La malédiction et la bénédiction des entrailles, par le P. Jean-François Thomas
La façon dont les hommes meurent est parfois étrange. En tout cas, l’agonie signe souvent toute une vie de manière très symbolique. Les supplices infligés aux martyrs, relatés avec précision chaque jour dans le Martyrologe romain, ne sont point là comme une liste macabre et sadique. Cette description veut nous dire combien l’homme peut se révéler dans ses derniers instants, y compris après toute une existence apparemment très terne et sans relief. L’homme devient ainsi à jamais, en ces quelques instants où tout bascule vers l’éternité, le héros, le saint, le lâche, le traître, le méchant ou le juste. Il semble que certaines morts correspondent à la perfection à la personnalité de l’intéressé dans les actions et les réalisations de tout son pèlerinage terrestre. Voilà pourquoi la mort est une béatitude, non pas en elle-même, mais par ce qu’elle ouvre, par les murs qu’elle abat, par l’irruption de lumière qu’elle permet. Charles Péguy le chante magnifiquement dans Ève :
« Heureux ceux qui sont morts, car ils sont retournés
Dans ce même limon d’où Dieu les réveilla
Ils se sont rendormis dans cet alléluia
Qu’ils avaient désappris devant que d’être nés.
Heureux ceux qui sont morts, car ils sont revenus
Dans la demeure antique et la vieille maison.
Ils sont redescendus dans la jeune saison
D’où Dieu les suscita misérables et nus. »
Le poète précis, en amont, qui trouvent dans la mort bénédiction, sont ceux qui, d’une façon ou d’une autre, en pleine lumière ou bien dans le secret, se sont sacrifiés pour la « terre charnelle », que ce soit dans les « grandes batailles » ou bien dans l’humble tâche pour les « cités charnelles ». Pour les autres… quelle est la destinée ? Se préparer à une « bonne mort », en état de grâce, fut, pendant des siècles, le souci majeur des chrétiens attachés à leur foi. Il semble que ce ne soit plus la priorité, y compris chez ceux qui ont charge du troupeau et qui agissent parfois comme si les fins dernières n’avaient plus de sens.
Il existe une « malédiction des entrailles » pour ceux qui décident de trahir, de ne plus servir la vérité mais le mensonge, pour ceux qui défigurent la vérité. Deux cas fameux viennent aussitôt à l’esprit : celui, bien connu et tragique, de Judas, et celui, moins connu mais célèbre dans l’Antiquité, d’Arius, hérésiarque qui défigura et divisa l’Église. En ce qui regarde l’apôtre qui vendit le Maître, deux mentions sur sa mort se trouvent dans le Nouveau Testament. La première, dans l’Évangile selon saint Matthieu, est plus douce que la seconde. L’évangéliste signale qu’à la condamnation de Jésus, Judas fut saisi de remords et rapporta les trente pièces d’argent — prix de sa trahison — aux princes des prêtres et aux anciens qui le refusèrent et le renvoyèrent à sa culpabilité :
« J’ai péché en livrant un sang innocent. Mais eux lui répondirent : Que nous importe ? Vois toi-même. Alors ayant jeté l’argent dans le temple, il se retira et alla se pendre. » (XXVII. 4-5).
Tout est sobrement rapporté et décrit ici. En revanche, saint Pierre, dont les paroles sont retranscrites par saint Luc dans les Actes des Apôtres, est plus brutal et direct :
« Et il (Judas) a acquis un champ du salaire de l’iniquité, et s’étant pendu, il a crevé par le milieu, et toutes ses entrailles se sont répandues. » (I. 18).
