[CEH] De Colbert au patriotisme économique (3/3)
Les actes des communications des sessions du centre d’études historiques paraissent une fois par semaine, chaque samedi.
Par le Pr. Bernard Barbiche
Professeur émérite à l’Ecole des Chartes
Colbert est devenu, dans la mémoire collective, le principal artisan d’un mode de gouvernement économique aujourd’hui détesté. Non pas qu’il ait inventé le dirigisme, l’étatisme et le protectionnisme, nous l’avons vu, mais parce qu’il en a fait une application généralisée. Le mot colbertisme a aujourd’hui une connotation péjorative. Faut-il faire pour autant de Colbert un épouvantail et le rendre responsable de tous les maux dont nous souffrons ? Doit-on imaginer la France de Louis XIV entièrement paralysée par le carcan colbertiste, à l’instar des pays soumis au joug totalitaire au XXe siècle ? Certes pas, et ceci pour deux raisons principales.
Tout d’abord, la France de Louis XIV était très différente de celle d’aujourd’hui. Elle n’était alors qu’un conglomérat hétéroclite de particularismes qu’on appelait les « libertés et privilèges ». Les privilèges, qui furent abolis dans la nuit du 4 août 1789, n’étaient pas des passe-droits exorbitants, c’étaient des statuts particuliers qui prévalaient sur la loi commune. Chaque province, chaque ville avait son organisation propre, surtout dans les régions situées à la périphérie du royaume. Les institutions du Languedoc, de la Provence, de la Bourgogne, de la Bretagne, de l’Alsace avaient peu de points communs entre elles. Chacune de ces provinces jouissait d’une relative autonomie. Chaque groupe social avait par ailleurs son statut propre. Les Français, du fait de traditions séculaires et des conditions dans lesquelles s’était formé le royaume, par conquêtes et annexions successives, connaissaient des régimes très différents. Le royaume de France n’était pas uniforme. Les Français étaient rebelles à l’uniformité. Il faut bien avoir à l’esprit, par exemple, que l’assemblée des états du Languedoc, organe d’expression politique de la province, entretenait à Paris deux « députés en cour », sorte de petite ambassade permanente auprès du pouvoir royal. Je me demande parfois si les habitants des pays d’Etats ne voyaient pas le roi et son gouvernement comme beaucoup de Français aujourd’hui voient la Commission européenne de Bruxelles. C’est la Révolution, puis Napoléon Bonaparte qui ont fait la France telle que nous la connaissons aujourd’hui en la dotant de structures administratives homogènes. La France monarchique était à l’opposé du jacobinisme. Sa diversité était en soi un obstacle au dirigisme de Colbert. Celui-ci n’a jamais pu, par exemple, supprimer les douanes intérieurs (les traites). Il n’a jamais essayé d’unifier les poids et mesures. Il n’a jamais réussi à unifier le système fiscal, qui connaissait de grandes disparités : les pays d’Etats payaient moins d’impôts que les pays d’élections. Encore au XVIIIe siècle, et a fortiori au temps de Colbert, dans certaines régions du royaume, un Français pouvait naître, vivre et mourir sans avoir directement affaire à l’Etat. Dans l’ancienne France, l’Etat ne se mêlait pas de tout. Bien des questions d’intérêt public n’étaient pas de sa compétence, ce qui limitait la mise en œuvre d’une politique interventionniste. Du fait du caractère composite du royaume et de la société, il restait en France dans le domaine économique, en dépit de la généralisation des intendants, de nombreux espaces de liberté. Certes, les manufactures royales occupaient une place prépondérante, mais elles n’ont jamais éliminé d’autres formes de production.
