». Enfin, il conviendrait de classer, de toute urgence, le passé simple et le subjonctif parmi les espèces en voie de disparition, tant leur usage est devenu rarissime.
Ce ne sont là, très respectés Immortels, que quelques exemples mortifiants de l’évolution de cette langue que vous avez certainement à cœur de défendre. Les prestigieux auteurs dont j’ai osé citer les noms, tout au long de cette missive, doivent à n’en pas douter se retourner dans leur tombe si, comme nous, ils assistent, depuis le paradis des littérateurs, à ce naufrage linguistique.
Certes, j’en conviens, une langue vivante se doit d’évoluer avec son temps. Le français utilisé par Balzac n’était plus celui de Montesquieu. Mais il s’agissait pourtant bien de la même langue. Peut-on en dire autant du parler rudimentaire, transformé, dénaturé, torturé et violenté qu’utilisent les « rappeurs » de banlieues et leurs admirateurs (mille pardons, je voulais bien sûr dire leurs « fans »).
Il est plus que temps, très respectés Immortels, de sortir de votre auguste Académie pour vous rendre au front, en première ligne, c’est-à-dire dans les rédactions, sur les plateaux de télévisions et dans nos banlieues, afin d’y livrer un combat qui ne saurait être d’arrière-garde !
Hervé Cheuzeville