Histoire

Les Royaumes méconnus (3) : Le Bouganda et les Royaumes des Grands Lacs (2ème partie)

Le Bouganda et les Royaumes des Grands Lacs (2ème partie*)

Dans le reste de l’Ouganda, les aspirations à l’indépendance s’incarnaient dans un leader  charismatique, Milton Apolo Obote[1], et dans le parti qu’il avait fondé en 1960, l’UPC[2]. Un arrangement finit par être trouvé, aux termes duquel le Bouganda aurait un statut de semi-autonomie. Obote devint premier ministre fédéral de l’Ouganda qui obtint son indépendance le 9 octobre 1962. Un accord fut aussi conclu entre l’UPC et le parti des monarchistes baganda, le Kabaka Yekka[3] :ilsformèrent un gouvernement de coalition. Le roi devint alors président de la République d’Ouganda, une fonction essentiellement honorifique mais qui était censée apaiser les Baganda. Un poste de vice-président fut également créé, qui fut attribué au roi du Bousoga, le petit royaume situé à l’est du Bouganda[4]. L’essentiel des pouvoirs étaient cependant concentrés entre les mains du premier ministre Milton Obote, lui-même issu de l’ethnie nilotique des Langi. Cependant, cet accord contre-nature ne pouvait pas durer, entre un premier ministre tout puissant à l’idéologie socialisante et aux pratiques de plus en plus dictatoriales et un président qui se considérait avant tout comme le roi du Bouganda et qui défendait l’autonomie de son royaume. La coalition entre les deux principaux partis prit fin en 1964 et le gouvernement fut dès lors dominé par l’UPC. En 1966, le Parlement d’Ouganda, où les partisans de l’UPC étaient devenus majoritaires, abrogea la constitution fédérale ainsi que les fonctions de président et de vice-président cérémoniels. Obote devint le président exécutif de la République d’Ouganda. En réaction, le Lukiiko vota une résolution constatant la fin de jure de l’incorporation du Bouganda dans l’Ouganda du fait de l’abrogation de la constitution fédérale et demandant le départ immédiat du gouvernement ougandais de Kampala, ville se trouvant sur le territoire du Royaume. Le président Obote envoya alors l’armée ougandaise à l’attaque de Lubiri, le palais royal. L’homme qui dirigea cette violente attaque était le chef de l’armée, le colonel Idi Amin Dada[5]. Le kabaka parvint à s’enfuir et à gagner le Burundi dans des conditions rocambolesques. De là, il se rendit à Londres. En 1967, une nouvelle constitution fut élaborée. Elle abolissait tous les royaumes d’Ouganda, y compris bien-sûr le Bouganda.

En 1969, Mutesa II mourut dans son appartement de Londres, des suites d’un étrange  empoisonnement alcoolique. De nombreuses rumeurs coururent, à l’époque. On accusa même les services secrets d’Obote d’avoir assassiné le roi, mais la police classa rapidement l’affaire. Durant son exil anglais, Mutesa II eut le temps de publier ses mémoires, intitulées « La désacralisation de mon Royaume ». La même année, le pape Paul VI effectua une visite historique en Ouganda, la première d’un pape en Afrique subsaharienne. Il tenait à rendre hommage aux Martyrs de l’Ouganda, qu’il avait canonisés quelques années plus tôt. Il se rendit à Namugongo, où il posa la première pierre de la belle basilique moderne qui s’élève sur le lieu du bûcher où périt Saint Charles Lwanga, le chef des pages martyrisés. Namugongo est devenu un important lieu de pèlerinage qui attire, chaque 3 juin, des centaines de milliers de pèlerins venus d’Ouganda mais aussi des pays voisins. 

En janvier 1971, le général Amin prit le pouvoir, profitant de la présence du président Obote à Singapour pour une conférence du Commonwealth. Les Baganda célébrèrent la nouvelle du coup d’État militaire en chantant et en dansant dans les rues de Kampala et des autres villes du Bouganda. Ils n’avaient jamais pardonné à Obote l’abolition de leur royaume et l’exil de leur cher King Freddie. La même année, afin de rallier davantage les Baganda à son nouveau pouvoir, Amin fit rapatrier le corps embaumé de Mutesa II et il organisa des funérailles nationales pour l’ancien souverain. Les Baganda semblaient avoir oublié que c’était ce même Amin qui avait conduit l’assaut du palais royal, cinq ans plus tôt. Le réveil allait être brutal : les Baganda, comme tous les autres citoyens ougandais, allaient rapidement découvrir la véritable nature du nouveau maître de l’Ouganda, qui devait entraîner pays dans une spirale sanglante jusqu’à ce qu’il soit chassé du pouvoir par l’armée tanzanienne et l’opposition armée ougandaise, en 1979.

