Un pape et la vocation de la France, par le P. Jean-François Thomas
La Gesta Dei per Francos — pour reprendre l’expression de Guibert de Nogent lors de la Première croisade — n’est pas achevée. La France n’a pas dit son dernier mot, et ceci malgré tous les oiseaux de malheur et tous ceux qui ne cessent de l’abîmer et de la mal aimer, sinon parfois de la haïr. Lorsque le serviteur suprême de Marianne ose dire, fanfaronnant et sûr de lui, qu’il ne sait pas ce qu’est l’identité de la France, il fait preuve non point d’intelligence politique mais tout simplement d’inculture crasse et de mépris de ce qui l’a forgé et qu’il a rejeté par opportunisme et idéologie. Hélas, il ne semble plus que les hommes d’Église eux-mêmes croient en une vocation spécifique de la France, tandis qu’ils ignorent presque tout de sa richesse culturelle qui ne se limite pas à des cathédrales et à des châteaux. De même, les souverains pontifes qui avaient, pendant des siècles, regardé vers la France de façon privilégiée, y compris au cœur des heurts gallicans, n’ont pas trouvé de successeur pour continuer à encourager les peuples de notre pays et, par ricochet, ceux de l’Europe qui fut chrétienne. Or, même si les temps furent toujours plus ou moins mauvais pour les croyants, surtout depuis deux siècles, l’accélération du chaos mondial entraîne aussi une grande partie de l’Église dans son sillage, y compris au plus haut niveau de responsabilité, qui ne devrait pas être un pouvoir mais un service.
Dans de telles circonstances, il est néfaste de garder le nez collé à la vitre pour détailler sans fin les éléments d’une crise dont chaque catholique fidèle connaît désormais les tenants et les aboutissants. Il est préférable de regarder à distance, comme le ferait un chef de guerre posté sur un promontoire d’où il pourrait embrasser tout le panorama de la bataille faisant rage dans la plaine. C’est là que le trésor de la Tradition de l’Église s’offre à nous car la nourriture contemporaine est bien maigre ou empoisonnée. Lorsque Eugenio Pacelli était le secrétaire d’État de Pie XI, il vint en France, d’abord à Lisieux, puis à Paris comme légat pontifical — pour l’inauguration de la basilique en honneur de sainte Thérèse, et pour essayer de réanimer le souffle chrétien qui fut celui de notre pays pendant des siècles. À Notre-Dame de Paris, le 13 juillet 1937, le cardinal délivra une conférence mémorable intitulée : « La vocation de la France ». Ses mots n’ont pas pris une ride, d’autant plus que le futur souverain pontife savait manier le verbe de façon élégante et convaincante, et qu’il n’utilisait pas seulement des effets de manches mais transmettait ce qu’il avait reçu dans sa vie spirituelle profonde. Certes il est lyrique, poétique mais en même temps extrêmement lucide, sévère et il tire ainsi un signal d’alarme, à la veille de ce conflit mondial qui allait semer destructions et anéantissements sur presque toute la surface du globe.
Tandis que nous célébrons l’Assomption de Notre Dame, fête religieuse nationale, nous reconsacrons le royaume à la Mère de Dieu, à la suite du roi Louis XIII et de son vœu prononcé dans cette cathédrale aujourd’hui meurtrie par les démons et les ennemis de la France. Le futur Pie XII ne s’y est pas trompé en relevant que ce sanctuaire est le lieu où l’âme de la France, fille aînée de l’Église, s’adresse à toute âme humaine. Il invoque les voix immortelles de notre pays, celles de Clovis, de sainte Clothilde, de Charlemagne, de saint Louis, des grands saints docteurs de l’Université de Paris. Puis il invite à écouter la voix de la cathédrale elle-même appelant les Parisiens, les Français, à une triple action : prier, aimer et veiller. Pas de dialectique ici ou de vides considérations, mais la chair de la doctrine et de la mystique chrétiennes.
