Il y a cent quarante ans, Alphonse XII montait sur le trône d’Espagne
Le 29 décembre 1874, Alphonse XII montait sur le trône d’Espagne
Peu de pays, sinon aucun, auront connu une histoire aussi mouvementée que l’Espagne tout au long du XIXe siècle. Les successeurs immédiats de Philippe V – le petit-fils de Louis XIV, roi de 1700 à 1746 – ne s’étaient pas tous montrés à la hauteur du Grand-Ancêtre, surtout du temps de Napoléon. Les Bourbons restaurés en 1814 ne possédaient pas tous non plus la finesse politique de Louis XVIII et, à Madrid, le très conservateur et très rigide Ferdinand VII souffrit d’une fâcheuse tendance à confondre ses aspirations très personnelles avec les intérêts supérieurs de son royaume. En avait résulté, à sa mort en septembre 1833, le chapelet des inutiles guerres carlistes, allumées par une querelle de succession survenue entre le frère, Don Carlos, et l’épouse du dit monarque, mère de la future reine Isabelle II, qui régna contre vents et marées de 1833 à 1868. Personnage calamiteux à tous égards, celle-ci parvint à dégouter les Espagnols non seulement de sa méprisable personne mais également du système monarchique dans son entier, au moment où l’Europe bruissait du « printemps des peuples ».
Las pour ce pauvre pays tiraillé entre une légitimité devenue introuvable et une guerre civile aux causes devenues incompréhensibles, l’expérience républicaine parut attrayante, pouvant notamment servir de vitrine aux appétits féroces de militaires en mal de gloire avec la perte, progressive mais inéluctable, des derniers restes de l’empire espagnol. Ainsi, de pronunciamiento en coup de force sous un autre nom, une des plus vieilles et des plus chargées de culture des nations européennes s’enfonça dans le bourbier d’un parlementarisme immaîtrisable et d’une corruption tous azimuts. Un grand perdant : le peuple, réduit au sous-développement et à la misère, plongé dans ce que les historiens appelleraient plus tard la « légende noire » de l’Espagne, en réalité le fruit d’une somme de malhonnêtetés et d’incompétences au sommet comme l’Histoire en offre peu d’exemples.
Après l’insurrection de 1868 qui provoqua la chute d’Isabelle II et la recherche d’un roi, dans des conditions presque comparables à celle d’un directeur général pour une entreprise commerciale, la junte militaire au pouvoir porta son choix sur un prince allemand, Léopold de Hohenzollern, ce qui provoqua, malgré son désistement, la guerre de 1870 entre la France et la Prusse.
Les généraux espagnols reportèrent alors ce ridicule et meurtrier concours pour un trône sur la personne d’Amédée de Savoie, le fils cadet du roi d’Italie Victor Emmanuel II. Élu le 16 novembre 1870 par les Cortès, ce jeune prince italien de vingt-cinq ans, politiquement inexpérimenté et ne sachant rien de l’Espagne, pas même des rudiments de langue, parvint, à coups de dissolutions intempestives et de cabinets rapetassés, à durer jusqu’au 11 février 1873. Ce jour là, dans une totale improvisation, les Cortès proclamèrent la république. Ayant, dès ses débuts, dérivé vers l’anarchie, celle-ci se transforma en dictature au début de 1874.
Mais le nouveau, et néanmoins ancien, homme fort de l’Espagne, le général Serrano, ressemblait quelque peu à un général Monk. La réincarnation de ce dernier, que les royalistes français attendaient en vain depuis si longtemps, se produisit finalement du côté sud des Pyrénées.
En réalité, cela faisait déjà dix-huit mois qu’un homme de la mi ombre, Antonio Canovas del Castillo, travaillait au projet de rétablir la monarchie légitime, non pas celle de l’ombrageux et réactionnaire Don Carlos, mais celle, libérale et parlementaire dont le fils d’Isabelle II pourrait supporter la couronne.
Né le 28 novembre 1857, le jeune prince, bien que balloté par l’exil de sa mère entre Pau, Paris, Genève, Vienne et Londres, n’était plus l’enfant auquel il était encore impossible de songer comme roi en 1868. Ayant reçu une éducation sérieuse, il venait d’être admis dans le prestigieux collège militaire de Sandhurst, dans le Surrey. Il avait aussi découvert, à travers le constitutionnalisme anglais, que le trône n’avait rien à craindre d’un régime représentatif convenablement régulé, une conception politique encore très peu répandue chez les royalistes espagnols, aussi bien que français.
C’est là que Canovas vint le chercher et le persuada de se faire connaître aux Espagnols. Pour cela, il l’aida à rédiger le manifeste dit de Sandhurst, rendu public le 1er décembre 1874, à l’occasion de ses dix-sept ans.
A la différence des proclamations carlistes, toujours empreintes de rancoeurs et rabâchant les principes d’un temps qu’on ne reverrait plus, celle d’Alphonse surprit par sa modération, son réalisme et sa volonté de réconciliation. La monarchie constitutionnelle y était présentée comme le seul système permettant à la fois d’échapper à l’anarchie, à la corruption et à la dictature tout en défendant la religion et l’ordre social dans un cadre néanmoins libéral et ouvert aux adaptations de la société : « debo al infortunio estar en contacto con los hombres y las cosas de la Europa moderna, y si en ella no alcanza España una posición digna de su historia. » Un bel exercice d’équilibre, au contenu aujourd’hui banal mais relativement novateur à l’époque dans un pays plutôt fermé jusque là aux nouveaux courants de pensée.
Dans une république moribonde, que plus personne ne songeait à défendre, le manifeste de Sandhurst bénéficia d’un écho très favorable et dépassant les clivages traditionnels. Il fallut moins d’un mois pour que les cadres généraux de l’armée se rangeassent à la solution alphonsiste. Pendant cet intervalle, l’habile Canovas avait sondé plusieurs puissances européennes, dont l’Allemagne, l’Autriche et la Russie (la France de Mac Mahon, qui subissait un régime toujours provisoire, ne comptait guère dans la nouvelle Europe en gestation) et recueilli leur approbation pour une restauration monarchique en Espagne. Le 29 décembre, la junte militaire appela Alphonse XII au trône d’Espagne et forma un gouvernement provisoire chargé de paver son chemin. Deux semaines plus tard, le 14 janvier, le jeune roi faisait une entrée triomphale dans Madrid.
Injustement oubliée, l’œuvre d’Alphonse XII sur le trône remit l’Espagne dans la course des grandes nations modernes. La constitution d’une monarchie libérale et parlementaire vit le jour en 1876 tandis qu’il était, enfin, mis un terme définitif aux guerres carlistes.
En 1885, une épidémie de choléra ravagea le sud et le centre de l’Espagne. Homme de cœur, très attaché à sa mission de roi catholique, Alphonse XII ouvrit aux malades son palais d’Aranjuez, leur rendit visite et – les voies de Dieu étant impénétrables – tomba malade à son tour, l’affection se transformant en tuberculose. Il en mourut le 25 novembre 1885, à trois jours de ses vingt-huit ans.
Il est évidemment impossible de savoir ce qu’il serait advenu de l’Espagne si son règne avait duré normalement. Mais on ne peut s’empêcher de dire, du moins de rêver, qu’un monarque aussi sage, aussi généreux et aussi prometteur aurait probablement évité à son pays de replonger dans les égarements qui l’empoisonnèrent dans la décennie suivante.
Daniel de Montplaisir