Cruches et ustensiles, par le R. P. Jean-François Thomas
Le titre n’annonce pas une recette de cuisine ou la visite d’un atelier de poterie. Il recouvre plutôt l’image employée par saint Augustin pour définir le rôle de chacun dans le monde et au sein de la société humaine. Il parle des hommes comme de récipients, d’instruments qui, tous chacun à leur rang, contribuent à la gloire de Dieu et à la vie commune. Il ne compare pas, tout en respectant une hiérarchie des tâches et des responsabilités. L’égalité n’a pas de mise dans ce domaine. Les talents des uns et des autres ont été distribués d’abord par Dieu, puis développés plus ou moins parfaitement par le bénéficiaire. Certains travaillent dur, d’autres se laissent vivre. Certains possèdent des facilités naturelles, ont du génie et réussissent sans trop d’effort ; d’autres doivent s’accrocher, peiner, et verser des larmes de sang. Tous les récipients sont revêtus d’un usage précis et ils ne sont pas utilisés au hasard, de façon interchangeable : le calice d’or n’est pas l’écuelle du chien. Pourtant l’un et l’autre doivent répondre à leur vocation propre et remplir ce rôle à la perfection. Ce n’est pas le matériau ou la destination qui construisent la noblesse du récipient mais la façon dont chacun remplit sa tâche avec soin et sens du devoir.
Être un vase d’or réclame un souci de la perfection plus visible que celui de la gamelle du chat. Il est bien ardu de devenir totalement une coupe précieuse digne de son rang. Cela réclame une humilité hors du commun. Mais il n’est pas plus facile de hisser au rang qu’elle mérite l’écuelle du pauvre. La grandeur dépend de la façon dont on habite un vêtement. Notre Seigneur ne portait pas des vêtements royaux, pas plus que son Précurseur dont Il dit à la multitude : « Qu’êtes-vous allés voir au désert ? Un roseau agité par le vent ? Mais encore, qu’êtes-vous allés voir ? Un homme vêtu mollement ? Mais ceux qui se vêtent mollement sont dans les maisons des rois. Qu’êtes-vous donc allés voir ? Un prophète ? Oui, je vous le dis, et plus qu’un prophète. » (Évangile selon saint Matthieu, XI. 7-9) Malgré les apparences, la plupart des hommes ne se laissent pas tromper par ce qui est faux, par ceux qui prétendent être autres que ce pour quoi ils ont été créés et appelés. Les soubresauts politiques, religieux et sociaux de notre époque montrent bien à quel point subsiste en beaucoup un sens naturel de ce qui est pur, ou, tout au moins, le moins impur possible. L’homme d’aujourd’hui est capable de reconnaître et d’admirer celui qui remplit son devoir d’état avec passion et simplicité. La belle geste médiévale nous a légué, entre bien d’autres ouvrages du même type, un bestiaire italien riche d’enseignement. Voici ce qu’il est dit de l’agneau : « Homme superbe, je te vois rempli/ d’inquiétude, de peine et de douleur ;/ et dans cette vie tu ne seras gai,/ si tu n’abandonnes pas ta superbe./ Ainsi vois l’agneau comme il veille bien/ à rendre le tribut à son pasteur,/ comme il est plein de patience et de douceur,/ lui qui de sa mort ne fait aucun bruit./ le Christ a pris cet agneau en exemple,/ sa vie entière fut très fructueuse,/ et de sa mort il ne fit pas tumulte./ Si tu crois ainsi par ton arrogance/ être un saint, alors pense à une chose,/ c’est que tu tiens la contraire manière. » (Bestiaire moral de Gubbio, XXVIII. De l’agneau) Rendre ce que l’on a reçu, non point enveloppé dans son papier d’origine, mais avec le fruit des intérêts, tel est le modèle. À la fin de la course de cette vie, le récipient doit être usé, avoir servi plus que de coutume, comme ces vieilles marmites culottées à force d’avoir bouillies sur le feu. Rien de pire que de tout laisser sous cloche ou ficelé dans un paquet, par peur d’une fêlure ou d’une brisure.
