Redécouvrir le bien commun, par le P. Jean-François Thomas
Rares sont les réalités aussi déformées que le bien commun à notre époque. Même les républicains les plus machiavéliques utilisent encore le terme, généralement pour justifier leurs méfaits et les lois iniques qu’ils imposent aux sociétés dont ils se targuent d’être les dignes et légitimes représentants. Un excellent ouvrage, juste paru dans sa traduction française, est une opportune occasion de rafraîchir notre mémoire ou d’améliorer notre connaissance au sujet de ce bien commun si négligemment traité et manipulé : Le Bien commun. Questions actuelles et implications politico-juridiques, sous la direction de Miguel Ayuso (éditions Hora Decima, Paris, 2021).
Reconnu comme la fin naturelle de la société civile, le bien commun a toujours été tenu par le magistère de l’Église, au moins jusqu’à une période récente, comme étant un bien qui dépasse tous les biens particuliers tout en leur assurant justement une juste existence, ceci à la lumière de saint Augustin (De civitate Dei, XIX. 13, 1) et de saint Thomas d’Aquin (Somme théologique, IIa-IIae, q.29, a.1, ad.I). Pie XII, dans son important discours de Noël 1942, conclut que « deux éléments primordiaux régissent donc la vie sociale : communauté dans l’ordre, communauté dans la tranquillité », exactement ce qui faisait cruellement défaut au monde en guerre à cette époque. Et il introduisait ce rappel de cette façon :
« Toute communauté sociale digne de ce nom tire son origine d’une volonté de paix et tend en retour à la paix, à cette “tranquille vie dans l’ordre” dans laquelle saint Thomas, faisant écho à la parole connue de saint Augustin, voit l’essence même de la paix. »
Des décennies après cette conflagration mondiale, la « tranquille vie dans l’ordre » n’est pas plus ancrée qu’auparavant, et elle est même encore plus menacée puisque la paix et le « bien commun » promus par les organisations internationales ne découlent d’aucune transcendance.
L’empreinte socialiste a également déformé le lien qui unit bien commun et bien individuel, comme si les deux étaient contradictoires et ne pouvaient coexister. Le bien propre dépend du bien commun de la famille et de la cité, certes, mais l’homme, partie de ce tout harmonieux, tout en respectant le bien de la multitude, peut ainsi juger de ce qui est bon aussi pour lui. Ces deux biens ne peuvent se réaliser, comme l’enseigne Léon XIII que dans une société guidée par l ‘ordre naturel sous le regard de Dieu :
« Une considération plus profonde de la nature humaine va faire ressortir mieux encore cette vérité. L’homme embrasse par son intelligence une infinité d’objets ; aux choses présentes, il ajoute et rattache les choses futures ; il est le maître de ses actions. Aussi, sous la direction de la loi éternelle et sous le gouvernement universel de la Providence divine, est-il en quelque sorte à lui-même, et sa loi, et sa providence. C’est pourquoi il a le droit de choisir les choses qu’il estime les plus aptes à pourvoir, non seulement au présent, mais encore au futur. Il doit donc avoir sous sa domination, non seulement les produits de la terre, mais encore la terre elle-même qu’il voit appelée à être, par sa fécondité, la pourvoyeuse de son avenir. » (Rerum Novarum).
Un exemple éminent de la recherche du bien commun est exprimé par l’artiste siennois du XIVe siècle, Ambrogio Lorenzetti, peignant, pour la salle du Conseil des Neuf de la cité, dans le Palazzo Pubblico, une allégorie du Bon gouvernement, dont une fresque monumentale sur le Bien commun. L’artiste, suivant à la lettre les détails de la commande, déploie ici un résumé de la philosophie politique aristotélicienne et thomiste. Une figure impériale imposante trône, avec bouclier et sceptre, figuration du Bien commun entouré par les vertus cardinales : force, tempérance, prudence et justice, tandis que dans les nuées les vertus théologales sont en suspens : foi, charité et espérance, la charité occupant la place la plus élevée puisqu’elle ne disparaît jamais et qu’elle guide toutes les autres. À ces vertus classiques, s’ajoutent la paix et la magnanimité, cette dernière considérée comme la plus grande par Sénèque. Contrairement à ce que certains commentateurs contemporains ont affirmé, à l’encontre de l’évidence, il s’agit bien d’une représentation du Bien commun tout à fait conforme à la doctrine traditionnelle et non point déjà annonciatrice d’une dérive humaniste.
