[CEH] La rivalité franco-espagnole aux XVIe-XVIIe siècles. Partie 1 : Les représentations d’une rivalité, par Laurent Chéron
La rivalité franco-espagnole aux XVIe et XVIIe siècle : une fièvre obsidionale ?
Par Laurent Chéron
Introduction – Comprendre l’empire.
Le 13 mars 1516, en Sainte-Gudule de Bruxelles, Charles de Habsbourg est proclamé roi de Castille et d’Aragon. Il hérite ce jour une monarchie déjà multinationale, avant même de ceindre la couronne impériale en 1519, devenant alors Charles Quint[1]. Quarante ans plus tard, c’est encore aux Pays-Bas, à deux jours de poste de Paris, que Philippe II reçoit de son père la part de son héritage ; tout, sauf les États héréditaires d’Autriche et l’Empire. Pour gagner la péninsule ibérique, le nouveau roi d’Espagne[2] attend la conclusion de la paix qui, signée en 1559 aux confins de la Thiérache et du Hainaut, au Cateau-Cambrésis, va clore une guerre de quarante ans avec les rois Valois. Le 1er novembre 1700, le dernier Habsbourg espagnol s’éteint derrière les murs du vieil alcazar de Madrid, léguant ses États à Philippe d’Anjou. Le 16, rentrée la veille de Fontainebleau à Versailles, la cour assemblée aux portes de l’appartement ouvertes à deux battants sur la galerie des Glaces, entend Louis XIV en personne désigner son petit-fils : « Messieurs, voici le roi d’Espagne ». Ces quelques lieux et moments symboliques nous rappellent l’intimité ambiguë du rapport franco-espagnol au temps des Habsbourg. Le propos qui suit explorera d’abord la perception que les deux monarchies elles-mêmes eurent de la rivalité qui les opposa si longtemps. Ceci amènera à s’interroger sur la réalité d’une « prépondérance espagnole »[3], notion qui, vue de l’intérieur d’un empire très hétérogène, était peut-être rien moins qu’assumée. Enfin, on verra comment cette interminable guerre de siège, d’échelle continentale, fut aussi tissée de compromis, pour aboutir à la succession de 1700.
I – Les représentations d’une rivalité
Du point de vue français, cette rivalité espagnole, ce fut longtemps une obsession, celle de « l’encerclement » qu’imposait au royaume capétien l’héritage de Charles Quint, avec lequel il partageait alors presque toutes ses frontières. Nos atlas historiques nous ont habitués à cette image d’une France enserrée des Flandres aux Pyrénées, surtout pressée sur la Saône et l’Oise, face à la Franche-Comté et à ces Pays-Bas qu’on disait « espagnols », soit une France encore « pentagonale », presque celle des « quatre fleuves » formée au Moyen-Âge[4]. Ce souci motivera pour une grande parti le triple redéploiement de la stratégie capétienne à l’époque moderne. Au détriment des Grands, des Réformés ou des autonomies urbaines on assiste au démantèlement des pôles fortifiés intérieurs au profit d’une carapace extérieure, de la paix d’Alès en 1629 à l’arasement de l’enceinte parisienne sous Louis XIV, contemporain des premiers travaux de Vauban dans les Flandres annexées. Cependant, se dessine peu à peu le fameux « pré carré », c’est-à-dire la rectification de ces frontières sinueuses, marquetées de seigneuries aux mouvances complexes, bien trop pénétrables et proches du cœur du royaume quand en août 1557 les armées de Philippe II parviennent encore jusqu’à Saint-Quentin. Il s’agit, enfin, de couper la route des tercios, boulevard, chemin de ronde espagnol, courant de Gênes à Anvers. C’est la paix de Lyon qui en 1601 inaugure cette politique par l’annexion de la Besse, du Bugey et du pays de Gex, cédés par la Savoie, tandis qu’on lui abandonne avec Salucces les dernières positions encore détenues outre-monts, restes des ambitions valoisiennes entretenues au temps des guerres d’Italie. Puis c’est Richelieu cherchant à « s’ouvrir des portes » sur les terres des Habsbourg, les conquêtes mazarines en Artois et dans le Roussillon, enfin les réunions de Louis XIV, argumentées par les « droits » patrimoniaux ou féodaux de la couronne, aussi par la première armée d’Europe. De Lille à Besançon, un espace français se cristallise ainsi, par extension hexagonale et par ce double mouvement qui porte les défenses sur une frontière corsetée de places fortes — la « ceinture de fer » — au détriment des forteresses intérieures comme des ambitions transalpines[5]. Cette préoccupation territoriale se double d’une dénonciation plus dialectique, celle de la prétention à la « monarchie universelle » est d’ailleurs apparue sous la plume d’abord des propagandistes au