La folie des roulettes, par le P. Jean-François Thomas
Notre époque est épatante car elle nous conduit partout par la force des roulettes, de plus en plus tendance pour nous éblouir. Cela ne date pas d’aujourd’hui apparemment mais, désormais, l’emballement est généralisé et chacun prend de la vitesse, grisé, enthousiaste, y compris l’Église jusque-là plus prudente et circonspecte. Un très intéressant tableau de 1559, peint par Pieter Brueghel l’Ancien, représente Le Combat entre le carême et le carnaval. Scène de folie certes, mais folie ponctuelle et officialisée par ce genre de divertissement où tout était tourné en dérision, encore plus en ce temps de confrontation religieuse entre les catholiques et les protestants. Chaque détail est savoureux, comme toujours avec les œuvres foisonnantes de ce peintre. Au premier plan, notre attention est arrêtée par deux chars, l’un sur roulettes, l’autre en forme de tonneau posé sur des patins. Le premier est celui du carême et le second celui du carnaval. Le carême, mercredi des cendres, se reconnaît au personnage décharné qui présente, posés sur une pelle de boulanger, deux poissons, seule nourriture autorisée, tandis que le carnaval, mardi gras, est personnifié par un homme rondouillard et rubicond brandissant sur une broche viandes et volailles. Il s’agit bien du face-à-face de deux mondes : celui du plaisir et celui de la pénitence, mais ici les deux camps sont saisis de folie, douce ou furieuse. Depuis qu’il s’est cru Dieu parce qu’il a inventé la roue, l’homme se précipite vers sa perte à la force des roulettes.
Lors de la fuite des Hébreux de la terre d’Égypte, Pharaon, malgré les rudes châtiments des plaies qui venaient de frapper successivement son royaume, se croit encore invincible et traque ses anciens esclaves à la force et à la vitesse de ses armées :
« Et les poursuivant, les Égyptiens entrèrent après eux au milieu de la mer, ainsi que toute la cavalerie de Pharaon, ses chars et ses cavaliers./ Et déjà était venue la veille du matin, et voilà que le Seigneur jetant un regard sur le camp des Égyptiens à travers la colonne de feu et de nuée, tua toute leur armée,/ Et renversa les roues des chars, ils furent entraînés au profond de la mer. » (Livre de l’Exode, XIX. 23-25).
Mérenptah ne fut pas noyé mais assista, impuissant, à l’anéantissement de son armée, tout spécialement de ses chars, arme d ‘élite et terreur des ennemis. Cette fois, les roues de ses unités d’assaut conduisirent à leur perte les soldats redoutables. Le cantique entonné par Moïse et les enfants d’Israël, à la vue de ce spectacle, retournement de leur destinée, monta vers le ciel, préparant déjà l’entrée des justes et des saints dans le Royaume aux derniers jours. Aller à son écrasement sur des roulettes a certes du panache, mais les pieds des Israélites furent ce jour-là plus utiles que la fine pointe de la technologie humaine.
Philippe Muray — dans un de ses textes à la fois désopilants, cruels et prophétiques dont il avait le secret, Après l’Histoire II — réfléchit sur la société « hyperfestive » dans laquelle nous baignons depuis quelques décennies. Comme par hasard, au milieu de tout ce fatras de célébrations désormais quotidiennes et mondialistes, nous pouvons pêcher la « Journée du vélo », enrichie depuis par la présence des trottinettes électriques et des « gyroroues ». Il faut fêter les roues, comme tout le reste. La question se pose alors de savoir quels moyens utiliser pour mettre à l’honneur ces fidèles compagnons : comment fait-on la fête à son vélo ? Embrasse-t-on sa trottinette sur les joues ou sur la bouche ? Peut-on offrir un gâteau à son gyroroue et lequel aime-t-il ? Envoie-t-on une carte de vœux, montée elle-même sur roues ? Boit-on une coupe de champagne dans le tressautement de sa trottinette ? Toutes questions cruciales et métaphysiques, mais puisqu’il s’agit de « fêter », il ne faut faire l’économie d’aucun effort. Une réponse, entendue réellement, est qu’il faut « dédramatiser » et « normaliser » les roues. Cela peut sembler étonnant au premier abord et puis, ensuite, avec un peu de recul, cela saute aux yeux : les Égyptiens n’avaient pas « dédramatisé » et « normalisé » leur relation avec leurs chars et cela leur fut fatal. Faute de devoir se battre avec des bêtes féroces dans un environnement hostile, l’homme s’est construit un ennemi potentiel sur roulettes. Il le dompte et le cravache afin qu’il l’entraîne là où coulent des jours heureux : l’abîme. L’inanité de tous ces gens, tous sexes confondus (puisqu’il y en a plus de deux, autant que d’individus et de choix de ces individus) juchés sur trottinette, bicyclette sophistiquée et gyroroue, pressés, renfrognés, vaniteux, victorieux, est un spectacle dont on peut se régaler chaque jour dans les grandes villes seulement car, grâce à Dieu, les campagnards ne sont pas encore atteints par ce syndrome, preuve, s’il en est, qu’ils sont imperméables à la fée Progrès et à sa compagne Technologie. Il est même désormais possible de visiter des musées et des expositions « interactives » en compagnie de nos roues préférées. Tout cela est rassurant car, à l’inverse d’une religion transcendante qui prend l’homme de haut et le tire vers le haut, toutes ces galipettes nous retiennent solidement tout en bas , quitte à nous embourber dans la vase comme les chars de Pharaon, provoquant ainsi notre mort intérieure.
