Histoire

Il y a cent ans : Gustave V reprend les commandes de la Suède

Février 1914 

Gustave V reprend les commandes de la Suède

 (Petite histoire d’un grand roi méconnu)

Voilà de nombreuses années que nos médias républicains entonnent la même antienne trompeuse : les monarchies européennes, surtout la suédoise, ne seraient que des monarchies d’opérette, aussi coûteuses qu’inutiles, les reliefs folkloriques d’un temps révolu.

Il est vrai que, tout au long du XIXsiècle, les rois de Suède, trop conservateurs, avaient ralenti les réformes qui auraient facilité la modernisation du pays, puis, fatigués, ils avaient échangé la résistance contre la résignation, laissant l’essentiel de la réalité du pouvoir passer entre les mains du gouvernement.

Au début du XXe siècle, la Suède traversait une période difficile. Son économie, encore à large prédominance rurale, s’industrialisait moins vite que celle de ses voisins, notamment la Russie, et les partis politiques, divisés entre conservateurs, libéraux et socio-démocrates, produisaient une sorte d’anarchie parlementaire comparable à celle qui sévissait dans la IIIe république française. En 1905, lassé de ne pas être entendu à Stockholm, le parlement norvégien prononçait unilatéralement l’indépendance totale de son pays et donc la dissolution de la double monarchie. Le roi Oscar II qui, à son avènement en 1872, avait adopté une jolie devise, le bien-être des peuples frères, malade et vieillissant – il avait 76 ans – laissa faire.

Il mourut deux ans plus tard, transmettant la couronne à son fils aîné, alors âgé de 49 ans, et qui allait régner jusqu’en 1950, soit la plus longue durée de l’histoire de la Suède.

Comme son père, passionné de littérature et lui-même auteur de plusieurs ouvrages, Gustave V était un homme extrêmement instruit et cultivé, titulaire d’un diplôme d’ingénieur, philosophe et poète à ses heures, parlant couramment cinq langues, connaissant à fond l’histoire de l’Europe, sportif et notamment passionné de tennis … Il était, de surcroît, un homme d’action et un ardent patriote souffrant de l’abaissement de son pays. Recevant, dans les toutes premières semaines de son règne, le président Armand Fallières, il fut choqué que le chef de l’État français exerçât si peu d’influence dans la conduite des affaires nationales et supportât une instabilité ministérielle encore pire qu’en Suède. Cette visite le conforta dans son analyse selon laquelle tout le pouvoir exécutif ne saurait reposer sur les épaules d’un seul homme, le chef du gouvernement, inévitablement aux prises avec les intrigues des partis, les chausse-trapes de ses rivaux, la gestion des dossiers au jour le jour. Si régner n’était pas gouverner, le trône n’était pas pour autant un siège fantôme et avait un rôle à jouer au dessus des partis.

Après avoir longuement réfléchi sur le bon fonctionnement des institutions et médité, pendant six ans, la meilleure façon de redonner une colonne vertébrale à la politique suédoise, Gustave V profita, en février 1914, d’une énième crise ministérielle pour désavouer publiquement le chef du gouvernement, Karl Staaf, libéral, qui démissionna aussitôt. De nombreuses protestations s’élevèrent alors contre le monarque, accusé de vouloir fomenter un coup d’État et d’instaurer un pouvoir personnel. Il avait pourtant agi en pleine conformité avec la Constitution de 1809 mais ses prédécesseurs avaient laissé tombé celle-ci en désuétude. Environ quarante ans plus tard, en juin 1958, le général de Gaulle essuierait un reproche comparable.

Gustave V tint bon. Le 5 mars, il dissout la Chambre basse, le Riksdag, et nomma un gouvernement de techniciens, c’est-à-dire composé de personnalités marquantes, notamment dans les milieux universitaires et économiques, et non affidées aux partis politiques. Le cabinet ainsi dirigé par Hjalmar Hammarskjöld, un professeur de droit international, alors membre de la Cour internationale d’arbitrage (il est le père de Dag Hammarskjöld, secrétaire général de l’ONU de 1953 à 1961), travailla sans tenir compte d’une campagne électorale extrêmement agitée au cours de laquelle la prérogative royale tint une place centrale dans les débats. Aucun des trois partis n’obtint la majorité aux élections d’avril. Le roi décida donc de couper court à tout marchandage politicien débouchant sur un éphémère gouvernement de compromis selon le détestable usage français. Il maintint le gouvernement d’Hammarskjöld, qui collabora avec le Parlement en discutant des intérêts de la Suède plutôt que de ceux des partis. L’expérience se poursuivit ainsi jusqu’ en octobre 1917. Trois années clés au cours desquelles la Suède, se tenant en dehors de la stupide première guerre mondiale, entama le processus de modernisation de sa société sur tous les plans.

L’arrière petit-fils de Bernadotte (Charles XIV de Suède)  demeura sur le trône jusqu’en 1950, ayant sans relâche veillé à ce que les gouvernements de son pays, quoique revenus dans le giron des partis politiques dès 1918, travaillassent pour le bien public et non à courte vue électorale. Il combattit aussi très sévèrement la corruption, exigeant la démission immédiate de plusieurs ministres simplement « soupçonnables ». Il se montra attentif  à ce que la Suède devînt un modèle de solidarité et de protection sociale. Ses deux successeurs, Gustave VI (de 1950 à 1973) et Charles Gustave XVI (depuis 1973) ont inscrit leur règne dans sa lignée, formant ce « pouvoir neutre » si bien théorisé et souhaité par Benjamin Constant.

La Suède y a incontestablement gagné en stabilité, en économie et en efficacité de l’action publique. Même si son « modèle » est, en France, moins à la mode qu’il y a une trentaine d’années, chacun s’accorde aujourd’hui à considérer qu’elle est un des pays les mieux administrés du monde. Elle le doit avant tout à ses trois derniers rois. Cela méritait d’être rappelé à l’occasion de ce centenaire oublié.

Daniel de Montplaisir

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