service de Charles Quint, par analogie avec le thème de la pax romana, et pour vanter les mérites d’une politique impériale vouée à l’unité de la chrétienté et à sa défense contre l’Infidèle. Il est notable qu’à partir du règne de Philippe II, la connotation devenue nettement péjorative de cette notion, ne la fait plus employer que par les détracteurs de la politique espagnole. La Satire Ménipée qui accompagne la victoire d’Henri IV, ouvre la voie. L’extraordinaire et novateur effort de propagande qu’inaugure le ministère de Richelieu, en faveur de la puissance royale intérieure, comme sa diplomatie, s’exerce particulièrement contre les Habsbourg[6]. L’heureuse expression « maison d’Autriche » y gagna une faveur nouvelle, très efficace pour dénoncer une puissance aisément associée au thème de l’ambition familiale et de l’appétit de domination universelle. On retourne volontiers une argumentation chrétienne contre le Roi Catholique, avançant derrière saint Augustin et saint Thomas d’Aquin que seule la guerre défensive est juste, alors que l’Espagne ne poursuit qu’une guerre de rapine. Au contraire, la France serait protectrice des libertés allemandes, Louis XIII arbitre la chrétienté. Les « portes » que Richelieu veut ouvrir dans les États voisins, permettaient d’abord d’y empêcher les « oppressions » ou la « tyrannie » espagnoles. L’Espagne, hypocrite soldat de Dieu, est enfin accusée d’être fauteur de troubles, instillant chez ses voisin l’insurrection et la division. On dénonce l’héritage de la Ligue dans la propagande du parti dévot, qui relaie en France même le discours espagnol, par les pamphlets d’un Mathieu de Morges, ou d’un Charles de Noailles, condamnant la politique à la fois ruineuse et impie du cardinal, allié aux protestants allemands[7].
C’est sur le même terrain argumentaire qui s’exerce donc la réponse espagnole, qui sous Olivares ne ménage pas non plus ses efforts propagandistes. Le fauteur de troubles, le diviseur de la chrétienté est bien sûr d’abord Richelieu, présenté en héritier d’un machiavélisme très critiqué en Espagne à partir des années 1690. Comme les Valois, Richelieu sera puni pour avoir voulu au nom d’une « raison d’État » profane, méconnaître les devoirs d’un prince chrétien[8]. On répond aussi à l’accusation de conspirer à l’empire universel en arguant que les combats menés par l’Espagne au service de l’unité chrétienne sont bien une « guerre défensive, sainte et religieuse »[9]. En 1635, quand débute la période « française » de la guerre de Trente ans, paraît à Louvain le Mars Gallicus, fustigeant l’alliance impie du cardinal et des Réformés d’Empire contre le projet catholique. Son auteur un certain Cornelius Jansen, sujet espagnol et futur évêque d’Ypres, dont les ruminations n’ont pas fini d’inquiéter la monarchie française[10]. Ces revendications concurrentes d’un ministère chrétien mènent jusqu’à la contestation des fondements spirituels des deux couronnes. Quand du côté français on met en avant ce que l’absence du sacre enlève aux rois espagnols, on réplique outre-Pyrénées que la geste chrétienne des monarchies ibériques, nées et légitimées par la Reconquête, suffit à manifester leur nature providentielle ; le sacre des rois français signeraient au contraire ce besoin d’un supplément d’âme[11]. Signe d’un basculement de puissance, à partir du règne de Louis XIV, c’est contre la France que le thème de la monarchie universelle est couramment employé. De façon symbolique, un avocat de cette Franche-Comté espagnole finalement annexée par le Très-Chrétien en 1678, François-Paul de Lisola, inaugure ce thème en faisant paraître dès 1667, quand s’ouvre la guerre de Dévolution, son Bouclier d’État et de justice contre le dessein de ma monarchie universelle sous le vain prétexte des prétentions de la reine de France. Mais, et c’est aussi symbolique, Lisola agit plus alors en ressortissant du Saint-Empire, dont il est devenu l’agent diplomatique, qu’en sujet des Habsbourg de Madrid. Dans cette Europe rhéno-alpine où la souveraineté de Charles II s’exerce encore nominalement d’Anvers à Milan, la prépondérance espagnole appartient déjà au passé. L’animation de la propagande anti-française passe aussi en Angleterre et aux Provinces-Unies. On le voit, l’Europe des temps modernes, temps d’affirmation nationale, répugne de plus en plus à l’exercice d’un empire universel, et l’on prend garde de n’afficher à cet égard que des préoccupations défensives.
