La liberté à la française : un joli nom pour la mort de Dieu
Il en va du mot de « Liberté » comme de ces belles conques séduisant par leur beau reflet irisé, mais dont le contenu nous importe finalement bien peu. Or les plus grands idéaux, avant de se transformer en fossiles ossifiés, constituent la chair vivante de notre pensée. Pourquoi notre rapport actuel à la liberté est-il si trouble ? Au-delà des réactions compassionnelles -l’émotion, après tout, est un tyran bien commode pour s’empêcher de penser-, il importe de partir en quête du sens absolu d’un horizon.
Rappelons d’abord que si le libertus, à Rome, désignait le statut social de l’esclave qui avait été affranchi de l’autorité de son maître, c’est en amont, en Grèce antique, que le concept d’autarkeia avait pensé cet idéal typiquement occidental de l’indépendance : était ainsi considéré comme libre tout individu singulier ou collectif dont les conditions d’existence ne dépendait que de ses propres moyens, nécessaires et suffisants au plein épanouissement de sa nature. Il faudra néanmoins tout l’effort de la doctrine libérale moderne pour fonder notre conception actuelle de la liberté sur une double fiction : celle, propre aux théoriciens du contrat social, d’un hypothétique atomisme individuel à « l’état de nature », d’abord ; celle, ensuite, d’une « dignité » désormais individuelle (tandis que seuls Dieu et le Prince, jusqu’alors, pouvaient être qualifiés de ce terme), fondée sur une tout aussi hypothétique capacité à la moralité pure, telle qu’Emmanuel Kant a pu la théoriser dans son œuvre. Aujourd’hui, un individu est dit être « libre » en raison de sa seule nature rationnelle, le dotant d’une moralité potentielle et d’une dignité formelle ; quant à sa liberté effective, c’est l’Etat qui la lui confère en l’autorisant à conduire toute action de son choix, tout en garantissant la sécurité de ses concitoyens. L’aboutissement de cette conception libérale se trouvera inscrite dans le marbre du droit naturel moderne : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » (article 4 de la Déclaration des Drotis de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789). La liberté, oui, mais teintée du souci essentiel de la sécurité.
Mais d’une tradition nationale à une autre, ce qui « nuit » à autrui est l’objet d’interprétations diverses. Tandis que le peuple et les tribunaux français sont en général favorables à l’expression de la « satire » et de la caricature envers les diverses confessions spirituelles, aux Etats-Unis, en revanche, le New-York Times, tout en s’émouvant de l’attentat commis à Paris, refusait dans le même temps de diffuser les dessins polémiques diffusés par Charlie Hebdo, par crainte de blesser son lectorat musulman. Les deux pays n’ont donc pas la même tradition, parce qu’ils n’eurent pas la même histoire : les Etats-Unis, tout en adoptant une Constitution laïque, reconnaissent officiellement l’existence d’une Transcendance divine, qui clôt seul le corps social ; Régis Debray y voit d’ailleurs l’une des raisons profondes du patriotisme états-unien qui, à l’inverse de notre pays, ne se défait pas avec le temps. Tandis que la France a fait le choix radical, profond, sans compromis, de toute rupture avec la divinité. Que l’on ne s’y trompe pas, la laïcité à la française ne dérive pas d’une pensée « universaliste », mais bien d’une idéologie anti-traditionnaliste -inutile de préciser ici ce que signifièrent véritablement la Constitution civile du clergé, ni l’éradication physique de la Vendée militaire, durant la Révolution-. La vague d’émotions soulevée dans notre pays, et au-delà, à propos de l’attentat contre les journalistes et caricaturistes de Charlie Hebdo aurait sans doute été bien amoindrie, voire absente s’il avait été perpétré dans le camp de ceux qui prient. Car si l’on pardonne, dans notre pays, les outrances vis-à-vis des traditions spirituelles, il n’en va pas de même pour ceux qui oseraient s‘attaquer aux mythes mensongers et aux valeurs maquillées de notre régime républicain. La liberté, sauf pour les ennemis de la liberté ; ou plus précisément : la liberté, sauf pour ceux qui ne partagent pas notre interprétation profane -et donc particulariste- de la liberté.
La liberté d’expression, en France, vaut donc pour tout ce qui contredit le pur exercice de la raison calculante et technicienne. Il est de bon ton d’attaquer les religions. Pourtant le principe de contradiction, en bonne logique, ne saurait tolérer l’exercice partiel de cette liberté d’expression : on devrait aussi bien pouvoir moquer et dénoncer le fanatisme laïcard, rationaliste et utilitaire de nos élites, que l’obscurantisme religieux, lui-même potentiellement présent, d’ailleurs, dans toutes les confessions spirituelles, sans exception. Sauf à considérer que l’un constitue la confession publique officielle, et l’autre une « option spirituelle » bonne à claquemurer dans le domaine privé. On pourrait se demander pourquoi caricaturer Mahomet ou le Pape serait le signe d’une liberté authentique, quand s’attaquer à Voltaire serait unanimement considéré comme un crime de lèse-majesté ; or Voltaire est sans doute le personnage historique auquel nos journaleux avides de liberté et d’humanité devraient s’attaquer en priorité, tant la vie et la pensée concrètes de ce personnage furent précisément contraires à tous les idéaux officiels actuels (aurions-nous ici la cruauté de rappeler la pensée intégralement utilitariste, antisémite, raciste et antipatriote de cet homme des « Lumières » ?).
La Liberté semble bien être un Janus à deux visages, ouvrant ses portes à l’expression libérale-libertaire, et la fermant à ceux qui, attachés à la Vérité absolue et aux vérités historiques, aimeraient aussi pouvoir exister sur la place publique. De l’indépendance authentique à la mort de Dieu, la liberté aura fait, jusqu’ici, son chemin de croix. Que la République continue donc à ne pas voir son histoire passée, pour mieux avancer en aveugle : il faut dire que son regard de Méduse la pétrifierait aussitôt.
Louis Chassenay