Le crucifiant amour de l’Église, par le P. Jean-François Thomas
Tout croyant catholique sait à quel point il n’est pas aisé d’aimer l’Église qui se présente à lui visiblement non point comme le Corps mystique du Christ mais comme une structure humaine, très humaine, trop humaine. Le combat n’est pas d’aujourd’hui. Une formule, souvent reprise et usée comme tous les refrains, est de dire, de docte manière : le plus difficile n’est pas de souffrir pour l’Église, mais par l’Église. Ayant dit cela, on se retire sur la pointe des pieds, ne désirant ni l’un ni l’autre. Comment est-il donc possible d’être persécuté par l’Église, si elle est vraiment le Corps du Christ ? Trouver la solution en distinguant aussitôt entre les membres de l’Église et sa hiérarchie — soupçonnée alors du pire — n’est pas satisfaisant. Pourquoi les fidèles seraient-ils plus préservés du mal que les clercs ? Et, même si cela était le cas, comment abstraire le clergé du reste du Corps, sous peine de mutiler grandement ce dernier ? Notre Seigneur, en sa vie et sa mission terrestres, n’a jamais fait mystère de l’indignité d’une grande partie des prêtres, des pharisiens et des scribes, ceux-là qui Le livreront, mais Il n’a jamais appelé à leur désobéir, bien au contraire, à partir du moment où leurs ordres étaient conformes à la Loi reçue par Dieu :
« Alors Jésus parla au peuple et à ses disciples, disant : C’est sur la chaire de Moïse que sont assis les scribes et les pharisiens. Ainsi, tout ce qu’ils vous disent, observez-le et faites-le, mais n’agissez pas selon leurs œuvres, car ils disent et ne font pas. Ils attachent des fardeaux pesants et qu’on ne peut porter, et ils les mettent sur les épaules des hommes, mais ils ne veulent pas même les remuer du doigt. » (Évangile selon saint Matthieu, XXIII. 1-4)
Parlerait-Il de façon identique des prêtres de son Église ? Sans doute étaient-ils déjà intégrés dans cette sévère déclaration, mais, cependant, ils sont plus que ceux de l’Ancienne Alliance puisqu’ils agissent, dans les sacrements, non seulement en son Nom mais comme sa Personne même. Le lien qui unit tous les membres de la Nouvelle Alliance est plus fort que celui qui existait entre les diverses catégories du peuple élu.
Il faut se résoudre au fait que le Corps mystique est vraiment abîmé et incomplet à cause des péchés multiples de ses membres, et tout particulièrement de ses prêtres et de ses évêques. Saint Augustin, dans sa lutte contre l’hérésie donatiste, s’est beaucoup penché sur ce problème et il affirme que les pécheurs, dans l’Église, sont encore des membres, mais desséchés car leur foi est morte. Ils sont encore de la communio sacramentorum, mais plus de la communio sanctorum, la seule qui appartienne à l’eschatologie et à la promesse de l’éternité. L’évêque d’Hippone précise, dans le De Baptismo, que l’Église « porte encore ici-bas le poids de la mortalité de la chair. » (IV. IX, 13) La sainteté de l’Église est mise à mal par les chrétiens qui lui appartiennent plus ou moins saintement. Mis en présence d’injustices, de scandales, le cœur se révolte. Les catholiques de feu expriment leur attachement à cette Église bancale de façon aussi brûlante que Notre Seigneur avec le sacerdoce d’Israël. Georges Bernanos a souvent répété que « Notre Église est l’Église des Saints » (précisant qu’une telle formule ennuyait — il employait un autre mot… — considérablement les chanoines). Il dépose cette formule comme une gemme à propos de Jeanne la Pucelle, elle qui souffrit pour et par l’Église :
« Notre Église est l’Église des saints. Nous respectons les services d’intendance, la prévôté, les majors et les cartographes, mais notre cœur est avec les gens de l’avant, notre cœur est avec ceux qui se font tuer. Nul d’entre nous portant sa charge — patrie, métier, famille — avec nos pauvres visages creusés par l’angoisse, nos mains dures, l’énorme ennui de la vie quotidienne, du pain de chaque jour à défendre, et l’honneur de nos maisons, nul d’entre nous n’aura jamais assez de théologie pour devenir seulement chanoine. Mais nous en savons assez pour devenir des saints. » (Jeanne, relapse et sainte)
Devant le peu d’empressement du clergé contemporain à verser son sang pour le Christ, il écrira au dominicain Bruckberger, à la date de « 22 (voilà les flics) septembre 1938, An premier de la grande peur française » : « Je vais fonder à l’usage des ecclésiastiques une Grande Société d’assurances contre le Martyre. C’est la fortune. » (Lettres retrouvées 1934-1938) Son ironie mordante ne l’empêche pas de s’accrocher à l’Église en s’appuyant sur sa foi eschatologique car l’Église ne pourrait être actuellement autre que ce qu’elle est. À un destinataire inconnu, scandalisé par les faiblesses de l’Église, il écrivait en mai 1946 :
« Si l’Église était telle que vous la rêvez, elle aurait fait déjà de ce monde une immense Fraternité dont le miracle, dans l’Histoire, serait une preuve de la divinité du Christianisme aussi claire que deux et deux font quatre. Nous sommes déçus par l’Église telle qu’elle nous apparaît comme les Juifs le furent jadis par le Messie. […] L’Évangile, humainement parlant, n’est que contradiction et scandale. Dieu veut que nous le cherchions dans le doute et l’angoisse — jusqu’à la dernière seconde. “Père, Père, pourquoi m’avez-vous abandonné ?” C’est à ce moment même que nous avons été sauvés. » (Correspondance 1934-1948)