Si, dans cette rivalité des deux monarchies, la partie est évidemment et incontestablement gagnée par la France, durant la dizaine d’années qui sépare la paix des Pyrénées (1659) de celle d’Aix-la-Chapelle (1668), c’est au prix d’un effort séculaire. On mesure cette angoisse française longtemps ressentie à la susceptibilité acharnée que manifeste Louis XIV au début de son règne, dans cette affaire des préséances diplomatiques qui aboutit à la fameuse audience des « excuses d’Espagne », tenue au Louvre le mars Mais, bien avant ce tournant symbolique, la sincérité des protestations défensives espagnole doit retenir l’attention : la monarchie hispanique entretint-elle jamais une prépondérance ferme et assurée ?
À suivre…
Laurent Chéron
Agrégé d’Histoire
[1] On délaissera ici les aspects coloniaux, tant la disproportion des forces, des implantations et des ambitions entre les deux couronnes pendant une grande partie de la période étudiée, rendent ce théâtre secondaire par rapport aux enjeux proprement européens. Une ambition concurrente capable d’inquiéter la puissance coloniale espagnole n’apparaît qu’avec Louis XIV, dans les années 1660. Les Indes espagnoles sont un véritable enjeu dans la succession de 1700. Voir à ce sujet L. Chéron « La France d’Outre-mer sous Louis XIV », Actes de la XIIe session du C.E.H.
[2] On parlera ici de « monarchie espagnole », voire de « royaume d’Espagne », usant d’une commodité de langage du reste courante chez les contemporains, même si elle ne correspond à la réalité juridique d’une monarchie plurielle, ainsi qu’on le verra infra. De même, on assimilera le siège de la monarchie espagnole à « Madrid », bien que Philippe II n’en ait fait sa capitale qu’en 1561, les principaux organes de ma monarchie castillane, tels la Chancellerie, étant jusqu’alors à Valladolid.
[3] Titre célèbre de l’ouvrage publié par Henri Hauser en 1933, contribution à la grande collection d’histoire universelle « Peuples et civilisations », et couvrant la période 1559-1660.
[4] Soit du Nord au Sud de l’Escaut, la Meuse, la Saône et le Rhône. Si depuis les XIVe-XVe siècle les rattachements du Lyonnais, du Dauphiné et de la Provence ont « francisé » le cours du Rhône au sud de Lyon, encore au XIXe le vocabulaire de la batellerie rhodanienne distinguait l’Empi, soit la rive gauche « d’Empire », du Riau, le côté du « royaume » de France, sur la rive droite (R. Dion, cité par J-F. Noël, Le Saint-Empire).