Une telle allégorie, dans une cité « républicaine », montre à quel point le bien commun temporel est intimement lié au bien éternel dont il découle et dépend. Léon XIII ne dira pas autre chose dans Sapientiæ christianæ, en 1890 :
« Si la nature elle-même a institué la société, ce n’a pas été pour qu’elle fût la fin dernière de l’homme, mais pour qu’il trouvât en elle et par elle des secours qui le rendissent capable d’atteindre à sa perfection. Si donc une société ne poursuit autre chose que les avantages extérieurs et les biens qui assurent à la vie plus d’agréments et de jouissances, si elle fait profession de ne donner à Dieu aucune place dans l’administration de la chose publique et de ne tenir aucun compte des lois morales, elle s’écarte d’une façon très coupable de sa fin et des prescriptions de la nature. C’est moins une société qu’un simulacre et une imitation mensongère d’une véritable société et communauté humaine. » (n.3.).
Il est intéressant de noter que le pape qui fut — en partie involontairement — responsable de l’asservissement des catholiques français à un régime athée et irrespectueux de la loi naturelle, fut aussi celui qui rappela précisément les caractéristiques d’une société soucieuse du bien commun, ceci deux ans avant la funeste encyclique rédigée en français, Au milieu des sollicitudes, le 1er février 1892. La république française n’a pas failli à sa tradition depuis ses origines : personne ne pourrait sérieusement soutenir qu’elle est un régime qui favorise chacun à accomplir la perfection qui doit être la sienne en lui accordant les secours dont il a besoin.
Pie XII ne cessera d’avertir le monde sur les dangers encourus par le rejet de la référence à Dieu pour construire le bien commun. Il savait de quoi il parlait, étant le pape de l’empire éphémère du nazisme et du pouvoir pérenne du communisme marxiste et maoïste. Toujours dans son message de Noël 1942, il rappelle que la vie sociale ne peut atteindre l’équilibre que dans la fidélité à Dieu qui est le Régulateur :
« Toute doctrine ou toute construction sociale qui exclut cet aspect intérieur, l’essentielle connexion avec Dieu de tout ce qui regarde l’homme, ou qui seulement la néglige, fait fausse route et, tout en construisant d’une main, prépare de l’autre les moyens qui, tôt ou tard, saperont et détruiront l’ouvrage. »
Ce souverain pontife reviendra souvent sur la nature permanente du bien commun et, à la suite de Pie XI avec Quas primas, sur le règne social du Christ. Toujours dans ce texte essentiel de 1942, il note que
« toute l’activité politique et économique de l’État est ordonnée à la réalisation durable du bien commun, c’est-à-dire de ces conditions extérieures nécessaires à l’ensemble des citoyens pour le développement de leurres qualités, de leurs fonctions, de leur vie matérielle, intellectuelle et religieuse. Et cela, parce que, d’une part, les forces et les énergies de la famille et des autres organismes à qui revient une naturelle primauté sont, à elles seules, insuffisantes et parce que, d’autre part, la volonté salvifique de Dieu n’a pas déterminé au sein de l’Église une autre société universelle au service de la personne humaine et de la réalisation de ses fins religieuses. »
Jean XXIII, Jean-Paul II et Benoît XVI reprendront cet enseignement traditionnel pour lequel il n’existe pas de liberté en dehors de ou contre la vérité
Le bien commun n’est pas une invention de l’Église mais cette dernière a toujours eu à cœur de le défendre et d’en énoncer les origines et la fin. Il est clair que la « démocratie » moderne est aux antipodes de cette doctrine intangible, encore plus si l’Église va dans le sens de la « socialisation » qui fait éclater le bien commun et rend la morale naturelle illusoire et relative. Il nous reste à comprendre et à répandre cet héritage, envers et contre des régimes qui ne servent pas Dieu .
P. Jean-François Thomas, s.j.