Tout d’abord donc, il se tourne de nouveau vers nous pour lancer : Orate Fratres. Connaissant les divisions politiques qui minent notre pays avant-guerre, le futur Pie XII préfère découvrir dans les aspirations de cette époque ce qui a toujours constitué le tissu français : une vocation providentielle. Même mise à mal par les révolutions et les guerres intestines, cette vocation unique provient de la première évangélisation, dès la fin du Ier siècle ou le début du IIe siècle. Aucun régime despotique, aucune république haineuse du catholicisme ne pourra jamais mettre totalement à bas cette vocation qui perdure dans le sang d’au moins une minorité de fidèles, souvent abandonnés ou ostracisés par le clergé rallié à la cause du monde. Nous avons du mal à comprendre l’échec de nos vœux, de nos projets les plus conformes à la volonté de Dieu. Bossuet, dans son Discours sur l’histoire universelle, nous aide à renoncer à la maîtrise des effets des actes les meilleurs :
« Souvenez-vous que ce long enchaînement des causes particulières, qui font et défont les empires, dépend des ordres secrets de la Providence. Dieu tient du plus haut des cieux les rênes de tous les royaumes ; il a tous les cœurs en sa main, tantôt il retient les passions ; tantôt il leur lâche la bride, et par là il remue tout le genre humain… C’est ainsi que Dieu règne sur tous les peuples. Ne parlons plus de hasard ni de fortune ; ou parlons-en seulement comme d’un nom dont nous couvrons notre ignorance. »
Éclairé par cette certitude que rien ne fait sans au moins l’accord de Dieu, le fidèle est revêtu d’une énergie indestructible. Le résultat est cette Gallia sacra, galerie inouïe de saints : princes, moines, évêques, vierges, docteurs de la foi, fidèles baptisés… La chaire de Notre-Dame, depuis la construction de la première cathédrale, fut le lieu d’une parole débordante pour la gloire de Dieu. Le cardinal Pacelli rappelle que l’heure est cruciale. En fait toute heure des moments de crise et de bouleversement est unique et il est nécessaire de la saisir : « Soyez fidèles à votre traditionnelle vocation ! Jamais heure n’a été plus grave pour vous en imposer les devoirs, jamais heure plus belle pour y répondre. Ne laissez pas passer l’heure. » Il faut donc prier.
L’Orate Fratres va de pair avec l’Amate Fratres. Cet amour, cette charité en acte, ne peuvent être que sacrificiels. Personne, qui se prétend disciple du Christ, ne peut en faire l’économie. Il faut passer tôt ou tard sous le scalpel de la purification, du renoncement. Un tel amour porte du fruit :
« Un amour qui sait comprendre, un amour qui se sacrifie et qui, par son sacrifice, secourt et transfigure ; voilà le grand besoin, voilà le grand devoir d’aujourd’hui. »
Le cardinal croit que le monde agité ne trouvera le repos que s’il est réchauffé par la charité se donnant jusqu’au plus grand sacrifice. Il cite saint Jean : « Celui qui jouit des biens de ce monde et qui, voyant son frère dans le besoin, ne lui ouvre pas tout grand son cœur, à qui fera-t-on croire qu’il porte en lui l’amour de Dieu ? » (Ière Épître de saint Jean, III. 17). Eugenio Pacelli pense bien sûr aux forces ennemies du nazisme et du communisme, et il sait que le conflit est inévitable, mais il affirme que la charité en acte pourra rassembler tout les peuples de France à l’ombre de Notre-Dame.
Ni la prière, ni la charité en acte ne seront possibles et fructueux sans un Vigilate Fratres. Là, le constat est rude, attristant car la substance chrétienne de la France s’est presque dissoute — déjà en 1937 ! Les Français et les Européens sont devenus des apatrides religieux. Le pieux cardinal n’a pas vu, heureusement, le changement inexorable de la population française, infidèle à ses racines, par des peuples étrangers culturellement et religieusement. L’islam n’est un danger que lorsque le christianisme s’affadit car le premier occupe la place laissée vide par le second. Il faut veiller car les voleurs et les assassins sont dans la place, entrés de force ou bien subrepticement, cachés dans un cheval de bois comme à Troie. Ces visiteurs importuns sont aussi tous ceux qui imposent au pays des lois iniques. Le cardinal Pacelli prévenait, visionnaire, que les illusions et les naïvetés conduiraient à la catastrophe. Il ne faut pas s’endormir et entrer en résistance face aux attaques de tous les ennemis, à l’extérieur mais aussi à l’intérieur de l’Église. Les serviteurs du monde et du malin doivent être démasqués, confondus, liés, mis hors de nuire. Le futur pape proclame :
« C’est aux heures de crise, mes Frères, que l’on peut juger le cœur et le caractère des hommes, des vaillants et des pusillanimes. C’est à ces heures qu’ils donnent leur mesure et qu’ils font voir s’ils sont à la hauteur de leur vocation, de leur mission. »
Il réaffirme avec force que ce sont les faibles, mais vaillants, qui remporteront la victoire, souvent au prix de leur sacrifice. Il ne désespère pas de la capacité française à se réveiller et à reprendre le armes de la foi, avec l’aide de la Très Sainte Vierge.
Un prélat italien, bientôt souverain pontife, dans la chaire de Notre-Dame, nous laisse ainsi sa conviction que la France peut jouer un rôle qui ne revient qu’à elle. Pie XII, le 17 avril 1946, s’adressant à des journalistes français, revint sur ce thème :
« […] Si d’autres nations peuvent l’emporter et l’emportent sur elle [la France] par la puissance des armes, par la puissance de l’or, par la puissance des machines, par la puissance de l’organisation, la vraie force de la France est dans les valeurs spirituelles. […] Répandre sur le monde la vérité, la justice, la bonté, l’amour dans la lumière : telle est la noble mission de la vraie France. »
Nous sommes ici bien éloignés des dites valeurs de la république. Enracinons-nous dans le surnaturel et nous pourrons redonner au naturel tout son lustre. Que Notre Dame de Paris protège son royaume d’élection.
P. Jean-François Thomas, s. j.