La fuite du président à vie, le maréchal Idi Amin Dada, ne mit malheureusement pas un terme aux souffrances des Ougandais. Un gouvernement de transition organisa des élections chaotiques en 1980, qui furent remportées par l’UPC de Milton Obote rentré d’exil. Il put ainsi devenir président de la République d’Ouganda pour la seconde fois. Le jeune leader de l’un des partis battus aux élections, qui n’avait pourtant obtenu qu’un score dérisoire, contesta le résultat et prit le maquis dès 1981. Ce fut le début d’une nouvelle guerre civile qui allait durer jusqu’en 1986. Ce leader, d’obédience marxiste, se nommait Yoweri Museveni[6]. Il fonda dans la brousse un mouvement armé, la National Resistance Army (NRA)[7]. Durant les années suivantes, la guérilla gagna de plus en plus de terrain, surtout au sud-ouest du pays, région d’où Museveni était originaire, et dans le centre, c’est-à-dire du Bouganda, dont la majorité de la population continuait à détester Obote, l’homme qui avait osé abolir les royaumes. Cette guerre de guérilla, avec son cortège d’opérations de contre-guérilla et de répression brutale, fit davantage de victimes que le sanglant régime de l’ubuesque Amin Dada. Le président Obote était de plus en plus isolé et il sombrait dans l’alcoolisme. En juillet 1985, son armée le renversa pour la seconde fois. Un général acholi illettré, Tito Okello[8], devint chef de l’État. Les Acholi sont la plus importante ethnie nilotique du nord de l’Ouganda. Le nouveau président entreprit de négocier avec la guérilla. En décembre, un accord de paix fut même signé à Nairobi entre le général Tito Okello et Yoweri Museveni. L’encre de cet accord avait à peine eu le temps de sécher que la NRA lança une offensive générale qui lui permit de s’emparer de la capitale, Kampala, en janvier 1986. C’est ainsi que Yoweri Museveni devint président. Il l’est encore en 2014, et il semble décidé à le demeurer encore longtemps. L’ancien marxiste et ami de Kadhafi est devenu le principal allié des États-Unis dans la région. Comme de nombreux réfugiés tutsi rwandais avaient combattu dans les rangs de la NRA durant la guerre de 1981-86, il les aida à conquérir leur pays d’origine à partir de 1990. Ce fut le début de la guerre du Rwanda qui amena le Front Patriotique Rwandais, issu de la NRA ougandaise, au pouvoir à Kigali. Paul Kagame, chef militaire du FPR et actuel président de la République rwandaise, occupait, jusqu’en 1990, les fonctions de chef des services de renseignements militaires ougandais, la DMI[9] ! Sans l’appui militaire ougandais, jamais le FPR n’aurait pu gagner cette guerre, qui fit près d’un million de morts. À partir de 1996, les deux alliés, Museveni et Kagame, se lancèrent dans une autre aventure militaire dont les terribles conséquences se font sentir encore aujourd’hui : l’invasion du Zaïre, rebaptisé ensuite République Démocratique du Congo. Cette guerre du Congo fit au moins cinq millions de victimes. C’est le conflit le plus meurtrier depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale.

Sur le plan intérieur, le régime de Museveni ramena la stabilité et le développement en Ouganda. Il prit en outre, en 1993, une décision capitale pour son pays : celle de restaurer les royaumes. Les Baganda ainsi que les Ougandais des quatre autres royaumes avaient largement contribué à la lutte contre le second régime d’Obote et à la victoire de la NRA en 1986. La restauration des royaumes par l’ancien marxiste Museveni fut donc perçue comme une reconnaissance pour ces contributions passées. Le président s’abstint cependant de restaurer l’un des cinq royaumes : celui d’Ankole, au sud-ouest de l’Ouganda, d’où lui-même est originaire. Sans doute ne souhaitait-il pas, en tant que président de la République, être le sujet d’un roi… Les rois des quatre autres royaumes purent rentrer chez eux et monter ou remonter sur leurs trônes respectifs. Ces souverains n’ont cependant qu’un pouvoir très limité, les monarchies ougandaises ne jouant que des rôles essentiellement culturels et traditionnels.