[5] Le schéma doit être nuancé si on observe le détail de cette évolution : ainsi, par exemple, la volonté de s’assurer des passages alpins vers le champ de bataille padan explique qu’en 1631 Richelieu enlève au duc de Savoie Exilles, Pigneroles, et même Casal aux portes de Milanais, que Louis XIV rendra en 1696, au terme de la guerre de la ligue d’Augsbourg. De ces tentatives alpines, il restera Barcelonnette, acquise à la France à la paix d’Utrecht en 1713. De Saint Louis à François Ier, s’est esquissé aussi l’affermissement du royaume sur sa frontière pyrénéenne, par deux renoncements successifs : le traité de Corbeil (1258) rompt définitivement la suzeraineté capétienne sur la Catalogne rattachée depuis 1137 à l’Aragon ; à la paix de Noyon, qui suit Marignan en 1516, la France entérine la cession de la Navarre espagnole à la couronne de Castille. Le dynamisme des royaumes portés par la Reconquista s’est imposé aux restes des marches franques d’outre-Pyrénées. Précisons toutefois que jusqu’en 1566 l’évêché de Bayonne étendait encore son ressort au sud de la Bidassoa. La paix des Pyrénées de 1659 porte bien son nom, qui fixa engin la frontière sur la « crête des montagnes », restant saufs les droits de pâturage et de commerce locaux des « lies et passeries », confirmées en 1856 quand les douanes espagnoles, héritées des institutions castillanes durent tardivement remontées de l’Ebre aux Pyrénées.
[6] Rappelons quelques auteurs enrôlés dans la guerre de plumes et d’encre du cardinal-ministre : Théophraste Renaudot, Philippe de Béthunes, Guez de Balzac, Cardin Le Bret, sans compter le staff qui rédigea le Testament politique. Sur ce qui précède, voir L. Chéron, « La Satire Ménippée, un pamphlet contre-révolutionnaire », 1589, des Valois aux Bourbons, Actes de la XVIe session du C. E. H.
[7] La célèbre journée de Dupes qui, le 11 novembre 1630, fait entrer un petit Versailles dans la grande histoire, signale bien la prégnance d’un parti espagnol enté au centre du pouvoir, paré des attraits moraux de la « paix ».
[8] Rappelons que l’anti-machiavélisme fut aussi huguenot, visant d’abord la politique ambiguë de Catherine de Médicis qui aboutit à la Saint-Barthélémy. Le Discours sur les moyens de bien gouverner (…) contre Nicolas Machiavel, Florentin, d’Innocent Gentillet, est de 1576. C’est à d’Aubigné, dans les Tragiques, qu’on doit le terme péjoratif de « machiavélisme » (G. Livret, Guerre et paix de Machiavel à Hobbes).
[9] Cité par F. Cosandey, Monarchies espagnole et française, 1550-1714. On consultera aussi avec profit C. Hermann, Les monarchies espagnoles et françaises du milieu du XVIe siècle à 1714. Ce thème de la légitime défense anime notamment l’épineuse polémique provoquée par la question ottomane. Dès François Ier, pour répondre à l’accusation d’avoir introduit l’ennemi de la chrétienté dans la maison, le poète Sagon avance l’argument du Turc « bon Samaritain » secourant la France agressée par l’Espagne. Cependant, ces arguments font écho jusqu’en Turquie où on évoque volontiers ‘la parole donnée au bey de France » qui s’oppose au « joug du roi du pays des Alamans et du bey d’Espagne » (Sergiu Iosipescu, « Relations politiques et militaires entre la France et les principautés de Transylvanie, de Valachie et de Moldavie », Revue historique des armées).
[10] Et un historien américain de remarquer que finement un premier jansénisme « ouvertement ultramontain ». Bien plus tard encore, au temps de la régale, les fameux Pavillon d’Alet et Caulet de Pamiers défendront Innocent XI (D. van Kley,Les origines religieuses de la Révolution française).
[11] Curieusement, les rois de la Reconquista ne relevèrent pas le sacre wisigothique. L’investiture monarchique au temps des Habsbourg perpétuant encore un rituel d’origine castillane, essentiellement guerrier : le roi était acclamé par le peuple et les Grands, sur la plaza Mayor de Madrid, pavoisée des bannières dressées dans la triple acclamation de « Castille ! Castille ! Castille ! ». Il n’empêche que la monarchie « espagnole » resta longtemps bien plus « missionnaire » que « nationale » (voir infra).