Deuxième remarque qui nous incite à atténuer le caractère implacable du colbertisme, du moins à ses origines. Colbert n’était pas un idéologue, mais un pragmatique. Il ne pouvait faire autrement, étant au gouvernement, que d’appliquer les principes mercantilistes, comme cela se faisait à l’époque dans tous les pays d’Europe. Roland Mousnier et François Bluche rappellent que Colbert a écrit, aussi surprenant que cela puisse paraître, des phrases comme celle-ci : « La liberté est l’âme du commerce » (1er septembre 1671), ou encore : « Tout ce qui tend à restreindre cette liberté et le nombre des marchands ne peut rien valoir » (15 septembre 1673). En fait, le système mercantiliste, porté à son apogée par Colbert, a été une étape dans le développement économique de l’Europe, un préalable nécessaire au démarrage industriel et capitaliste. Tous les Etats à l’époque ne partageaient pas ses vues, même l’Angleterre, pourtant connue comme le berceau du libéralisme. C’est après la mort de Colbert que l’on a commencé à émettre des doutes sur le bien-fondé du dirigisme en économie. Ainsi Pierre de Boisguilbert, auteur en 1695 du Détail de la France, en 1704 du Traité des grains, en 1705 du Factum de la France, en 1707 du Traité sur la nature des richesses, critique vigoureusement le mercantilisme et plaide pour la liberté d’entreprendre, émettant l’idée que ce ne sont pas les métaux précieux qui constituent la richesse, mais qu’ils sont simplement des moyens d’échange commodes. Mais c’est surtout au XVIIIe siècle, et en Angleterre, que seront formulés et appliqués les préceptes de base du libéralisme, avec Adam Smith qui démontrera en 1776, dans ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, que seules les capacités de production d’un pays font sa prospérité, et non pas le montant de ses réserves en or et en argent. Il n’empêche que bien d’autres pays ont continué jusqu’à la veille de la Révolution à mettre en œuvre les principes colbertiens.
Pour conclure, je dirais volontiers qu’en France le colbertisme, entendu dans son sens le plus large, c’est-à-dire l’intervention de l’Etat dans tous les domaines n’est pas morte, et même qu’il n’a jamais été aussi florissant qu’au XXe siècle. L’une de ses plus belles réussites est la fondation 1926 de l’AFNOR (Association française de normalisation) qui anime et coordonne le système d’élaboration des normes françaises (NF). Je pourrais donner bien d’autres exemples plus récents, comme la réglementation des sièges de bébé dans les voitures, les dimensions des boîtes aux lettres ou la mise aux normes des ascenseurs. Inutile de se voiler la face : le colbertisme ne demande qu’à resurgir. Il retrouve toutes ses vertus quand l’économie va mal. Mais comme personne n’ose prononcer ce mot abhorré, on invente un nouveau vocabulaire. Le Ministre des finances Thierry Breton, en charge de 2005 à 2007, avait trouvé une jolie formule : le « patriotisme économique » en faveur des entreprises française. Qu’est-ce que le patriotisme économique, sinon un avatar du colbertisme ? Et tout récemment, en 2008, l’Etat, suivant l’exemple des Etats-Unis, pourfendeurs du colbertisme, a volé au secours des banques. Même notre ex-ministre de l’Economie et des finances, Christine Lagarde, a déclaré un jour que le protectionnisme pouvait être « un mal nécessaire ». Et il paraît qu’un nombre croissant de Français sont favorables à la « démondialisation ». Décidément, le colbertisme a encore de beaux jours devant lui !
Centre d’Etudes Historiques
1661, la prise de pouvoir par Louis XIV.
Actes de la XVIIIe session du Centre d’Études Historiques (7 au 10 juillet 2011)
Communications précédentes :
Avant-Propos : http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2654-ceh-xviiie-session-avant-propos
La rupture de 1661 (1/3): http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2663-la-rupture-de-1661-2-3
La rupture de 1661 (2/3): http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2664-la-rupture-de-1661-2-3
La rupture de 1661 (3/3): http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2684-ceh-la-rupture-de-1661-3-4
De Colbert au patriotisme économique (1/3): http://civilisation/histoire/2691-ceh-de-colbert-au-patriotisme-economique
De Colbert au patriotisme économique (2/3): http://civilisation/histoire/2692-ceh-de-colbert-au-patriotisme-economique-2-3
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