C’est ainsi que le prince Ronald Mutebi[10], fils aîné de Mutesa II, put rentrer d’exil en 1988. Il fut ensuite proclamé kabaka du Bouganda le 24 avril 1993. Le Lukiiko fut également rétabli. En 1999, le roi épousa Sylvia Nagginda, qui devint la Nnabagereka, reine du Bouganda. Depuis son couronnement, le roi Ronald Mutebi a exercé ses fonctions avec une grande dignité et il continue à être vénéré par la grande majorité de ses 7,5 millions de sujets. Le moindre de ses déplacements officiels à l’intérieur de son royaume draine des foules immenses venues pour l’acclamer. L’action principale du roi vise à sauvegarder, d’une part, les us et coutumes du Bouganda et, d’autre part, les institutions de ce royaume vieux de huit siècles. Il continue de lutter au quotidien pour récupérer les propriétés, en particulier les terres, confisquées par l’État ougandais en 1966 lors de l’abolition des royaumes. Enfin et surtout, il incarne les aspirations de son peuple pour l’instauration d’un système fédéral en Ouganda, système qui permettrait à son royaume de recouvrer son autonomie. C’est ainsi que, face au refus réitéré de Museveni d’une telle évolution, l’institution monarchique est devenue, de fait, une réelle force d’opposition au régime ougandais. La question de l’équilibre entre les royaumes et l’État ougandais, déjà brûlante dans les années 50 sous Mutesa II, n’est donc toujours pas réglée. Elle ne le sera certainement pas tant que le président Museveni restera au pouvoir. Cet ancien guérillero a gardé la mentalité d’un chef de guerre. C’est un homme fort qui peut difficilement s’accommoder de contre-pouvoirs, même s’il a fini par accepter la réintroduction du pluralisme politique.

Les trois autres royaumes ougandais, restaurés en 1993 en même temps que le Bouganda, sont le Bounyoro, le Toro et le Bousoga.

Le 27ème omukama (roi) du Bounyoro est Solomon Iguru Ier[11], depuis 1994. Son royaume a Hoïma pour capitale, il s’étend sur 18 500 km², au centre-ouest de l’Ouganda, sur la rive orientale du lac Albert qui le sépare de la République Démocratique du Congo. Le Bounyoro fut le plus puissant des royaumes bantous de la région, avant la montée en puissance, au XVIIIe-XIXe siècle, du Bouganda qui s’empara d’une partie de son territoire.

Au sud du Bounyoro se trouve le royaume de Toro, au pied de l’imposant massif du Ruwenzori[12] qui le sépare de la RD Congo. Sa capitale est Fort Portal. Ce royaume s’était détaché du Bounyoro en 1830 et il en est culturellement et linguistiquement encore très proche. Je vivais en Ouganda lorsque l’omukama Patrick David Mathew Kaboyo Olimi III[13] décéda brusquement. Avant de remonter sur le trône en 1993, à la restauration de son royaume, il exerçait les fonctions d’ambassadeur de la République d’Ouganda à… Cuba ! Sa sœur, la princesse Elizabeth Bagaya[14], défraya la chronique dans les années 60 et 70. En 1974, cette belle femme au port altier fut nommée ministre des affaires étrangères d’Ouganda par le maréchal Amin Dada, avant d’être fort cavalièrement démise de ses fonctions par le dictateur, quelques mois plus tard. Elle parvint à fuir l’Ouganda l’année suivante. Avant cela elle avait été étudiante en droit à l’Université de Cambridge, première avocate est-africaine admise au barreau, en Grande-Bretagne, puis première avocate d’Ouganda. Elle fut ensuite top model à Londres (à l’instigation de la princesse Margaret) puis à New-York (à l’invitation de Jacqueline Kennedy Onassis) et actrice de cinéma. Sous le régime Museveni, elle fut ambassadrice d’Ouganda dans plusieurs pays : États-Unis, Allemagne, Vatican et enfin Nigéria. Je n’oublierai jamais les images du jour où l’actuel omukama de Toro, Oyo Nyimba KabambaIguru Rukidi IV[15], monta sur le trône, en 1995. Il était alors âgé de trois ans seulement. Le petit garçon reçut l’hommage de ses sujets avec le plus grand sérieux. Il réussit à participer dignement à tous les rituels prévus par le protocole et les traditions du royaume. Comme tous ses ancêtres l’avaient fait avant lui, il fit retentir l’énorme nyalebe, le tambour sacré, avant d’être béni avec le sang d’un taureau et d’une poule blanche préalablement sacrifiés. Bizarrement, Kadhafi se prit d’affection pour le petit roi et pour la reine mère, Best Kemigisa Kaboyo. C’est la Libye qui finança la restauration du palais royal de Fort Portal ainsi que d’autres projets dans le royaume. L’omukama et sa maman furent souvent les invités du dictateur libyen. Le « guide » libyen fut nommé par l’enfant-roi « défenseur » du royaume et invité à participer aux cérémonies marquant le sixième anniversaire de son accession au trône, en 2001. Etrange ironie de l’histoire, lorsque l’on sait que ce même Kadhafi renversa le vieux roi Idriss Ier et abolit la monarchie dans son pays en 1969 ! Le jeune roi fut officiellement couronné à sa majorité, en 2010. Il est depuis le plus jeune roi régnant au monde, et le 12è omukama de Toro. En 2013, il obtint son diplôme de l’Université de Winchester, en Angleterre, où il était étudiant. La population du royaume s’élève à un peu plus d’un million de sujets.