Dans le Céline de Mea culpa, tout nourri des Sermons de Bossuet et des Pensées de Pascal, admirable défense de la société chrétienne, se trouve ce passage décapant dont certains termes choqueront peut-être les oreilles sensibles :
« La supériorité pratique des grandes religions chrétiennes, c’est qu’elles doraient pas la pilule. Elles essayaient pas d’étourdir, elles cherchaient pas l’électeur, elles sentaient pas le besoin de plaire, elles tortillaient pas du panier. Elles saisissaient l’Homme au berceau et lui cassaient le morceau d’autor. Elles le rencardaient sans ambages : « Toi petit putricule informe, tu seras jamais qu’une ordure… De naissance tu n’es que merde… Est-ce que tu m’entends ?… C’est l’évidence même, c’est le principe de tout ! Cependant, peut-être… peut-être… en y regardant de tout près… que t’as encore une petite chance de te faire un peu pardonner d’être comme ça tellement immonde, excrémentiel, incroyable… C’est de faire bonne mine à toutes les peines, épreuves, misères et tortures de ta brève ou longue existence. Dans la parfaite humilité… La vie, vache, n’est qu’une âpre épreuve ! T’essouffle pas ! Cherche pas midi à quatorze heures ! Sauve ton âme, c’est déjà joli ! Peut-être qu’à la fin du calvaire, si t’es extrêmement régulier, un héros, ‘de fermer ta gueule’, tu claboteras dans les principes… Mais c’est pas certain… un petit poil moins putride à la crevaison qu’en naissant… et quand tu verseras dans la nuit plus respirable qu’à l’aurore… Mais te monte pas la bourriche ! C’est bien tout !… Fais gaffe ! Spécule pas sur des grandes choses ! Pour un étron c’est le maximum !… » Ça ! c’était sérieusement causé ! Par des vrais pères de l’Église ! Qui connaissaient leur ustensile ! qui se miroitaient pas d’illusions ! »
Ces Pères de l’Église invoqués par l’auteur, ceux qui ont ferraillé feu et flammes avec les barbares de tous poils et les hérésies de toutes essences, ne renieraient pas une telle harangue. Ce n’étaient pas des Pères à roulettes. Ils n’ont pas cherché à « dédramatiser » et à « normaliser ». Par leur prédication et leur enseignement, ils ont ébranlé les fondations d’un monde païen et idolâtre et ils ont érigé l’Église qui, pendant ses siècles d’or, n’a jamais utilisé une pince à sucre dorée pour saisir notre péché et nous plonger dans l’eau de la grâce.
Dans La Fin de l’histoire et le Dernier Homme, Francis Fukuyama, dès 1992, avait présenté ses inquiétudes face aux biotechnologies et au transhumanisme, s’opposant clairement à ces dérives. Il utilise, à la fin de son ouvrage, l’image suivante : l’histoire serait un convoi de chariots, comme lors de la ruée vers l’Ouest américain ; durant le trajet, certains chariots sont attaqués et détruits, d’autres versent dans des ravins, d’autres encore s’arrêtent définitivement à une étape. Le reste arrive à destination et tout le monde est content, ou presque car il est possible que quelques chariots et leurs occupants décident de poursuivre la route. L’homme à roulettes de notre époque est guetté par mille dangers, qu’il se crée souvent lui-même. Combien de ces héros sur roues arriveront-ils à destination, c’est-à-dire dans la béatitude éternelle, si aucune voix d’autorité ne se lève pour leur signaler les obstacles et les précipices ?
P. Jean-François Thomas, s. j.