Le prince des apôtres ne s’est donc pas contenté de rapporter que Judas s’est bien vendu, mais il tient à préciser ce détail sordide : le traître s’est vidé de ses intestins car son ventre a explosé. Les artistes médiévaux reprendront à la lettre cette terrible représentation : l’âme damnée de Judas est extraite de son corps par le diable par le milieu, elle provient de ses excréments, elle est souillée et ne peut que tomber dans l’escarcelle de Satan. Le sort d’Arius est tout aussi épouvantable, et pour des raisons identiques. Nous en connaissons le récit par son grand adversaire, saint Athanase d’Alexandrie, qui écrivit sur ce sujet une lettre à tous les évêques d’Égypte et de Libye en 356, Arius étant mort vingt ans auparavant. Il utilise d’ailleurs l’expression de saint Pierre qu’il applique ici à Arius, établissant un parallèle évident entre le péché de Judas et celui d’Arius, péchés méritant tous deux la damnation. Il rapporte qu’Arius, ayant eu une dernière entrevue à Contantinople avec l’empereur Constantin, mourut subitement à la fin de cette dernière :
« Mais dès qu’il fut sorti, il s’effondra comme sous l’effet d’un châtiment ; il tomba en avant et son corps se rompit par le milieu. »
Cela ce serait produit un samedi soir, peu avant le coucher du soleil et alors qu’Arius espérait être réintégré dans le sein de l’Église. Sa mort affreuse est donc bien présentée comme une réponse divine, un châtiment frappant l’hérétique et l’hérésie. Deux ans plus tard, saint Athanase donnera des précisions dans sa Lettre à Sérapion en soulignant que le patriarche Alexandre de Constantinople avait en fait demandé à Dieu de choisir entre Arius et lui car il ne voulait pas accueillir de nouveau dans l’Église ce diviseur, et Arius avait éclaté en entrant dans les latrines publiques au sortir du palais impérial car saisi de douleurs fulgurantes. Saint Ambroise de Milan, plus tard, dans son De fide liber en 376, n’hésitera pas, avec grande virtuosité, à tracer aussi un parallèle imagé entre Judas et Arius. Et plus les années vont passer, plus les auteurs ecclésiastiques se feront vengeurs pour relater cette mort ignominieuse, tels Faustin et Marcellin dans leur Suplique aux empereurs Valentinien II, Théodose et Arcadius en 383. Comme dans le cas de Judas, l’endroit où mourut Arius devint un lieu d’abomination, et il est dit qu’un riche arien racheta les latrines pour les détruire, y construire une maison et couper court à toutes les mauvaises plaisanteries et laver la mémoire d’Arius. En tout cas, il est intéressant de noter combien ce rapprochement entre Judas et Arius trouve sa fusion dans les entrailles. Cela nous renvoie à la prophétie de Dieu proclamée par Élie contre le roi de Juda, Joram, coupable d’abominations :
« Mais toi, tu seras malade d’une très cruelle langueur, jusqu’à ce que tes entrailles sortent peu à peu chaque jour. » (II Paralipomènes, XXI.15).
Le méchant ne peut mourir que par les entrailles.
Les Pères de l’Église sont enclin à utiliser l’image du ventre et des entrailles dans leurs combats dogmatiques incessants. Saint Jérôme de Stridon, retiré à Bethléem, n’en continue pas moins la lutte pour la vérité, notamment contre Pélage au début du Ve siècle. Il traite l’hérétique de « ventre à bouillie ». Des pélagiens attaquent son monastère, tuent et détruisent et saint Jérôme doit trouver refuge dans une forteresse. Le malheur du grand serviteur de l’Église émeut le pape Innocent I qui lui écrit : « Ta douleur et tes gémissements émeuvent si fort nos entrailles que ce n’est pas le moment de te donner des conseils. » Ici, aucune allusion à l’éclatement d’entrailles des traîtres et des hérétiques, mais une mention à la compassion et à l’amour de Dieu et à ce qu’ils provoquent en celui qui en est bénéficiaire, comme dans le Cantique des cantiques : « Mon bien-aimé a passé sa main par le trou de la porte, et mes entrailles ont été émues au bruit qu’il a fait. » (V. 4). Les entrailles sont le lieu de la pitié de Dieu, de la grande pitié de Dieu pour ses créatures. Le Très-Haut parle ainsi à Jérémie :
« […] Éphraïm n’est-il pas un enfant de délices ? Parce que, depuis que j’ai parlé de lui, je me souviendrai encore de lui. C’est pour cela que mes entrailles sont émues sur lui ; ayant pitié, j’aurai pitié de lui, dit le Seigneur. » (Livre de Jérémie, XXXI. 20).
Ces entrailles divines qui remuent à la mesure de son amour pour les hommes conduisent aux entrailles, au sein, qui vont accueillir l’Incarnation, entrailles de la Très Sainte Vierge : « Et Jésus le fruit de vos entrailles est béni » disons-nous dans l’Ave Maria, reprenant les mots de sainte Élisabeth lors de la Visitation (Évangile selon saint Luc, I. 42). Saint Zacharie, père de saint Jean-Baptiste, recouvrant la parole lors de la circoncision de son fils, va laisser éclater sa joie et sa reconnaissance dans son Benedictus qui continue de clore les Laudes de chaque jour. Il dit que le salut est donné « par les entrailles de la miséricorde de Dieu, avec lesquelles est venu nous visiter le soleil se levant d’en haut. » (Évangile selon saint Luc, I. 78). Notre Sauveur nous est donné par les entrailles du Père et par l’intermédiaire des entrailles de la Vierge Marie. Ces entrailles divines et mariales sont sources de notre Rédemption. Il est donc logique que ceux qui sont infidèles à ce salut périssent par les entrailles. Quant à nos maux d’entrailles, si fréquents, ne sont-ils pas liés à notre angoisse de ne pas correspondre à la volonté de Dieu ? Accueillons dans nos tripes la grâce de Dieu.
P. Jean-François Thomas, s. j.