Le quatrième royaume ougandais restauré en 1993 est celui de Bousoga, situé au nord du lac Victoria, à l’est du Nil et au sud du lac Kyoga. Il comprend aussi plusieurs îles du lac Victoria. Sa capitale est Bugembe, près de Jinja, la deuxième ville d’Ouganda. Le dernier kyabazinga (roi) du Bousoga était Henry Wako Muloki qui avait lui aussi perdu son trône en 1966 avant de le retrouver lors de la restauration des royaumes. Il mourut en 2008 à l’âge de 87 ans. La particularité du système monarchique du Bousoga est qu’il n’est pas héréditaire. Le royaume est composé de onze principautés et chefferies. Les onze princes et chefs sont membres du Conseil Royal. Après le décès du kyabazinga, c’est ce conseil qui a la charge d’élire le nouveau souverain. En 2008, c’est le prince Edward Columbus Wambuzi, fils du kyabazinga défunt, qui fut élu. Malheureusement, cette élection n’a pas été ratifiée par les autorités ougandaises, et le prince n’a pas encore pu prendre ses fonctions. Cette situation perturbe beaucoup les Basoga, qui craignent une nouvelle disparition de leur royaume.

Deux mots au sujet du cinquième royaume ougandais qui n’a toujours pas été restauré, au grand dam des Banyankole. Il s’agit du royaume d’Ankole, dont la capitale est Mbarara, au sud-ouest de l’Ouganda. J’ai plusieurs fois rencontré le malheureux prince John Barigye[16], qui fut couronné en novembre 1993 27ème omugabe (roi) d’Ankole. Mais ce couronnement fut ensuite annulé par le président Museveni, lui-même originaire du royaume. Selon Museveni, il appartiendrait aux Banyankole de décider si la monarchie doit être restaurée ou pas. Cependant, à ce jour, aucune consultation populaire n’a été organisée à ce sujet. De 1993 à sa mort, le prince John Barigye s’est consacré à sa fondation, la Nkore Trust Foundation, qui a pour but la restauration du royaume et la défense de son patrimoine historique et culturel. La société traditionnelle d’Ankole était organisée comme celle des royaumes voisins du Rwanda et du Burundi : une classe minoritaire (mais dominante) d’éleveurs appelés Bahima et une classe majoritaire de cultivateurs, appelés Baïru. Ces classes correspondent à celles des Batutsi et des Bahutu, au Rwanda et au Burundi. 

L’Ouganda est donc une république assez originale, puisqu’elle comprend quatre royaumes en son  sein. Il vrai que ce système n’est pas unique : la République française, par exemple, s’accommode bien de l’existence de trois royaumes sur son territoire (dans les îles de Wallis et de Futuna) !

Hervé Cheuzeville

* la première partie de l’article sur Le Bouganda et les Royaumes des Grands Lacs a été publié le 10 octobre par Vexilla Galliae, première partie que vous pouvez retrouver ici 

A lire ou à relire la série d’Hervé Cheuzeville sur « Les Royaumes méconnus » :

–          publié le 3 septembre 2014 : Le Lesotho, Royaume dans le ciel

–          publié le 24 septembre 2014 : Le Lane Xang

[1] Né en 1925 à Akokoro, près d’Apac, mort en 2005 à Lusaka (Zambie).

[2] Uganda People’s Congress, ou Congrès du Peuple Ougandais.

[3] « Le Roi seulement », en louganda.

[4] Sur le territoire duquel se trouve Jinja, la seconde ville d’Ouganda.

[5] Né dans la région de Koboko, à l’extrême nord-ouest de l’Ouganda, mort à Djeddah (Arabie Saoudite) en 2003.

[6] Né à Ntungamo, dans le sud-ouest de l’Ouganda, en 1944.

[7] Armée de Résistance Nationale.

[8] Né à Kitgum, dans le nord du pays, en 1914, mort à Kampala en 1996.

[9]Directorate of Military Intelligence.

[10] Né le 13 avril 1955 au palais royal de Mengo.

[11] Né en 1948.

[12] Ce massif correspond aux légendaires « Montagnes de la Lune » mentionnées par Ptolémée. Il culmine à 5109 mètres d’altitude. Louis Amédée de Savoie, duc des Abruzzes, fut le premier Européen à atteindre le sommet, en 1906.  Il le nomma pic Margherita en l’honneur de la reine d’Italie. 

[13] Né en 1945, il était monté une première fois sur le trône de Toro en 1965, avant de fuir en Grande-Bretagne en 1967, après l’abolition des royaumes ougandais.

[14] Née en 1936.

[15] Né en 1992.

[16] 1940-2011.

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