Il ne s’agit pas de vivre d’illusion quant à l’Église dans sa structure visible. L’ultramontanisme présent de l’aile la plus progressiste de l’Église ne manque pas de piquant car un renversement s’est opéré puisque les gallicans d’aujourd’hui eurent des pères qui se battirent pour défendre la papauté et la hiérarchie. Bernanos était prophétique lorsqu’il écrivait à Henri Massis, fin 1926 : « Je crois que nos fils verront le gros des troupes de l’Église du côté des forces de mort. Je serai fusillé par des prêtres bolcheviks qui auront le Contrat social dans la poche, et la croix sur la poitrine. » (Correspondance 1904-1934) Puisque nous croyons que tout est eschatologique et prépare à la Parousie, il n’est pas étonnant de vivre au milieu des ruines qui s’accumulent de plus en plus vite. N’oublions pas que cette réalité qui nous épouvante est aussi le gage de notre salut. Plus nous souffrirons pour l’Église et par certains hommes d’Église, plus nous nous approcherons de l’imitation de la Passion de Notre Seigneur, et plus la Porte étroite se dessinera à l’horizon. La méchanceté et la perversité présentes aussi dans l’Église ne doivent pas nous troubler. Elles sont la preuve que le combat est engagé. Le sang a coulé et coulera encore. Nous frôlons le temps où l’apostasie grignote du terrain et s’infiltre partout, y compris parmi ceux qui sont, par mission du ciel, les gardiens et les protecteurs. Bernanos a vu se lever ce soleil noir devant lequel s’incline tant de puissants, dans et hors de l’Église :
« Il pourra bien subsister quelque part un pape, une hiérarchie, ce qu’il faut enfin pour que la parole donnée par Dieu soit gardée jusqu’à la fin, on pourra même y joindre, à la rigueur, quelques fonctionnaires ecclésiastiques tolérés ou même entretenus par l’État, au titre d’auxiliaire du médecin psychiatre, et qui n’ambitionneront rien tant que d’être traités un jour de “cher maître” par cet imposant confrère… Seulement, la Chrétienté sera morte. Peut-être n’est-elle plus déjà qu’un rêve ? » (La Grande Peur des bien-pensants)
Notre Seigneur a choisi d’être à la merci des hommes qu’Il a appelés pour servir son Église, pour prendre soin de son Corps mystique. Il nous dit encore que ses prêtres ne sont pas « des hommes comme les autres », contrairement à ce que leur indignité laisse supposer. Tout participe au plan divin. En attendant, nous peinons parfois et nous nous décourageons, tentés de ne plus voir l’Église que comme une institution parmi d’autres. Défendons-nous de glisser sur cette pente. Même si les pasteurs n’embouchent guère la trompette de la vérité, nous ne sommes pas exonérés de rechercher la sainteté.
P. Jean-François Thomas, s. j.
Cher Père,
Je ne pense pas pour ma part que Jésus-Christ se soit mis à ce point “à la merci des hommes qu’il a appelés à servir son Église”. Ceux-là, en effet, sont prêtres avant d’être pasteurs. Or, il n’est pas de mauvais prêtres, puisque les sacrements, dont ils sont les serviteurs comme “instruments animés”, c’est-à-dire, esclaves, dit saint Thomas, sont hors de leurs mérites ou démérites. Ils servent le sacrifice extérieur de Jésus-Christ en qui gît le principe de toute la sainteté des saints dont vous parlez. Quant aux mauvais pasteurs, le Seigneur assure que, s’ils sont indignes, Il paît lui-même ses brebis. Votre propos, dont je vous remercie, tend d’ailleurs à cette vérité. Je pense par ailleurs qu’il nous faut redécouvrir pourquoi saint Thomas insistait tant sur la priorité du corpus verum, l’eucharistie, sur le corpus mysticum. C’est un point qui me trouble assez, dans la Constitution Lumen gentium, que le renversement objectif de cette taxis traditionnelle, par la proclamation de la sacramentalité de l’épiscopat, et par le fait que la fonction de sanctifier ne soit donnée que comme un des tria munera.
Bien respectueusement et fraternellement.
Cher Père,
Merci beaucoup pour votre commentaire. Je suis bien sûr tout à fait en accord avec vous, même si mes propos prêtent peut-être à confusion. Le prêtre et en effet un esclave, un instrument. L’image du prêtre auprès des fidèles est déformée à notre époque par le fait que ses mérites sont scrutés à la loupe. Certes il est préférable que le prêtre soit saint, mais s’il ne l’est point, Notre Seigneur remplit les vides.
Saint et joyeux Noël à vous et à votre communauté.
Fraternellement vôtre in Christo Jesu.
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Cher père,
Je goûte à plein l’honneur que vous me faites de me répondre, s’agissant d’un prêtre dont j’estime la personne et l’œuvre. Le siècle contraint les chrétiens à ne trouver leur joie que dans le Christ. Il est heureux sans doute d’être à ce point désabusé du salut venant des hommes. Le Seigneur vous bénisse vous aussi par le mystère de sa Nativité.