Oh, il n’est pas toujours agréable de n’être que ce que l’on est, car même l’aiguière de vermeil jalouse parfois ce qui brille plus qu’elle,et elle peut se lasser de passer son temps à verser de l’eau sur des mains ou sur des pieds ! Elle rêve d’autre chose, n’acceptant pas le désagrément et repoussant la douleur. Saint Jean Chrysostome, ce prédicateur à la bouche d’or, ne cache pas qu’il est rude de répondre à sa propre mission et que cette dernière réclame de l’abnégation et de l’humilité : « L’eau qui coule par un terrain plat et uni, s’étend et ne s’élève jamais, mais celle qui est resserrée dans des canaux bien étroits, s’élance en haut avec autant de vitesse qu’une flèche. Il en est de même du cœur humain qui se répand sur les choses basses et terrestres. Il rampe, il se dissipe par le plaisir, au lieu que la douleur le resserre et le pousse vers le ciel. » (Homélie sur l’incompréhensibilité de Dieu, V) Celui qui accepte les responsabilités qui lui sont remises et qui les gèrent avec fidélité, peut en effet bondir et s’élever, y compris si son pouvoir est très limité. En revanche, les maîtres arrogants ne sont que des serviteurs inutiles et stériles. Le même Docteur de l’Église continue sa prédication : « La véritable humilité consiste à valoir beaucoup et à ne se guère estimer. […] C’est être proprement humble que d’avoir un grand mérite sans orgueil. […] Le vice modeste vaut mieux que la vertu orgueilleuse, parce que la modestie couvre en quelque façon la difformité du vice, et que la vanité ternit tout le lustre de la vertu. »
La modestie de la cruche de terre fait oublier ses imperfections, elle qui ne rutile pas comme une pièce d’orfèvrerie, mais cette dernière risque bien, parfois, de se croire plus brillante et plus raffinée qu’elle n’est. Ce qui rend la coupe précieuse est son contenu, comme le rappelle la prière de consécration du Précieux Sang dans le Canon de la Messe : « Simili modo postquam cenatum est, accipiens et hunc præclarum Calicem in sanctas ac venerabiles manus suas… » (« De même, après la cène, prenant ce précieux calice dans ses mains saintes et vénérables… ») La préciosité d’une coupe dépend de sa pureté. L’homme qui accepte la volonté divine et qui met en pratique les commandements de Dieu, devient peu à peu ce calice, même s’il n’est que verre ordinaire. Il se transforme à l’image de Celui qu’il sert, comme saint François d’Assise reconnu comme un « autre Christ » dès son vivant. Saint Salvien de Marseille, au V° siècle, dont il est rapporté qu’il mourut en riant, perit ridendo, montre combien les petites choses dans le servie de Dieu mènent sur les cimes : « Le Seigneur a dit que ce qui n’a point de prix dans la vie présente, aura un jour sa récompense dans la vie future car il fait tant valoir les choses qui ont rapport à son culte, que les plus viles et celles qui ne sont rien de leur nature ici-bas, deviennent là-haut considérables, dès qu’elles ont le caractère et comme le sceau de la foi. » (Ad Ecclesiam, Livre XXXIX) Cela signifie que les choses les plus basses et les moins estimables par elles-mêmes sont semblables à la monnaie qui emprunte sa valeur de l’image du Prince dont elle est gravée, et par là devient précieuse, quelle que vile en soit la matière (cette comparaison ne vaut plus hélas avec la monnaie européenne…)
Lorsque les peintres des siècles d’or représentent des natures mortes, ils ne plient pas à un exercice de style mais ils donnent chair à des paraboles et à des allégories. Les cruches, récipients et ustensiles sont l’image des hommes. Nul ne sait quel breuvage ou quel liquide les remplit et personne ne peut juger de leur qualité par leur seule apparence, au risque de se tromper lourdement. Le mendiant pouilleux que fut saint Benoît Labre transportait en lui le Christ, tandis que la plupart des maîtres de ce monde ne sont que des sépulcres blanchis. Voilà pourquoi nous devons être extrêmement prudents avant de juger sur pièce et sur la bonne mine seulement. Des êtres brillants se révèlent souvent aussi vides et creux que des coquilles d’œufs. Il est préférable de ne pas être impressionnables, sinon, dans l’Église et dans la société, nous aurions la faiblesse de suivre les pasteurs et les princes médiocres ou franchement pervers. Une juste distance, une juste raison nous aideront toujours à faire le poids des choses et des êtres. Quant à nous, soyons satisfaits de ce que nous sommes, non point pour en tirer orgueil mais pour mieux répondre à cet être propre et unique façonné pour Dieu.
P. Jean-François Thomas, s. j.